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18/02/2010

Les femmes évoquées lors des Congrès d’anthropologie criminelle. Stéréotypes et normes sociales.

Lucie GARNIER

Cet article prolonge son Master de recherche en histoire dirigé par Jean-Yves Frétigné et soutenu en 2008 à l’Université de Rouen, Les congrès internationaux d’Anthropologie criminelle (1885-1911). Étude des enjeux disciplinaires, sociaux et idéologiques. (157 p et annexes)

Comme toutes les sciences de l’homme, l’anthropologie criminelle a pour vocation d’analyser scientifiquement le phénomène social, dont la famille est l’une des bases principales. De façon indirecte et certainement inconsciente, les congressistes dressent une image stéréotypée de leur environnement social, tel qu’ils le perçoivent et tel qu’ils voudraient qu’il soit. Hormis dans les travaux de certains anthropologues consciencieux, tels que Manouvrier, les études théoriques sur l’homme normal s’avèrent très incomplètes, sporadiques et superficielles. Celui-ci est principalement dépeint comme un individu de race blanche, honnête citoyen et père de famille respectable. Alors que l’existence d’un type criminel est clairement contestée lors des Congrès d’Anthropologie criminelle, la plupart des savants reconnaissent dans la normalité un genre, presque une espèce, ayant une place spécifique dans l’évolution. Au Congrès de Rome, le professeur d’anatomie allemand Albrecht provoque un léger malaise, vite transformé en hilarité générale, en arguant, preuves anatomiques à l’appui, que « l’homme criminel est seul normal, et que l’homme honnête, qui domine ses passions, est une exception, un phénomène, un être inférieur parmi les plus inférieurs des singes » . Ferri lui répond, en donnant à la discussion un tour plus consensuel, que « physiologiquement aussi bien que socialement, l’honnête homme est celui qui s’éloigne le plus de la bestialité » … Les théories liées à l’atavisme ou à la dégénérescence font de l’homme normal un modèle optimal de développement. Dans l’esprit de Lombroso, seul ce dernier a atteint « le terme suprême de l’évolution morale [1] » , c’est-à-dire le parfait équilibre entre les droits et les devoirs, l’égoïsme et l’altruisme. Selon Mary Gibson, la nouvelle hiérarchie biologique, fondée par les positivistes et inspirée des thèses évolutionnistes, remplace la stratification sociale de l’Ancien Régime. Dans les rapports des congressistes, la normalité de l’homme est basée sur des critères à la fois moraux (il est honnête), sociaux (hétérosexuel, c’est un bon père qui travaille et ne boit pas) et biologiques (il n’a pas de tares physiques ou mentales). Plus nombreuses, les allusions à la norme féminine n’en sont pas moins schématiques et conformistes…

Une image de la femme apparaît au fil des discussions entre savants ; il s’agit avant tout d’une représentation, plus ou moins idéalisée, de sa nature, de son rôle social, de sa place vis-à-vis de l’enfant et de l’homme. Cette vision, évidemment nuancée selon la personnalité des auteurs, reflète néanmoins les normes morales et sociales de la société. Les anthropologues-criminalistes ont contribué à parer d’un vernis scientifique de nombreux préjugés sur la nature féminine. Ils confirment l’idée selon laquelle les champs respectifs de l’homme et de la femme seraient diamétralement opposés, la sphère publique étant réservée aux hommes, et les femmes étant naturellement rattachées au domaine privé. Cette différenciation est déduite de l’infériorité physique des femmes, qui entraînerait leur infériorité psychologique et morale, et les restreindrait à la sphère domestique. On retrouve ici un aspect fondamental de l’anthropologie criminelle : l’intérêt porté au corps et la croyance en une identité complète entre physique et personnalité. De par sa nature, la femme est destinée à un rôle précis dans la société, elle doit se comporter en mère dévouée. La première allusion à ce sujet lors des Congrès d’Anthropologie criminelle est un vœu adopté en 1889, stipulant « qu’autant que possible la direction et l’instruction des enfants en bas âge soumis à un régime correctionnel soit confiées à des femmes éprouvées » . Le travail des femmes, autre que celui de s’occuper de la maison et des enfants, semble indigner et même inquiéter certains scientifiques. Manouvrier considère que l’absence de la femme dans la maison est « un véritable vice social, fléau de la famille et par conséquent de la société » . L’émancipation féminine par le travail irait « à l’encontre de la répartition naturelle et traditionnelle des rôles masculin et féminin, en obligeant les femmes à délaisser le foyer conjugal et les enfants ». Le rapport présenté au Congrès de Cologne par Ryckere, juge au tribunal de première instance de Belgique, est l’un des rares à ne pas abonder dans ce sens ; selon lui, la société pourrait tirer un bénéfice non négligeable de l’existence de « femmes-magistrats » et de « femmes-policières », qui s’occuperaient spécialement des femmes délinquantes . Mais là encore, la spécificité liée à la nature du sexe féminin est mise en avant. On remarque par ailleurs que les quelques femmes participant aux Congrès, notamment Gina Lombroso, Pauline Tarnowsky et Clémence Royer se penchent surtout sur des cas de criminalité féminine, effectuant, comme leurs confrères, mesures anthropométriques et physiologiques, permettant d’établir des observations comparatives entre normales, aliénées et criminelles. Ainsi, les femmes sont une catégorie à part, dont la criminalité est étudiée de façon distincte, et principalement selon des critères individuels reflétant les normes sociales de l’époque. Mme Tarnowsky résume ce point devant le Congrès de Genève : « La criminalité de la femme diffère de celle de l’homme au point de vue des fonctions physiologiques, des particularités du caractère qui en dépendent, ainsi que de la manière d’être et du rôle qui est dévolu à chaque sexe dans la société » . Les études mêlant hommes et femmes démontrent l’infériorité physique, morale et intellectuelle de ces dernières, avec à l’appui des arguments d’une scientificité se voulant indéniable : taille et poids du cerveau, sensibilité, organisation anatomique et physiologique, force...

Les réflexions sur la norme, qui ont cruellement manqué aux études sur l’homme criminel, sont au contraire très développées en ce qui concerne la femme. Les criminologues ont ainsi évité les écueils dans lesquels ils étaient précédemment tombés : cette fois, ils veillent à utiliser des groupes témoins et des échantillons de population représentatifs, afin de ne pas essuyer les mêmes critiques que pour les études sur la criminalité masculine [2] « A ceux qui nous reprocheraient de nous être trop attardé à étudier la femme honnête, nous rappellerons qu’aucun des phénomènes que présente la femme criminelle ne pourrait s’expliquer, si nous n’avions préalablement mis en relief le profil de la femme normale. » . Lors du troisième Congrès, le psychiatre allemand Næcke propose une étude comparative des signes de dégénérescence chez les femmes normales, les femmes aliénées et les femmes criminelles . Malgré tout, on peut encore reprocher aux anthropologues-criminalistes l’absence de rigueur scientifique dans les réflexions théoriques sur la norme : l’image qu’ils dépeignent de la femme relève du consensus traditionnel et de préjugés populaires. Dédiée à la fonction d’épouse et de mère, la femme normale est naturellement douce, aimante, obéissante… Cependant, ces quelques "qualités" cachent une nature menteuse, cupide, vengeresse, irascible et cruelle, dont il faut se méfier. Fidèle à lui-même, Lombroso affirme sans ambages que « démontrer que le mensonge est habituel, physiologique chez la femme serait inutile : cela est consacré dans la croyance populaire » , que l’influence de la maternité fait jaillir la douceur dans cet être plus volontiers enclin à la cruauté, et enfin que « la femme normale, en résumé, a beaucoup de caractères qui la rapprochent du sauvage et de l’enfant, et par suite, du criminel (irascibilité, vengeance, jalousie, vanité) » . Toujours d’après Lombroso, « ce qui distingue la femme de l’enfant, c’est qu’elle n’a pas ce goût du mal pour le mal qui est la caractéristique de l’enfance ; la folie morale, qui est permanente chez celui-ci, est étouffée et partiellement détruite en elle par la pitié et la maternité » . L’auteur arrive à la conclusion, étonnante pour un savant proclamant vouloir en donner une image moderne, que « la femme est intellectuellement et physiquement un homme arrêté dans son développement » ; son « infantilisme » s’observerait selon Lombroso dans tous ses aspects physiques, organiques et physiologiques. Juridiquement et socialement, la femme est considérée comme un « grand enfant », subordonnée à l’homme par la force des choses, même si certains reconnaissent comme nécessaire la réforme de son statut légal. Pour certains anthropologues-criminalistes, les caractères féminins et enfantins sont proches de la psychologie de l’homme primitif et relèvent donc de l’atavisme : immoralité, colère, goût pour la vengeance et le mensonge, paresse, cupidité, jalousie, absence ou déficience du sens moral… Ces nombreuses assertions sur la femme, publiées par Ferrerro et Lombroso en 1896, ne sont pas remises en cause, ni au Congrès de Genève, qui a lieu la même année, ni à celui d’Amsterdam, cinq ans plus tard. Reflétant les préceptes moraux de la Belle Époque, le consensus concernant la nature féminine semble donc général, et se pare grâce aux criminologues d’une scientificité en apparence à toute épreuve.

Pris de cours par le développement des premiers mouvements pour l’émancipation féminine, les positivistes créent un modèle de femme normale. L’analyse relativement basique des positivistes italiens, parant de scientificité les stéréotypes les plus ancrés dans la pensée populaire, prime toute autre analyse pendant notre période, et même au-delà, puisqu’il faudra attendre les années 1970 pour voir émerger une véritable remise en cause de ces théories. Le contraste avec la prolifération d’explications alternatives au crime masculin développées lors des Congrès est très révélateur : plus encore que l’homme, la femme est perçue comme soumise à sa propre nature, l’influence des facteurs extérieurs n’agissant sur cette dernière que de façon superficielle.


- Voir aussi "Les congrès d’anthropologie criminelle et la naissance d’un patrimoine pénal"

- Sur l’anthropologie criminelle, voir les articles et documents du dossier thématique n°1.

[1] LOMBROSO, Cesare, La femme criminelle et la prostituée, Paris, Félix Alcan, 1896 (1e éd. 1895), p. 163.

[2] LOMBROSO, Cesare, La femme criminelle et la prostituée, op. cit., p. XII.

http://www.criminocorpus.cnrs.fr/article457.html

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