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20/10/2009

La pauvreté en héritage

Jean Gadrey

Ce titre est celui d’un livre de Martin Hirsch publié en 2006, avant son recrutement par l’homme du bouclier fiscal et d’autres cadeaux aux riches et à leurs niches. La pauvreté aggravée est ce que leur gouvernement laissera probablement en héritage d’ici quelques années. Le tableau de bord de la pauvreté qui vient d’être publié donne la tendance. Elle va malheureusement s’amplifier. L’arnaque absolue qu’est l’indicateur de « pauvreté ancrée dans le temps » ne trompe plus personne.

Que nous dit ce tableau de bord, accessible en ligne ?

1) Le taux de pauvreté relative, le seul reconnu en Europe (vivre avec moins de 60 % du revenu médian officiel), est passé de 13,2 % à 13, 4 % de 2006 à 2007. Notons que c’est quand même un sacré problème de n’avoir qu’en juillet 2009 les chiffres pour l’année 2007. Cela veut dire que pour la campagne présidentielle du début 2012 (le premier tour est fin avril), on n’aurait les données que jusque… 2009 ! J’imagine déjà les manips possibles quand il s’agira de savoir si le Président et son Haut Commissaire ont tenu ou non leurs objectifs de réduction de la pauvreté entre 2007 et 2012…

Précisons ces chiffres. En 2007, le revenu médian officiel, calculé sur la base de « l’enquête revenus fiscaux et sociaux », était de 1514 euros pour une personne seule. Le seuil de pauvreté officiel « à 60 % » était donc de 908 euros. Si je parle de revenu médian, de seuil et de taux de pauvreté « officiels », c’est qu’il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont sous-estimés dans la méthode utilisée. Dans le livre collectif récent « Le grand truquage » (La découverte), des estimations alternatives fondées sur les comptes nationaux fournissent des chiffres bien plus élevés (p. 41). Il faudrait créer un collectif ACDP (autres chiffres de la pauvreté) sur le modèle du collectif ACDC (autres chiffres du chômage) qui s’était fait entendre au cours de la campagne présidentielle de 2007, marquée elle aussi par d’incroyables manipulations statistiques sur le chômage (voir le chapitre 2 du « grand truquage »).

Il y avait donc en 2007, en se limitant aux seuils officiels, plus de 8 millions de pauvres en France. Environ 200 000 de plus qu’en 2006. Il est pratiquement et malheureusement certain que ce chiffre va encore progresser en 2008 et 2009. On va sans doute se rapprocher des niveaux historiques records enregistrés depuis que des chiffres semblables existent (voir le graphique ci-dessous, issu d’une série de l’Insee, accessible via ce lien).

Graphique : le nombre officiel de pauvres depuis 1970. Données annuelles depuis 1996 seulement. Cliquez sur le graphique pour l’agrandir.
graphpauvres.jpg
2) Le taux de grande pauvreté des revenus (vivre avec moins de 50 % du revenu médian officiel, soit 757 euros en 2007 pour une personne seule) a progressé un peu plus vite encore : + 3 %, contre moins de 2 % pour le taux de pauvreté au sens du point 1.

3) La proportion de salariés pauvres a bondi, mais là, c’est pire en matière de fraîcheur des données : les derniers chiffres du Haut Commissaire datent de 2006 ! Entre 2003 et 2006, la progression de ce taux a été énorme : + 21 %. Il y avait, en 2006, 6,4 % de travailleurs pauvres au sens officiel.

4) Progression aussi de la pauvreté monétaire des enfants, aussi bien entre 2002 et 2005 qu’entre 2006 et 2007. Idem pour la pauvreté des 18-24 ans, avec des chiffres explosifs (22, 1 % de pauvres en 2007, taux en hausse de 6 % sur un an). Idem encore pour la pauvreté des plus de 65 ans, en hausse de 3 % en 2007.

5) Tendances négatives encore pour le logement (le « taux d’effort financier » des bénéficiaires de l’allocation logement a grimpé fortement de 2003 à 2008), pour les jeunes en difficulté de lecture, pour l’accès à la formation continue, et plus encore pour le taux de renoncement aux soins des bénéficiaires de la CMU et pour le nombre de ménages surendettés.

Le Haut Commissaire parle, dans son communiqué de presse, de « résultats contrastés ». C’est à peu près aussi contrasté que la palette des couleurs du peintre Pierre Soulage. Martin Hirsch voit des touches de rose sur le fond noir, mais c’est pur fantasme. D’une part en effet, les seuls vrais progrès enregistrés correspondent aux multiples indicateurs « ancrés dans le temps » qu’il a fait passer en force dans son tableau de bord contre l’avis des associations et spécialistes qui savent très bien qu’avec de tels indicateurs on peut faire baisser artificiellement les chiffres de la pauvreté (j’ai montré comment sur ce blog dans mes textes du 14 mai et 18 juin 2008). D’autre part, il se félicite de la diminution entre 2003 et 2008 de la proportion de personnes vivant dans un ménage où personne n’a d’emploi, mais, en termes de pauvreté, cela ne veut rien dire si les emplois occupés sont de plus en plus des emplois de pauvres, ce qui est le cas (vu l’énorme progression du taux de travailleurs pauvres).

La pauvreté est un drame social, une insulte à la dignité des personnes, et plus encore peut-être dans un pays très riche. Son approche et sa mesure devraient se dérouler loin des embrouilles statistiques et politiciennes. Ce « gouvernement des riches » en est incapable.

MARX ET LA CRISE

Sans transition comme on dit (mais on pourrait en trouver), si vous vous demandez si le vieux Marx a encore quelque chose à dire sur le capitalisme et les crises d’aujourd’hui, ne manquez pas une petite heure d’entretien très vivant sur France Culture (émission « Les nouveaux chemins de la connaissance » du 16 octobre, à écouter en ligne) avec Lucien Sève et Jean-Marie Harribey, tous les deux excellents comme membres du fan club de Karl. Leurs arguments m’ont souvent semblé convaincants, mais à chacun de juger. Je n’ai pas encore eu le temps d’écouter les quatre autres émissions qui ont précédé au cours de cette semaine dédiée à la pensée de Marx, mais si elles sont du même tonneau, vive France Culture.

Alternatives Economiques - 20.10.09

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