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22/01/2011

Sondeurs et conflits d’intérêts

Les sondeurs font les sondages, les commentent et conseillent leurs clients. Il est arrivé qu’on s’inquiète de ce cumul dans un cas précis : peuvent-ils conseiller honnêtement c’est-à-dire également les candidats, partis, dirigeants politiques et entreprises qui sont concurrents entre eux ? Les sondeurs ont toujours assuré qu’il fallait leur faire confiance, qu’ils ne mélangeaient pas leurs activités et savaient rester honnêtes avec chacun de leurs interlocuteurs. Faire confiance ? Si on faisait confiance, le droit n’existerait pas. Il est vrai qu’il n’existe pas réellement en matière de sondages. Faire confiance ? Face à tout soupçon, les médecins impliqués dans l’affaire du Mediator auraient répliqué que les financements du laboratoire Servier ne les avaient nullement influencés dans leur travail au ministère de la Santé. Dans le monde médical, les conflits d’intérêts sont connus, publiés et continuent.
Sans doute les sondages ne font-ils pas de morts. Cela justifie moins qu’on s’attaque à des conflits d’intérêts. Il faut la colère d’un homme politique vaincu pour mettre en cause violemment un sondeur sur un plateau de télévision au soir d’une élection comme le fit Nicolas Sarkozy à l’égard de Pierre Giacometti qu’il menaçait de révélations sur ce que les téléspectateurs ne comprirent pas tous. Le sondeur pâlit, se tut et ne fut pas dénoncé comme conseiller occulte de Jacques Chirac, futur élu, alors qu’il était le commentateur attitré de la chaîne de télévision [1]. A sa manière, la menace était un compliment pour celui qui conseilla Nicolas Sarkozy pour l’élection de 2007 avant de créer un cabinet de conseil travaillant pour la présidence de la République. Petits arrangements entre amis. Mais la démocratie y trouve-t-elle son compte ?
Sondeurs, commentateurs et conseillers, cela va-t-il forcément ensemble ? En tout cas sans dommages. En d’autres termes, les sondeurs ne devraient-ils pas se contenter de faire des sondages ? Il n’y a en effet aucune nécessité à ce qu’ils en fassent l’analyse. Ils ne démontrent guère de science dans l’exercice, lui donnant un caractère répétitif et peu éclairant. Ils sont forcément portés à prendre au sérieux leurs produits les plus contestables, à leur appliquer les schèmes d’explication les plus obsolètes du positivisme et ainsi à donner à la politique l’aspect pauvre d’une compétition centrée sur les personnes et les questions caricaturées. En somme, ils n’envisagent la politique que sous l’angle des sondages. Un exercice où n’entre jamais ce qui différencie le travail scientifique du travail de sondeur : la critique de l’instrument et de la méthode. Le mal est si avancé et donc la vision si évidente qu’il faut faire un effort intellectuel pour en mesurer la portée.
Bien sûr, il devrait revenir aux journalistes de faire le commentaire des sondages. Ou plutôt d’en intégrer des données, si nécessaire, dans leurs commentaires. Tel un scribe, le journaliste recopie souvent le rapport du chargé d’études ou, à tout le moins, en sélectionne quelques passages. Un genre banal d’écriture consiste à consulter successivement plusieurs sondeurs et à enfiler leurs points de vue comme un collier de perles. Vertu prêtée au pluralisme ou à l’addition, l’auteur semble croire que la lumière en sortira. On connaît l’argument des journalistes : ils n’ont pas le temps. On connaît aussi celui des sondeurs et leur justification : les journalistes n’y comprennent rien. Ils n’ont pas toujours tort alors qu’on lit parfois les lignes surprenantes de journalistes laissés à eux-mêmes ou tout à coup enthousiasmés par une opération audacieuse. Ainsi cette addition de l’impopularité du couple présidentiel comme un pourcentage cumulé des impopularités de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni. Soit 115 %. S’agissait-il d’une plaisanterie ? Il suffit de se reporter au texte, de se frotter les yeux pour constater que la journaliste n’a pas compris que les chiffres n’étaient pas cumulables [2].
Quant à l’expertise, qu’est-ce qui qualifie les sondeurs ? Les conseillers ou spin doctors ne sont pas forcément sondeurs mais l’application des méthodes du marketing importe dans la politique les méthodes quantitatives et les principes de la segmentation des populations. Une opération neutre ? Il est deux façons d’aborder la question : l’une, empirique, consiste à écouter les discours des conseillers en risquant de frémir devant leur cynisme volontaire ou involontaire – il est vrai que les risques sont réduits par la confidentialité – ; l’autre consiste à analyser les effets de la vison statistique des peuples à la manière d’une raison graphique [3]. Dans ces opérations de connaissance, le peuple objectivé devient un peuple objet. Lorsque les deux fonctions de sondeurs et de conseillers sont cumulées, il est encore clair que le premier ne pousse pas le second à prendre ses distances critiques à l’égard des sondages. Comment s’étonnerait-on que les sondages soient pris au sérieux au-delà de tout sérieuse raison ?

Notes

[2] Cf. Le Monde, 2 janvier 2011.
[3] Cf. Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Editions de minuit, 1977.

http://www.observatoire-des-sondages.org/Sondeurs-et-conflits-d-interets.html

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