Sara Milazzo : Nous sommes à Urbino, avec Domenico Losurdo, professeur d’histoire de la philosophie à l’Université « Carlo Bo », philosophe de renommée internationale et président de l’association Marx XXI. Il nous reçoit en un moment où nous sommes confrontés à une attaque du capital (contre tout le monde du travail, contre la démocratie, contre la Constitution issue de la Résistance) qui est une des plus aigues et dangereuses de toute l’histoire de notre république. Face à cette attaque s’étend un désert, l’absence d’opposition de classe et de masse qui puisse repousser l’offensive de la réaction et relancer une contre-offensive. Nous lui posons la question : comment est-on arrivé à tout cela ? Que manque-t-il, comment reconstruire une digue, une résistance, une contre-attaque ?
Domenico Losurdo : Nous pouvons distinguer deux problèmes qui accompagnent l’histoire de la République italienne dans toute sa durée. Le premier problème est la disproportion entre Nord et Sud : Togliatti, déjà, avait souligné que la « question méridionale » est une question nationale et nous sommes aujourd’hui en train de voir comment le déficit de solution du sous-développement du Sud risque de mettre en danger l’unité nationale.
L’autre problème est l’injustice sociale qui se manifeste de façon particulièrement criante dans le phénomène de l’évasion fiscale. C’est peu dire que ce fléau n’a été contenu en aucune manière : il est même, au contraire, devenu plus scandaleux, plus explicite, jusqu’à être encouragé par le président du Conseil : celui-ci en a parlé comme de quelque chose qui peut être toléré dans le cas où un individu singulier, soit le riche capitaliste, estime avoir été trop atteint par la pression fiscale.
Si ces deux problèmes accompagnent l’histoire de la République dans toute la durée de son évolution, nous pouvons, nous, ajouter qu’il y a aujourd’hui de nouveaux problèmes qui font penser à une véritable contre-révolution. Peut-être l’année du tournant est-elle celle de 1991, l’année qui voit la fin du Parti communiste italien (PCI). Cette fin avait été annoncée par d’emphatiques attentes : les ex-communistes déclaraient que, en en finissant avec un parti lié au discrédité « socialisme réel », tout serait devenu plus facile : on se serait libéré du « plomb dans l’aile », et la démocratie et l’Etat social allaient se développer ; en somme, tout irait pour le mieux. C’est peu dire qu’en réalité nous nous trouvons devant une contre-révolution, qui n’est certes pas une exclusivité italienne, car elle a un caractère international, mais qui se manifeste de façon particulièrement virulente dans notre pays.
Voyons quels sont les éléments de cette contre-révolution : la République italienne née de la Résistance, et marquée par la présence d’un parti communiste fort dans l’opposition, ne s’était jamais engagée directement dans des opérations guerrières ; de nos jours au contraire, la participation à des guerres à caractère clairement colonial est considérée comme quelque chose de normal, si ce n’est comme un devoir.
On assiste en outre à une attaque contre l’Etat social, et son démantèlement : tout le monde a cela sous les yeux. Moins évident par contre est un fait sur lequel je voudrais attirer l’attention : l‘attaque contre l’Etat social n’est pas déterminée en premier lieu par le problème des compatibilités économiques, par la nécessité de l’épargne parce que l’argent manquerait (on se comprend). Rappelons-nous qu’un des patriarches du néo-libérisme (qui a même été couronné par le prix Nobel d’économie), Friedrich August Von Hayek, déclarait dès les années 70 du siècle dernier que les droits sociaux-économiques (ceux protégés justement par l’Etat social), étaient une invention qu’il considérait comme catastrophique : ils étaient le résultat de l’influence exercée par la « révolution marxiste russe ». Et il appelait donc à se débarrasser de cet héritage encombrant. On comprend bien que, à la disparition du défi que représentait l’Union Soviétique et un camp socialiste fort, ait correspondu et continue de plus en plus à correspondre le démantèlement de l’Etat social.
Il y a enfin, un troisième aspect de la contre-révolution, que nous ne devons pas, nous, perdre de vue. C’est la véritable attaque à la démocratie qui prend des formes particulièrement criantes à l’usine. Ici la contre-révolution est évidente au point d’être quasiment déclarée : le pouvoir patronal doit pouvoir s’exercer sans trop de limites, la Constitution ne doit pas être une cause de gêne dans les rapports de travail. Mais il y a un aspect qui va bien au-delà de l’usine et qui concerne la société dans son ensemble : c’est l’avancée du « bonapartisme soft » (que j’ai défini dans mon livre Démocratie ou bonapartisme) incarné dans notre pays par le président du Conseil. A propos de l’ascension de ce personnage, je voudrais attirer l’attention sur un autre phénomène non moins inquiétant : aujourd’hui la richesse exerce un poids politique immédiat. Tant qu’existait en Italie le système proportionnel, celui-ci rendait plus aisée la formation de partis politiques de masse, et cela permettait de contenir à l’intérieur de certaines limites le poids politique de la richesse, qui aujourd’hui par contre s’exprime de façon immédiate voire impudente. Nous assistons à l’émergence et à l’affirmation d’un leader politique qui, à partir de la concentration des moyens d’information et en faisant un usage sans préjugés de l’énorme richesse à sa disposition, prétend exercer, et en effet exerce, un pouvoir décisif sur les institutions politiques et révèle une capacité totale de corruption et de manipulation.
On peut tracer, en ce point, un premier bilan : le tournant de 1991, qui avait vu la dissolution du PCI et qui aurait du favoriser le renouvellement démocratique et social de l’Italie, a été en réalité le point de départ d’une contre-révolution qui est certes de dimensions internationales, mais qui se révèle de façon particulièrement douloureuse en Italie, dans ce pays qui, grâce à la Résistance et à la présence d’une gauche forte et d’un Parti communiste fort, avait permis des conquêtes démocratiques et sociales assez importantes.
A ce propos une question : comment a-t-il été possible que dans un pays qui devrait justement avoir un souvenir encore frais de ce qu’a été la Résistance, on en soit arrivé à une anesthésie des consciences telle que notre président du Conseil soit aimé jusque du point de vue personnel, qu’il soit même envié ? Comment expliquer d’un côté la fascination pour le « self made man » et de l’autre des phénomènes tels que l’antipolitique de Grillo [1] ? Et si l’on pense à ce que l’on pourrait définir comme le troisième pôle : comment expliquer la fascination qu’éprouve la gauche pour une personnalité comme celle de Vendola [2] qui jusqu’à hier faisait partie de Rifondazione Communista et qui aujourd’hui remplit le vide qui s’est génériquement ouvert à la gauche du Partito Democratico ?
Domenico Losurdo : Nous assistons à une contre-révolution dont j’ai déjà défini les éléments politiques centraux ; mais nous ne devons pas oublier que cette contre-révolution se joue aussi au niveau idéologico-culturel. On est en train de réécrire de façon absolument fantaisiste et honteuse l’histoire non seulement de notre pays mais de tout le 20ème siècle.
Quels sont les éléments fondamentaux de cette histoire ? A partir de la Révolution d’octobre ont commencé trois gigantesques processus d’émancipation. Le premier est celui qui a investi les peuples coloniaux : à la veille du tournant de 1917 les pays indépendants n’étaient qu’en nombre assez restreint, presque tous situés en Occident. L’Inde était une colonie, la Chine un pays semi-colonial ; toute l’Amérique du Sud était soumise au contrôle de la doctrine Monroe et des USA. L’Afrique avait été partagée entre les diverses puissances coloniales européennes. En Asie, étaient des colonies l’Indonésie, la Malaisie etc. Le gigantesque processus de décolonisation et d’émancipation qui a mis fin à cette situation a vu sa première impulsion dans la Révolution d’octobre.
Le second processus est celui de l’émancipation des femmes : il est important de se rappeler que le premier pays dans lequel les femmes ont joui de la totalité des droits politiques et électoraux (actifs et passifs) a été la Russie révolutionnaire entre février et octobre 1917. Ce n’est que dans un deuxième temps que sont arrivés à ce même résultat l’Allemagne de la République de Weimar, issue d’une autre révolution, celle de novembre 1918, puis les Etats-Unis. Dans des pays comme l’Italie et la France les femmes n’ont conquis leur émancipation que sur la vague de la Résistance anti-fasciste.
Le troisième processus, enfin, a été l’effacement de la discrimination censitaire qui, en matière de droits politiques, continuait à discriminer négativement les masses populaires : dans l’Italie libérale et des Savoie, au lieu d’être élu d’en bas, le Sénat était un apanage de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie. La discrimination censitaire se faisait sentir aussi en Angleterre, et pas seulement par la présence de la Chambre des lords ; en 1948 encore, il y avait 500 000 personnes qui jouissaient du vote pluriel et donc de la faculté de voter plusieurs fois : elles étaient considérées comme plus intelligentes (bien sûr, il s’agissait de riches de sexe masculin).
Pour conclure. Au cours du 20ème siècle s’est développé sur trois fronts un gigantesque processus d’émancipation qui est parti de la Révolution d’octobre et de la lutte contre la guerre et le carnage du premier conflit mondial. Tout ceci est à présent oublié et refoulé à un point tel que dans l’idéologie aujourd’hui dominante, l’histoire du communisme devient l’histoire de l’horreur.
Le paradoxe est qu’à cette gigantesque manipulation n’a pas participé seulement la droite proprement dite ; Fausto Bertinotti [3] lui a fourni une large contribution, ainsi que Vendola qui est son héritier et son disciple. Il ne fait aucun doute que lui aussi s’est employé dans la tentative d’effacer de la mémoire historique le gigantesque et multiple processus d’émancipation issu de la Révolution d’octobre : de ce grand chapitre d’histoire, Bertinotti a tracé un aperçu qui n’est pas très différent de celui tracé par l’idéologie et la classe dominante.
On en est ainsi venu à constituer une culture, ou plus exactement une « inculture », qui est d’un grand recours pour l’ordre existant. Comme sur le plan plus proprement politique, sur le plan idéologique aussi est à l’œuvre ce que j’ai défini (toujours dans Démocratie ou bonapartisme) le régime de « monopartisme compétitif ». Nous y voyons à l’oeuvre un parti unique qui, par des modalités diverses, renvoie à la même classe dominante, à la bourgeoisie monopolistique. Bien sûr, le moment de la compétition électorale est toujours là, mais il s’agit d’une compétition entre couches politiques dont chacune essaie de réaliser des ambitions à court terme, sans mettre en aucune manière en discussion le cadre stratégique, l’orientation culturelle de fond et la classe de référence, c’est-à-dire la bourgeoisie monopolistique ; de tout cela, on ne discute même pas.
Voilà la situation devant laquelle nous nous trouvons : le Monopartisme Compétitif. L’effacement du système proportionnel en a favorisé la consolidation.
Et, en l’absence de vraie alternative, on comprend les phénomènes de l’antipolitique, du « grillismo » : malgré leurs déclarations, ils finissent par faire partie intégrante du régime politique et du même désolant panorama que j’ai essayé de décrire brièvement.
Ces phénomènes sont donc une autre forme d’anesthésie, une tentative de brider quelque type de réaction que ce soit, même celles venant des mêmes couches sociales.
Domenico Losurdo : C’est un fait qu’il manque aujourd’hui une force politique organisée et structurée qui s’oppose à la manipulation idéologique et historiographique et au monopartisme compétitif qui règnent aujourd’hui. S’avèrent ainsi incontestés la domination et l’hégémonie de la bourgeoisie monopolistique ainsi que la contre-révolution néo-libériste et pro-impérialiste dont j’ai déjà parlé.
Un mouvement communiste serait nécessaire justement pour les questions de fond qui envahissent l’Italie et le monde entier. Pourquoi dans notre pays le mouvement communiste vit-il une crise aussi profonde ?
Domenico Losurdo : À partir de 1989 on a assisté à une vitalité nouvelle des forces conservatrices et réactionnaires et cette vitalité s’est manifestée aussi en Italie. Cela ne doit pas nous étonner. C’est autre chose qui doit susciter notre questionnement : pourquoi dans notre pays cette offensive contre-révolutionnaire a-t-elle trouvé une aussi mince résistance, voire pas de résistance du tout et dans certains cas, comme je l’ai déjà dit, elle a même pu bénéficier d’un encouragement de la part de ceux qui devaient constituer la gauche ?
À partir de 1989, à gauche aussi on a commencé à dire que le communisme était mort. A propos de ce mot d’ordre, qui revient sans cesse, je voudrais faire quelques considérations en tant qu’historien et en tant que philosophe. Il se présente comme quelque chose de nouveau mais en réalité il est assez vieux : le communisme a toujours été déclaré mort, tout au long de son histoire ; on pourrait même dire que le communisme a été déclaré mort avant même sa naissance.
Il ne s’agit pas d’un paradoxe ou d’un mot d’esprit. Voyons ce qui se passe en 1917 : la Révolution d’octobre n’a pas encore éclaté, par contre le carnage de la Première Guerre mondiale fait rage. C’est justement cette année-là qu’un philosophe italien de stature internationale, Benedetto Croce, publie un livre intitulé Matérialisme historique et économie marxiste. La préface s’empresse de déclarer immédiatement que le marxisme et le socialisme sont morts. Le raisonnement est simple : Marx avait prévu et invoqué la lutte de classe prolétaire contre la bourgeoisie et le capitalisme, mais où était à ce moment-là la lutte de classe ? Les prolétaires s’égorgeaient entre eux. À la place de la lutte de classe on assistait à la lutte entre les Etats, entre les nations qui s’affrontaient sur le champ de bataille. Et, donc, la mort du marxisme et du socialisme étaient sous les yeux du monde entier. C’est-à-dire que, avant même que n’émerge et ne se développe le mouvement communiste proprement dit, qui verra son acte de naissance dans la Révolution d’octobre et ensuite avec la fondation de l’Internationale communiste, avant même tout cela ce mouvement avait déjà été déclaré mort, par les soins de Benedetto Croce. Nous savons aujourd’hui, après coup, que la dispute pour l’hégémonie et la guerre impérialiste, considérées par Croce comme un fait immuable, ont constitué le point de départ de la Révolution d’octobre, qui s’est imposée justement dans la lutte contre le carnage provoqué par le système capitaliste et impérialiste. C’est ainsi qu’a commencé le mouvement communiste. Et les déclarations de mort se sont succédées…Pendant que dans la Russie soviétique était introduite la NEP, de nombreux journaux européens et états-uniens et des intellectuels de premier plan et d’éminents hommes politiques ont opiné : voilà, il n’y a plus de collectivisation totale des moyens de production, qui avait été proposée et sollicitée par Karl Marx ; même Lénine a été obligé de prendre acte de la nécessité du virage ; donc le communisme est mort. Il suffit de lire quelque livre d’histoire un peu plus fouillé que les manuels consensuels pour réaliser combien est récurent le mot d’ordre dont nous discutons. Ceux qui continuent à affirmer que le communisme est mort, en croyant annoncer quelque chose de nouveau, ne se rendent pas compte, à cause de leur ignorance historique ou par leur adhésion acritique ou leur soumission à l’idéologie dominante, qu’ils sont tout simplement en train de répéter un slogan récurrent dans l’histoire de la lutte de la bourgeoisie et de l’impérialisme contre le mouvement communiste.
Sur ce point on pourrait quasiment conclure par une boutade : il y a un proverbe selon lequel l’individu considéré comme mort, et dont on prononce l’éloge funèbre alors qu’il est encore vivant, est destiné à embrasser la longévité. Si ce proverbe devait valoir aussi pour les mouvements politiques, ceux qui se réclament du communisme peuvent avoir toute confiance dans l’avenir.
Partant du présupposé qu’il y ait une nécessité sociale et historique en faveur d’une nouvelle vague révolutionnaire et que la renaissance d’un Parti Communiste soit absolument nécessaire, quelles sont les caractéristiques qu’il devrait avoir, quels sont les pas à accomplir, et qui devrait les accomplir et de quelle manière ?
DL : il faut distinguer la dimension idéologico-politique de celle organisationnelle. Je me concentrerai sur la première. Que signifie donc parler de mort du communisme, quand nous nous trouvons face à une situation dans laquelle la guerre est revenue à l’ordre du jour, et quand s’aggrave de jour en jour le danger d’un conflit à vaste échelle ? Oui, jusqu’à présent nous avons assisté et nous assistons encore à des guerres de type colonial classique : elles ont lieu alors qu’une puissance armée jusqu’aux dents et avec une nette supériorité technologique et guerrière se déchaîne contre un pays, ou contre un peuple, qui ne peut opposer aucune résistance. Sont des guerres coloniales, par exemple, celle que l’OTAN a lancé contre la Yougoslavie en 1999, les diverses guerres du Golfe, la guerre contre l’Afghanistan. Sans parler de la guerre interminable, la plus infâme de toutes, qui continue à faire rage contre le peuple palestinien.
Mais aujourd’hui les grands organes d’information internationaux observent qu’existe le danger concret de guerre à vaste échelle : celle qui ferait suite à l’agression déchaînée par les Etats-Unis et Israël contre l’Iran. Nous ne savons pas quels pourraient en être les développements et les complications internationales. Et surtout, nous ne devons pas perdre de vue la guerre (pour le moment froide) que les USA commencent à mener contre la République Populaire de Chine : il faut être très provincial pour ne pas réaliser cela. Nous nous trouvons face à une situation qui rend urgent le devoir de lutter contre l’impérialisme et sa politique d’agression et de guerre, et cela nous ramène évidemment à l’histoire du mouvement communiste.
L’autre élément dont nous devons tenir compte est la crise économique. Qui ne se souvient des discours triomphaux, selon lesquels le capitalisme avait désormais dépassé ses crises périodiques, ces crises dont Marx avait parlé ? Et même -nous assurait-on- devait-on parler non seulement de fin de la crise mais carrément de fin de l’histoire. À présent au contraire, la crise du capitalisme est sous nos yeux et nombreux sont ceux qui pensent qu’elle est destinée à durer ; il n’est pas facile de prédire ses développements, mais il ne s’agit certes pas d’un phénomène purement contingent.
Donc, claire est la permanence des problèmes, des questions centrales qui sont à l’origine du mouvement politique communiste.
Venons en maintenant au second aspect ; que signifie parler de fin du communisme quand nous voyons un pays comme la Chine, qui représente un cinquième de la population mondiale, être dirigée par un parti communiste ? Nous pouvons et nous devons discuter les choix politiques des groupes dirigeants, mais on ne peut pas ne pas avoir d’admiration pour l’ascension prodigieuse d’un pays aux dimensions continentales qui libère de la faim des centaines de millions de personnes et qui en même temps change en profondeur (dans un sens défavorable à l’impérialisme) la géographie politique du monde.
En ce point il est nécessaire de se poser une question : quel a été le contenu politique central du 20ème siècle ? J’ai déjà parlé des trois mouvements d’émancipation qui caractérisent l’histoire du 20ème siècle. Arrêtons-nous sur ce qui a eu le développement planétaire le plus ample : tout le 20ème siècle est traversé par de gigantesques luttes d’émancipation, menées par des peuples coloniaux ou menacés de subir l’assujettissement colonial : qu’on pense à la Chine, au Vietnam, à Cuba, à l’Union Soviétique même qui, dans la lutte contre la tentative hitlérienne de créer un empire colonial en Europe orientale précisément, a du mener la Grande guerre patriotique. Ce gigantesque processus s’est-il évanoui au 21ème siècle, dans le siècle où nous vivons ? Non, il continue. Mais il y a du nouveau. A part des cas tragiques, comme celui du peuple palestinien qui est contraint à subir le colonialisme dans sa forme classique et la plus brutale, dans les autres pays la lutte anti-coloniale est passée de la phase proprement politico-militaire à la phase politico-économique. Ces pays essaient de s’assurer une indépendance qui n’est plus seulement politique mais aussi économique ; ils sont donc engagés à rompre le monopole technologique que les Etats-Unis et l’impérialisme avaient cru conquérir une fois pour toutes. En d’autres termes, nous nous trouvons devant la continuation de la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme qui a constitué le contenu principal du 20ème siècle. Et comme dans le siècle désormais passé où ce sont des partis communistes qui ont stimulé et dirigé ce mouvement, ainsi voyons-nous aujourd’hui des pays comme la Chine, le Vietnam ou Cuba guider au 21ème siècle cette nouvelle phase du processus d’émancipation anticolonial. Ce n’est certes pas un hasard si ces trois pays sont dirigés par des partis communistes. Ceux qui déclarent mort le mouvement communiste, et pensent même dire ainsi une chose évidente, ne se rendent pas compte qu’ils répètent une idiotie macroscopique.
Donc les conditions objectives matérielles existent pour une relance même en Italie d’un Parti Communiste de cadres et avec une ligne de masse ?
Domenico Losurdo : Je crois vraiment que oui, j’en suis même convaincu : on ne voit pas pourquoi l’Italie devrait être une anomalie par rapport au cadre international. S’il est vrai qu’en Europe orientale entre 1989 et 1991 le mouvement communiste a subi une défaite sévère, dont il faut évidemment prendre acte et tenir compte, il est aussi vrai que la situation mondiale dans son ensemble présente un cadre passablement plus varié et décisivement plus encourageant. Par exemple, je reviens d’un voyage au Portugal, où j’ai eu l’occasion d’apprécier la présence du Parti communiste. Il est clair qu’en Italie nous avons une grande tradition communiste derrière nous et il n’y a aucune raison de ne pas s’en réapproprier, de façon certes critique. Je crois qu’il existe aussi les présupposés non seulement idéaux mais aussi politiques pour mettre fin au fractionnement des forces communistes. En circulant dans notre pays, pour des manifestations culturelles plus encore que politiques, j’ai noté que le potentiel communiste est réel. Les communistes sont simplement fragmentés en diverses organisations, parfois même en petits cercles : il faut retrousser ses manches et se mettre au travail pour l’unité, en s’appuyant en premier lieu sur les forces communistes qui sont présentes déjà de façon plus ou moins organisée au niveau national. Je pense à L’Ernesto, qui agit dans le cadre de Rifondazione Comunista, et au PdCI (Partito dei Comunisti italiani, NdT) : en s’unissant, ces deux forces devraient être en mesure de lancer un signal aux cercles communistes diffus sur le territoire national, une invitation à abandonner la résignation et le sectarisme pour se mettre au travail afin de concrétiser les idées et un projet communistes.
Donc ce qui empêche la construction d’un Parti Communiste unique en Italie est à votre avis cette fragmentation, cette fatigue pour affronter à nouveau des luttes que nombre de camarades ont déjà faites ?
Domenico Losurdo : En Italie se ressent le poids d’une situation particulière : l’action négative d’un parti, celui de Rifondazione comunista, longtemps conduit par des dirigeants avec une vision substantiellement anti-communiste, des dirigeants qui se sont employés activement à liquider l’héritage de la tradition communiste dans le monde et en Italie. Il est clair que nous devons nous libérer de cette phase tragique et grotesque de l’histoire que nous avons derrière nous ; de ce point de vue la reconstruction du Parti est non seulement un devoir organisationnel, mais c’est un devoir en premier lieu théorique et culturel. Je crois que ces problèmes peuvent être affrontés et résolus positivement.
Nous sommes aujourd’hui dans une situation dans laquelle nous avons assisté à un changement du point de vue même culturel. Tandis qu’au 20ème siècle, l’hégémonie culturelle était l’apanage du mouvement communiste, aujourd’hui le terme communiste est vécu presque avec embarras si ce n’est avec une honte manifeste, jusqu’à en arriver aux déclarations de Bertinotti sur l’imprononçable du terme communiste ou sur la réduction de sa signification, dans la meilleure des hypothèses, à quelque chose de purement culturel. Comment en est-on arrivé là et comment pouvons-nous nous libérer de tout cela ?
Domenico Losurdo : Le terme communisme serait-il imprononçable ? En tant qu’historien je dois tout de suite observer qu’alors nous devrions renoncer aux termes qui servent de référence aux mouvements politiques actuels en général. Comment s’appelait aux USA le parti qui a défendu jusqu’au bout l’institution de l’esclavage des Noirs ? Il s’appelait Parti Démocrate. Et comment s’appelait, encore aux USA, le parti qui, même après l’abolition formelle de l’esclavage, a défendu le régime de la suprématie blanche, la ségrégation raciale, le lynchage des Noirs organisé comme torture lente et interminable et comme spectacle de masse ? Il s’appelait, encore une fois, Parti Démocrate. Oui, les champions de l’esclavage et du racisme le plus honteux ont fait profession de démocratie. Devrions-nous conclure que « démocratie » est imprononçable ? Penser que le terme démocratie a une histoire plus belle, plus lisse, plus immaculée, que le terme communisme signifie ne rien connaître de l’histoire. Ce que j’ai dit à propos du terme démocratie pourrait être tranquillement repris pour d’autres termes qui sont une part essentielle du patrimoine de la gauche. Comment s’appelait le parti d’Hitler ? Il s’appelait Parti national-socialiste : doit-on aussi considérer le terme socialiste comme tabou ? Pour être exacts, le parti d’Hitler s’appelait Parti national-socialiste des ouvriers allemands. Serait-il alors inconvenant et inacceptable de faire référence aux ouvriers et à la classe ouvrière. Aucun mot ne peut exhiber le statut de la pureté. Hitler et Mussolini prétendaient être les promoteurs et protagonistes d’une révolution ; voici un autre terme qui, dans la logique de Bertinotti, devrait se révéler imprononçable.
En réalité, ces propos sur l’imprononçabillité du terme « communisme » présupposent non seulement une totale subalternité par rapport à l’idéologie dominante mais aussi une incapacité de jugement historique et politique. Pour clarifier ce dernier point je prendrai appui sur une comparaison que j’ai illustrée dans mon livre Controstoria del liberalismo (Contre histoire de la démocratie). Dans les années trente du 19ème siècle deux illustres personnalités françaises visitent les USA. L’un est Alexis de Tocqueville, le grand théoricien libéral ; l’autre Victor Schoelcher, celui qui, après la révolution de février 1848, abolira définitivement l’esclavage dans les colonies françaises. Tous deux visitent les USA dans la même période mais indépendamment l’un de l’autre. Ils constatent les mêmes phénomènes : le gouvernement de la loi et la démocratie sont en vigueur dans la communauté blanche ; mais les Noirs subissent l’esclavage et une oppression féroce, pendant que les Peaux-rouges sont progressivement et systématiquement effacés de la surface de la terre. Au moment de conclure, dès le titre de son livre (La Démocratie en Amérique), Tocqueville parle des USA comme d’un pays authentiquement démocratique, et même comme du pays le plus démocratique au monde ; Schoelcher par contre voit les USA comme le pays où fait rage le despotisme le plus féroce. Qui des deux a raison ?
Imaginons qu’au 20ème siècle Tocqueville revenant et Schoelcher revenant aient fait le tour du monde. Le premier aurait fini par célébrer le gouvernement de la loi et la démocratie en vigueur aux USA et dans le « monde libre » et considérer comme peu importantes l’oppression et les pratiques génocidaires imposées par Washington et par le « monde libre » dans les colonies et semi colonies (en Algérie, au Kenya, en Amérique du Sud etc.), l’assassinat systématique de centaines de milliers de communistes organisé par la CIA dans un pays comme l’Indonésie, la discrimination, l’humiliation et l’oppression infligées jusque dans la métropole capitaliste et « démocratique » aux dépens des peuples d’origine coloniale (les Noirs aux USA, les Algériens en France etc.). Schoelcher revenant aurait par contre concentré son attention justement sur tout cela et aurait conclu que c’était le soi-disant « monde libre » qui exerçait le pire despotisme. On comprend bien que l’idéologie dominante s’identifie sans réserve avec le Tocqueville proprement dit et avec le Tocqueville revenant. Le sort réservé aux peuples coloniaux et d’origine coloniale ne compte pas !
Je répète, contre cette vision, ce que j’ai déjà dit : les communistes doivent savoir regarder de façon autocritique leur histoire mais n’ont pas à avoir honte et ne doivent pas se laisser aller à l’autophobie ; c’est le mouvement communiste qui a mis fin aux horreurs qui ont caractérisé la tradition coloniale (qui a débouché ensuite dans l’horreur du Troisième Reich, dans l’horreur du régime qui a subi sa première et décisive défaite grâce à l’Union Soviétique).
Nous pouvons donc dire que la voie pour la reconstruction du Parti communiste passe inévitablement par le choix de se réapproprier ce qui a constitué ses propres racines, ce qui a été l’orgueil communiste et aussi le langage qui en fait partie ?
Domenico Losurdo : Cela ne fait pas de doute. Cette réappropriation doit être totalement critique, mais cette attitude non plus n’est pas une nouveauté. Quand Lénine a lancé le mouvement communiste, il s’est d’une part relié à la tradition socialiste précédente, mais il a su d’autre part réinterpréter cette tradition dans un sens critique, en gardant à l’esprit les développements de l’histoire de son époque. De nos jours il ne s’agit en aucune manière d’éviter un bilan autocritique, qui s’impose absolument. Mais ceci n’a rien à voir avec l’acceptation du cadre manichéen proposé ou imposé par l’idéologie dominante. Ce cadre ne correspond en aucune manière à la vérité historique mais seulement au besoin politique et idéologique des classes dominantes et exploitantes de faire taire toute opposition de poids.
Donc, pratiquement comment devrions-nous travailler pour redonner à la classe ouvrière un Parti communiste qui soit à la hauteur des thèmes et de l’affrontement de classe ? Comment pouvons-nous avoir un rapport fécond avec les citoyens italiens ?
Domenico Losurdo : Le modèle du Parti communiste élaboré en particulier par Lénine me semble rester valide ; évidemment, il faut tenir compte que son Que faire ? se référait à la Russie tsariste et donc aussi aux conditions de clandestinité dans lesquelles le parti était contraint d’évoluer. Dans tous les cas, il s’agit de construire un parti, qui ne soit pas un parti d’opinion et qui ne se caractérise pas par le culte de la personnalité, comme cela a été longtemps le cas de Rifondazione Comunista. Il faut un parti capable de construire un savoir collectif alternatif aux manipulations de l’idéologie dominante, un parti qui doit savoir être présent dans les lieux du conflit et doit savoir aussi, quotidiennement, construire une alternative à la fois sur le plan idéologique et sur celui de l’organisation politique.
Je voudrais conclure avec deux observations. La première : l’exemple de la Lega (Ligue du Nord, parti xénophobe et sécessionniste de Umberto Bossi, NdT) (un parti qui a des caractères réactionnaires et qui nous met en présence de scénarios très inquiétants) démontre qu’était peureusement erronée la vision selon laquelle il n’y avait plus de place pour un parti enraciné dans le territoire et sur le lieu du conflit.
La seconde observation me ramène exactement au début de notre entretien, où je rappelais l’enseignement de Togliatti concernant la question méridionale comme une question nationale. Aujourd’hui une constatation amère s’impose : le défaut de solution de la question méridionale est en train de mettre en crise, ou risque de mettre en crise, l’unité nationale de notre pays : dans un pays caractérisé par de forts déséquilibres régionaux, le démantèlement définitif de l’Etat social passe à travers la liquidation de l’Etat national et de l’unité nationale. Le parti communiste que nous sommes appelés à reconstruire en Italie fera la démonstration de son internationalisme concret dans la mesure, aussi, où il saura affronter et résoudre la question nationale. Adhérer aux mouvements sécessionnistes ou même seulement ne pas les combattre jusqu’au fond signifierait rompre avec la meilleure tradition communiste. Il faut toujours garder à l’esprit la leçon de la Résistance : le Parti communiste est devenu un fort parti de masse dans la mesure où il a su relier la lutte sociale et la lutte nationale, interpréter les besoins des classes populaires et en même temps prendre la direction d’un mouvement qui luttait pour sauver l’Italie.
Sara Milazzo : Nous sommes à Urbino, avec Domenico Losurdo, professeur d’histoire de la philosophie à l’Université « Carlo Bo », philosophe de renommée internationale et président de l’association Marx XXI. Il nous reçoit en un moment où nous sommes confrontés à une attaque du capital (contre tout le monde du travail, contre la démocratie, contre la Constitution issue de la Résistance) qui est une des plus aigues et dangereuses de toute l’histoire de notre république. Face à cette attaque s’étend un désert, l’absence d’opposition de classe et de masse qui puisse repousser l’offensive de la réaction et relancer une contre-offensive. Nous lui posons la question : comment est-on arrivé à tout cela ? Que manque-t-il, comment reconstruire une digue, une résistance, une contre-attaque ?
Domenico Losurdo : Nous pouvons distinguer deux problèmes qui accompagnent l’histoire de la République italienne dans toute sa durée. Le premier problème est la disproportion entre Nord et Sud : Togliatti, déjà, avait souligné que la « question méridionale » est une question nationale et nous sommes aujourd’hui en train de voir comment le déficit de solution du sous-développement du Sud risque de mettre en danger l’unité nationale.
L’autre problème est l’injustice sociale qui se manifeste de façon particulièrement criante dans le phénomène de l’évasion fiscale. C’est peu dire que ce fléau n’a été contenu en aucune manière : il est même, au contraire, devenu plus scandaleux, plus explicite, jusqu’à être encouragé par le président du Conseil : celui-ci en a parlé comme de quelque chose qui peut être toléré dans le cas où un individu singulier, soit le riche capitaliste, estime avoir été trop atteint par la pression fiscale.
Si ces deux problèmes accompagnent l’histoire de la République dans toute la durée de son évolution, nous pouvons, nous, ajouter qu’il y a aujourd’hui de nouveaux problèmes qui font penser à une véritable contre-révolution. Peut-être l’année du tournant est-elle celle de 1991, l’année qui voit la fin du Parti communiste italien (PCI). Cette fin avait été annoncée par d’emphatiques attentes : les ex-communistes déclaraient que, en en finissant avec un parti lié au discrédité « socialisme réel », tout serait devenu plus facile : on se serait libéré du « plomb dans l’aile », et la démocratie et l’Etat social allaient se développer ; en somme, tout irait pour le mieux. C’est peu dire qu’en réalité nous nous trouvons devant une contre-révolution, qui n’est certes pas une exclusivité italienne, car elle a un caractère international, mais qui se manifeste de façon particulièrement virulente dans notre pays.
Voyons quels sont les éléments de cette contre-révolution : la République italienne née de la Résistance, et marquée par la présence d’un parti communiste fort dans l’opposition, ne s’était jamais engagée directement dans des opérations guerrières ; de nos jours au contraire, la participation à des guerres à caractère clairement colonial est considérée comme quelque chose de normal, si ce n’est comme un devoir.
On assiste en outre à une attaque contre l’Etat social, et son démantèlement : tout le monde a cela sous les yeux. Moins évident par contre est un fait sur lequel je voudrais attirer l’attention : l‘attaque contre l’Etat social n’est pas déterminée en premier lieu par le problème des compatibilités économiques, par la nécessité de l’épargne parce que l’argent manquerait (on se comprend). Rappelons-nous qu’un des patriarches du néo-libérisme (qui a même été couronné par le prix Nobel d’économie), Friedrich August Von Hayek, déclarait dès les années 70 du siècle dernier que les droits sociaux-économiques (ceux protégés justement par l’Etat social), étaient une invention qu’il considérait comme catastrophique : ils étaient le résultat de l’influence exercée par la « révolution marxiste russe ». Et il appelait donc à se débarrasser de cet héritage encombrant. On comprend bien que, à la disparition du défi que représentait l’Union Soviétique et un camp socialiste fort, ait correspondu et continue de plus en plus à correspondre le démantèlement de l’Etat social.
Il y a enfin, un troisième aspect de la contre-révolution, que nous ne devons pas, nous, perdre de vue. C’est la véritable attaque à la démocratie qui prend des formes particulièrement criantes à l’usine. Ici la contre-révolution est évidente au point d’être quasiment déclarée : le pouvoir patronal doit pouvoir s’exercer sans trop de limites, la Constitution ne doit pas être une cause de gêne dans les rapports de travail. Mais il y a un aspect qui va bien au-delà de l’usine et qui concerne la société dans son ensemble : c’est l’avancée du « bonapartisme soft » (que j’ai défini dans mon livre Démocratie ou bonapartisme) incarné dans notre pays par le président du Conseil. A propos de l’ascension de ce personnage, je voudrais attirer l’attention sur un autre phénomène non moins inquiétant : aujourd’hui la richesse exerce un poids politique immédiat. Tant qu’existait en Italie le système proportionnel, celui-ci rendait plus aisée la formation de partis politiques de masse, et cela permettait de contenir à l’intérieur de certaines limites le poids politique de la richesse, qui aujourd’hui par contre s’exprime de façon immédiate voire impudente. Nous assistons à l’émergence et à l’affirmation d’un leader politique qui, à partir de la concentration des moyens d’information et en faisant un usage sans préjugés de l’énorme richesse à sa disposition, prétend exercer, et en effet exerce, un pouvoir décisif sur les institutions politiques et révèle une capacité totale de corruption et de manipulation.
On peut tracer, en ce point, un premier bilan : le tournant de 1991, qui avait vu la dissolution du PCI et qui aurait du favoriser le renouvellement démocratique et social de l’Italie, a été en réalité le point de départ d’une contre-révolution qui est certes de dimensions internationales, mais qui se révèle de façon particulièrement douloureuse en Italie, dans ce pays qui, grâce à la Résistance et à la présence d’une gauche forte et d’un Parti communiste fort, avait permis des conquêtes démocratiques et sociales assez importantes.
A ce propos une question : comment a-t-il été possible que dans un pays qui devrait justement avoir un souvenir encore frais de ce qu’a été la Résistance, on en soit arrivé à une anesthésie des consciences telle que notre président du Conseil soit aimé jusque du point de vue personnel, qu’il soit même envié ? Comment expliquer d’un côté la fascination pour le « self made man » et de l’autre des phénomènes tels que l’antipolitique de Grillo [1] ? Et si l’on pense à ce que l’on pourrait définir comme le troisième pôle : comment expliquer la fascination qu’éprouve la gauche pour une personnalité comme celle de Vendola [2] qui jusqu’à hier faisait partie de Rifondazione Communista et qui aujourd’hui remplit le vide qui s’est génériquement ouvert à la gauche du Partito Democratico ?
Domenico Losurdo : Nous assistons à une contre-révolution dont j’ai déjà défini les éléments politiques centraux ; mais nous ne devons pas oublier que cette contre-révolution se joue aussi au niveau idéologico-culturel. On est en train de réécrire de façon absolument fantaisiste et honteuse l’histoire non seulement de notre pays mais de tout le 20ème siècle.
Quels sont les éléments fondamentaux de cette histoire ? A partir de la Révolution d’octobre ont commencé trois gigantesques processus d’émancipation. Le premier est celui qui a investi les peuples coloniaux : à la veille du tournant de 1917 les pays indépendants n’étaient qu’en nombre assez restreint, presque tous situés en Occident. L’Inde était une colonie, la Chine un pays semi-colonial ; toute l’Amérique du Sud était soumise au contrôle de la doctrine Monroe et des USA. L’Afrique avait été partagée entre les diverses puissances coloniales européennes. En Asie, étaient des colonies l’Indonésie, la Malaisie etc. Le gigantesque processus de décolonisation et d’émancipation qui a mis fin à cette situation a vu sa première impulsion dans la Révolution d’octobre.
Le second processus est celui de l’émancipation des femmes : il est important de se rappeler que le premier pays dans lequel les femmes ont joui de la totalité des droits politiques et électoraux (actifs et passifs) a été la Russie révolutionnaire entre février et octobre 1917. Ce n’est que dans un deuxième temps que sont arrivés à ce même résultat l’Allemagne de la République de Weimar, issue d’une autre révolution, celle de novembre 1918, puis les Etats-Unis. Dans des pays comme l’Italie et la France les femmes n’ont conquis leur émancipation que sur la vague de la Résistance anti-fasciste.
Le troisième processus, enfin, a été l’effacement de la discrimination censitaire qui, en matière de droits politiques, continuait à discriminer négativement les masses populaires : dans l’Italie libérale et des Savoie, au lieu d’être élu d’en bas, le Sénat était un apanage de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie. La discrimination censitaire se faisait sentir aussi en Angleterre, et pas seulement par la présence de la Chambre des lords ; en 1948 encore, il y avait 500 000 personnes qui jouissaient du vote pluriel et donc de la faculté de voter plusieurs fois : elles étaient considérées comme plus intelligentes (bien sûr, il s’agissait de riches de sexe masculin).
Pour conclure. Au cours du 20ème siècle s’est développé sur trois fronts un gigantesque processus d’émancipation qui est parti de la Révolution d’octobre et de la lutte contre la guerre et le carnage du premier conflit mondial. Tout ceci est à présent oublié et refoulé à un point tel que dans l’idéologie aujourd’hui dominante, l’histoire du communisme devient l’histoire de l’horreur.
Le paradoxe est qu’à cette gigantesque manipulation n’a pas participé seulement la droite proprement dite ; Fausto Bertinotti [3] lui a fourni une large contribution, ainsi que Vendola qui est son héritier et son disciple. Il ne fait aucun doute que lui aussi s’est employé dans la tentative d’effacer de la mémoire historique le gigantesque et multiple processus d’émancipation issu de la Révolution d’octobre : de ce grand chapitre d’histoire, Bertinotti a tracé un aperçu qui n’est pas très différent de celui tracé par l’idéologie et la classe dominante.
On en est ainsi venu à constituer une culture, ou plus exactement une « inculture », qui est d’un grand recours pour l’ordre existant. Comme sur le plan plus proprement politique, sur le plan idéologique aussi est à l’œuvre ce que j’ai défini (toujours dans Démocratie ou bonapartisme) le régime de « monopartisme compétitif ». Nous y voyons à l’oeuvre un parti unique qui, par des modalités diverses, renvoie à la même classe dominante, à la bourgeoisie monopolistique. Bien sûr, le moment de la compétition électorale est toujours là, mais il s’agit d’une compétition entre couches politiques dont chacune essaie de réaliser des ambitions à court terme, sans mettre en aucune manière en discussion le cadre stratégique, l’orientation culturelle de fond et la classe de référence, c’est-à-dire la bourgeoisie monopolistique ; de tout cela, on ne discute même pas.
Voilà la situation devant laquelle nous nous trouvons : le Monopartisme Compétitif. L’effacement du système proportionnel en a favorisé la consolidation.
Et, en l’absence de vraie alternative, on comprend les phénomènes de l’antipolitique, du « grillismo » : malgré leurs déclarations, ils finissent par faire partie intégrante du régime politique et du même désolant panorama que j’ai essayé de décrire brièvement.
Ces phénomènes sont donc une autre forme d’anesthésie, une tentative de brider quelque type de réaction que ce soit, même celles venant des mêmes couches sociales.
Domenico Losurdo : C’est un fait qu’il manque aujourd’hui une force politique organisée et structurée qui s’oppose à la manipulation idéologique et historiographique et au monopartisme compétitif qui règnent aujourd’hui. S’avèrent ainsi incontestés la domination et l’hégémonie de la bourgeoisie monopolistique ainsi que la contre-révolution néo-libériste et pro-impérialiste dont j’ai déjà parlé.
Un mouvement communiste serait nécessaire justement pour les questions de fond qui envahissent l’Italie et le monde entier. Pourquoi dans notre pays le mouvement communiste vit-il une crise aussi profonde ?
Domenico Losurdo : À partir de 1989 on a assisté à une vitalité nouvelle des forces conservatrices et réactionnaires et cette vitalité s’est manifestée aussi en Italie. Cela ne doit pas nous étonner. C’est autre chose qui doit susciter notre questionnement : pourquoi dans notre pays cette offensive contre-révolutionnaire a-t-elle trouvé une aussi mince résistance, voire pas de résistance du tout et dans certains cas, comme je l’ai déjà dit, elle a même pu bénéficier d’un encouragement de la part de ceux qui devaient constituer la gauche ?
À partir de 1989, à gauche aussi on a commencé à dire que le communisme était mort. A propos de ce mot d’ordre, qui revient sans cesse, je voudrais faire quelques considérations en tant qu’historien et en tant que philosophe. Il se présente comme quelque chose de nouveau mais en réalité il est assez vieux : le communisme a toujours été déclaré mort, tout au long de son histoire ; on pourrait même dire que le communisme a été déclaré mort avant même sa naissance.
Il ne s’agit pas d’un paradoxe ou d’un mot d’esprit. Voyons ce qui se passe en 1917 : la Révolution d’octobre n’a pas encore éclaté, par contre le carnage de la Première Guerre mondiale fait rage. C’est justement cette année-là qu’un philosophe italien de stature internationale, Benedetto Croce, publie un livre intitulé Matérialisme historique et économie marxiste. La préface s’empresse de déclarer immédiatement que le marxisme et le socialisme sont morts. Le raisonnement est simple : Marx avait prévu et invoqué la lutte de classe prolétaire contre la bourgeoisie et le capitalisme, mais où était à ce moment-là la lutte de classe ? Les prolétaires s’égorgeaient entre eux. À la place de la lutte de classe on assistait à la lutte entre les Etats, entre les nations qui s’affrontaient sur le champ de bataille. Et, donc, la mort du marxisme et du socialisme étaient sous les yeux du monde entier. C’est-à-dire que, avant même que n’émerge et ne se développe le mouvement communiste proprement dit, qui verra son acte de naissance dans la Révolution d’octobre et ensuite avec la fondation de l’Internationale communiste, avant même tout cela ce mouvement avait déjà été déclaré mort, par les soins de Benedetto Croce. Nous savons aujourd’hui, après coup, que la dispute pour l’hégémonie et la guerre impérialiste, considérées par Croce comme un fait immuable, ont constitué le point de départ de la Révolution d’octobre, qui s’est imposée justement dans la lutte contre le carnage provoqué par le système capitaliste et impérialiste. C’est ainsi qu’a commencé le mouvement communiste. Et les déclarations de mort se sont succédées…Pendant que dans la Russie soviétique était introduite la NEP, de nombreux journaux européens et états-uniens et des intellectuels de premier plan et d’éminents hommes politiques ont opiné : voilà, il n’y a plus de collectivisation totale des moyens de production, qui avait été proposée et sollicitée par Karl Marx ; même Lénine a été obligé de prendre acte de la nécessité du virage ; donc le communisme est mort. Il suffit de lire quelque livre d’histoire un peu plus fouillé que les manuels consensuels pour réaliser combien est récurent le mot d’ordre dont nous discutons. Ceux qui continuent à affirmer que le communisme est mort, en croyant annoncer quelque chose de nouveau, ne se rendent pas compte, à cause de leur ignorance historique ou par leur adhésion acritique ou leur soumission à l’idéologie dominante, qu’ils sont tout simplement en train de répéter un slogan récurrent dans l’histoire de la lutte de la bourgeoisie et de l’impérialisme contre le mouvement communiste.
Sur ce point on pourrait quasiment conclure par une boutade : il y a un proverbe selon lequel l’individu considéré comme mort, et dont on prononce l’éloge funèbre alors qu’il est encore vivant, est destiné à embrasser la longévité. Si ce proverbe devait valoir aussi pour les mouvements politiques, ceux qui se réclament du communisme peuvent avoir toute confiance dans l’avenir.
Partant du présupposé qu’il y ait une nécessité sociale et historique en faveur d’une nouvelle vague révolutionnaire et que la renaissance d’un Parti Communiste soit absolument nécessaire, quelles sont les caractéristiques qu’il devrait avoir, quels sont les pas à accomplir, et qui devrait les accomplir et de quelle manière ?
DL : il faut distinguer la dimension idéologico-politique de celle organisationnelle. Je me concentrerai sur la première. Que signifie donc parler de mort du communisme, quand nous nous trouvons face à une situation dans laquelle la guerre est revenue à l’ordre du jour, et quand s’aggrave de jour en jour le danger d’un conflit à vaste échelle ? Oui, jusqu’à présent nous avons assisté et nous assistons encore à des guerres de type colonial classique : elles ont lieu alors qu’une puissance armée jusqu’aux dents et avec une nette supériorité technologique et guerrière se déchaîne contre un pays, ou contre un peuple, qui ne peut opposer aucune résistance. Sont des guerres coloniales, par exemple, celle que l’OTAN a lancé contre la Yougoslavie en 1999, les diverses guerres du Golfe, la guerre contre l’Afghanistan. Sans parler de la guerre interminable, la plus infâme de toutes, qui continue à faire rage contre le peuple palestinien.
Mais aujourd’hui les grands organes d’information internationaux observent qu’existe le danger concret de guerre à vaste échelle : celle qui ferait suite à l’agression déchaînée par les Etats-Unis et Israël contre l’Iran. Nous ne savons pas quels pourraient en être les développements et les complications internationales. Et surtout, nous ne devons pas perdre de vue la guerre (pour le moment froide) que les USA commencent à mener contre la République Populaire de Chine : il faut être très provincial pour ne pas réaliser cela. Nous nous trouvons face à une situation qui rend urgent le devoir de lutter contre l’impérialisme et sa politique d’agression et de guerre, et cela nous ramène évidemment à l’histoire du mouvement communiste.
L’autre élément dont nous devons tenir compte est la crise économique. Qui ne se souvient des discours triomphaux, selon lesquels le capitalisme avait désormais dépassé ses crises périodiques, ces crises dont Marx avait parlé ? Et même -nous assurait-on- devait-on parler non seulement de fin de la crise mais carrément de fin de l’histoire. À présent au contraire, la crise du capitalisme est sous nos yeux et nombreux sont ceux qui pensent qu’elle est destinée à durer ; il n’est pas facile de prédire ses développements, mais il ne s’agit certes pas d’un phénomène purement contingent.
Donc, claire est la permanence des problèmes, des questions centrales qui sont à l’origine du mouvement politique communiste.
Venons en maintenant au second aspect ; que signifie parler de fin du communisme quand nous voyons un pays comme la Chine, qui représente un cinquième de la population mondiale, être dirigée par un parti communiste ? Nous pouvons et nous devons discuter les choix politiques des groupes dirigeants, mais on ne peut pas ne pas avoir d’admiration pour l’ascension prodigieuse d’un pays aux dimensions continentales qui libère de la faim des centaines de millions de personnes et qui en même temps change en profondeur (dans un sens défavorable à l’impérialisme) la géographie politique du monde.
En ce point il est nécessaire de se poser une question : quel a été le contenu politique central du 20ème siècle ? J’ai déjà parlé des trois mouvements d’émancipation qui caractérisent l’histoire du 20ème siècle. Arrêtons-nous sur ce qui a eu le développement planétaire le plus ample : tout le 20ème siècle est traversé par de gigantesques luttes d’émancipation, menées par des peuples coloniaux ou menacés de subir l’assujettissement colonial : qu’on pense à la Chine, au Vietnam, à Cuba, à l’Union Soviétique même qui, dans la lutte contre la tentative hitlérienne de créer un empire colonial en Europe orientale précisément, a du mener la Grande guerre patriotique. Ce gigantesque processus s’est-il évanoui au 21ème siècle, dans le siècle où nous vivons ? Non, il continue. Mais il y a du nouveau. A part des cas tragiques, comme celui du peuple palestinien qui est contraint à subir le colonialisme dans sa forme classique et la plus brutale, dans les autres pays la lutte anti-coloniale est passée de la phase proprement politico-militaire à la phase politico-économique. Ces pays essaient de s’assurer une indépendance qui n’est plus seulement politique mais aussi économique ; ils sont donc engagés à rompre le monopole technologique que les Etats-Unis et l’impérialisme avaient cru conquérir une fois pour toutes. En d’autres termes, nous nous trouvons devant la continuation de la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme qui a constitué le contenu principal du 20ème siècle. Et comme dans le siècle désormais passé où ce sont des partis communistes qui ont stimulé et dirigé ce mouvement, ainsi voyons-nous aujourd’hui des pays comme la Chine, le Vietnam ou Cuba guider au 21ème siècle cette nouvelle phase du processus d’émancipation anticolonial. Ce n’est certes pas un hasard si ces trois pays sont dirigés par des partis communistes. Ceux qui déclarent mort le mouvement communiste, et pensent même dire ainsi une chose évidente, ne se rendent pas compte qu’ils répètent une idiotie macroscopique.
Donc les conditions objectives matérielles existent pour une relance même en Italie d’un Parti Communiste de cadres et avec une ligne de masse ?
Domenico Losurdo : Je crois vraiment que oui, j’en suis même convaincu : on ne voit pas pourquoi l’Italie devrait être une anomalie par rapport au cadre international. S’il est vrai qu’en Europe orientale entre 1989 et 1991 le mouvement communiste a subi une défaite sévère, dont il faut évidemment prendre acte et tenir compte, il est aussi vrai que la situation mondiale dans son ensemble présente un cadre passablement plus varié et décisivement plus encourageant. Par exemple, je reviens d’un voyage au Portugal, où j’ai eu l’occasion d’apprécier la présence du Parti communiste. Il est clair qu’en Italie nous avons une grande tradition communiste derrière nous et il n’y a aucune raison de ne pas s’en réapproprier, de façon certes critique. Je crois qu’il existe aussi les présupposés non seulement idéaux mais aussi politiques pour mettre fin au fractionnement des forces communistes. En circulant dans notre pays, pour des manifestations culturelles plus encore que politiques, j’ai noté que le potentiel communiste est réel. Les communistes sont simplement fragmentés en diverses organisations, parfois même en petits cercles : il faut retrousser ses manches et se mettre au travail pour l’unité, en s’appuyant en premier lieu sur les forces communistes qui sont présentes déjà de façon plus ou moins organisée au niveau national. Je pense à L’Ernesto, qui agit dans le cadre de Rifondazione Comunista, et au PdCI (Partito dei Comunisti italiani, NdT) : en s’unissant, ces deux forces devraient être en mesure de lancer un signal aux cercles communistes diffus sur le territoire national, une invitation à abandonner la résignation et le sectarisme pour se mettre au travail afin de concrétiser les idées et un projet communistes.
Donc ce qui empêche la construction d’un Parti Communiste unique en Italie est à votre avis cette fragmentation, cette fatigue pour affronter à nouveau des luttes que nombre de camarades ont déjà faites ?
Domenico Losurdo : En Italie se ressent le poids d’une situation particulière : l’action négative d’un parti, celui de Rifondazione comunista, longtemps conduit par des dirigeants avec une vision substantiellement anti-communiste, des dirigeants qui se sont employés activement à liquider l’héritage de la tradition communiste dans le monde et en Italie. Il est clair que nous devons nous libérer de cette phase tragique et grotesque de l’histoire que nous avons derrière nous ; de ce point de vue la reconstruction du Parti est non seulement un devoir organisationnel, mais c’est un devoir en premier lieu théorique et culturel. Je crois que ces problèmes peuvent être affrontés et résolus positivement.
Nous sommes aujourd’hui dans une situation dans laquelle nous avons assisté à un changement du point de vue même culturel. Tandis qu’au 20ème siècle, l’hégémonie culturelle était l’apanage du mouvement communiste, aujourd’hui le terme communiste est vécu presque avec embarras si ce n’est avec une honte manifeste, jusqu’à en arriver aux déclarations de Bertinotti sur l’imprononçable du terme communiste ou sur la réduction de sa signification, dans la meilleure des hypothèses, à quelque chose de purement culturel. Comment en est-on arrivé là et comment pouvons-nous nous libérer de tout cela ?
Domenico Losurdo : Le terme communisme serait-il imprononçable ? En tant qu’historien je dois tout de suite observer qu’alors nous devrions renoncer aux termes qui servent de référence aux mouvements politiques actuels en général. Comment s’appelait aux USA le parti qui a défendu jusqu’au bout l’institution de l’esclavage des Noirs ? Il s’appelait Parti Démocrate. Et comment s’appelait, encore aux USA, le parti qui, même après l’abolition formelle de l’esclavage, a défendu le régime de la suprématie blanche, la ségrégation raciale, le lynchage des Noirs organisé comme torture lente et interminable et comme spectacle de masse ? Il s’appelait, encore une fois, Parti Démocrate. Oui, les champions de l’esclavage et du racisme le plus honteux ont fait profession de démocratie. Devrions-nous conclure que « démocratie » est imprononçable ? Penser que le terme démocratie a une histoire plus belle, plus lisse, plus immaculée, que le terme communisme signifie ne rien connaître de l’histoire. Ce que j’ai dit à propos du terme démocratie pourrait être tranquillement repris pour d’autres termes qui sont une part essentielle du patrimoine de la gauche. Comment s’appelait le parti d’Hitler ? Il s’appelait Parti national-socialiste : doit-on aussi considérer le terme socialiste comme tabou ? Pour être exacts, le parti d’Hitler s’appelait Parti national-socialiste des ouvriers allemands. Serait-il alors inconvenant et inacceptable de faire référence aux ouvriers et à la classe ouvrière. Aucun mot ne peut exhiber le statut de la pureté. Hitler et Mussolini prétendaient être les promoteurs et protagonistes d’une révolution ; voici un autre terme qui, dans la logique de Bertinotti, devrait se révéler imprononçable.
En réalité, ces propos sur l’imprononçabillité du terme « communisme » présupposent non seulement une totale subalternité par rapport à l’idéologie dominante mais aussi une incapacité de jugement historique et politique. Pour clarifier ce dernier point je prendrai appui sur une comparaison que j’ai illustrée dans mon livre Controstoria del liberalismo (Contre histoire de la démocratie). Dans les années trente du 19ème siècle deux illustres personnalités françaises visitent les USA. L’un est Alexis de Tocqueville, le grand théoricien libéral ; l’autre Victor Schoelcher, celui qui, après la révolution de février 1848, abolira définitivement l’esclavage dans les colonies françaises. Tous deux visitent les USA dans la même période mais indépendamment l’un de l’autre. Ils constatent les mêmes phénomènes : le gouvernement de la loi et la démocratie sont en vigueur dans la communauté blanche ; mais les Noirs subissent l’esclavage et une oppression féroce, pendant que les Peaux-rouges sont progressivement et systématiquement effacés de la surface de la terre. Au moment de conclure, dès le titre de son livre (La Démocratie en Amérique), Tocqueville parle des USA comme d’un pays authentiquement démocratique, et même comme du pays le plus démocratique au monde ; Schoelcher par contre voit les USA comme le pays où fait rage le despotisme le plus féroce. Qui des deux a raison ?
Imaginons qu’au 20ème siècle Tocqueville revenant et Schoelcher revenant aient fait le tour du monde. Le premier aurait fini par célébrer le gouvernement de la loi et la démocratie en vigueur aux USA et dans le « monde libre » et considérer comme peu importantes l’oppression et les pratiques génocidaires imposées par Washington et par le « monde libre » dans les colonies et semi colonies (en Algérie, au Kenya, en Amérique du Sud etc.), l’assassinat systématique de centaines de milliers de communistes organisé par la CIA dans un pays comme l’Indonésie, la discrimination, l’humiliation et l’oppression infligées jusque dans la métropole capitaliste et « démocratique » aux dépens des peuples d’origine coloniale (les Noirs aux USA, les Algériens en France etc.). Schoelcher revenant aurait par contre concentré son attention justement sur tout cela et aurait conclu que c’était le soi-disant « monde libre » qui exerçait le pire despotisme. On comprend bien que l’idéologie dominante s’identifie sans réserve avec le Tocqueville proprement dit et avec le Tocqueville revenant. Le sort réservé aux peuples coloniaux et d’origine coloniale ne compte pas !
Je répète, contre cette vision, ce que j’ai déjà dit : les communistes doivent savoir regarder de façon autocritique leur histoire mais n’ont pas à avoir honte et ne doivent pas se laisser aller à l’autophobie ; c’est le mouvement communiste qui a mis fin aux horreurs qui ont caractérisé la tradition coloniale (qui a débouché ensuite dans l’horreur du Troisième Reich, dans l’horreur du régime qui a subi sa première et décisive défaite grâce à l’Union Soviétique).
Nous pouvons donc dire que la voie pour la reconstruction du Parti communiste passe inévitablement par le choix de se réapproprier ce qui a constitué ses propres racines, ce qui a été l’orgueil communiste et aussi le langage qui en fait partie ?
Domenico Losurdo : Cela ne fait pas de doute. Cette réappropriation doit être totalement critique, mais cette attitude non plus n’est pas une nouveauté. Quand Lénine a lancé le mouvement communiste, il s’est d’une part relié à la tradition socialiste précédente, mais il a su d’autre part réinterpréter cette tradition dans un sens critique, en gardant à l’esprit les développements de l’histoire de son époque. De nos jours il ne s’agit en aucune manière d’éviter un bilan autocritique, qui s’impose absolument. Mais ceci n’a rien à voir avec l’acceptation du cadre manichéen proposé ou imposé par l’idéologie dominante. Ce cadre ne correspond en aucune manière à la vérité historique mais seulement au besoin politique et idéologique des classes dominantes et exploitantes de faire taire toute opposition de poids.
Donc, pratiquement comment devrions-nous travailler pour redonner à la classe ouvrière un Parti communiste qui soit à la hauteur des thèmes et de l’affrontement de classe ? Comment pouvons-nous avoir un rapport fécond avec les citoyens italiens ?
Domenico Losurdo : Le modèle du Parti communiste élaboré en particulier par Lénine me semble rester valide ; évidemment, il faut tenir compte que son Que faire ? se référait à la Russie tsariste et donc aussi aux conditions de clandestinité dans lesquelles le parti était contraint d’évoluer. Dans tous les cas, il s’agit de construire un parti, qui ne soit pas un parti d’opinion et qui ne se caractérise pas par le culte de la personnalité, comme cela a été longtemps le cas de Rifondazione Comunista. Il faut un parti capable de construire un savoir collectif alternatif aux manipulations de l’idéologie dominante, un parti qui doit savoir être présent dans les lieux du conflit et doit savoir aussi, quotidiennement, construire une alternative à la fois sur le plan idéologique et sur celui de l’organisation politique.
Je voudrais conclure avec deux observations. La première : l’exemple de la Lega (Ligue du Nord, parti xénophobe et sécessionniste de Umberto Bossi, NdT) (un parti qui a des caractères réactionnaires et qui nous met en présence de scénarios très inquiétants) démontre qu’était peureusement erronée la vision selon laquelle il n’y avait plus de place pour un parti enraciné dans le territoire et sur le lieu du conflit.
La seconde observation me ramène exactement au début de notre entretien, où je rappelais l’enseignement de Togliatti concernant la question méridionale comme une question nationale. Aujourd’hui une constatation amère s’impose : le défaut de solution de la question méridionale est en train de mettre en crise, ou risque de mettre en crise, l’unité nationale de notre pays : dans un pays caractérisé par de forts déséquilibres régionaux, le démantèlement définitif de l’Etat social passe à travers la liquidation de l’Etat national et de l’unité nationale. Le parti communiste que nous sommes appelés à reconstruire en Italie fera la démonstration de son internationalisme concret dans la mesure, aussi, où il saura affronter et résoudre la question nationale. Adhérer aux mouvements sécessionnistes ou même seulement ne pas les combattre jusqu’au fond signifierait rompre avec la meilleure tradition communiste. Il faut toujours garder à l’esprit la leçon de la Résistance : le Parti communiste est devenu un fort parti de masse dans la mesure où il a su relier la lutte sociale et la lutte nationale, interpréter les besoins des classes populaires et en même temps prendre la direction d’un mouvement qui luttait pour sauver l’Italie.
Toutes les notes de bas de page ont été écrites, pour la version française de cette interview, par Stefano G. Azzarà, historien de la philosophie à l’université d’Urbino (Italie).
[1] Beppe Grillo : acteur comique très connu en Italie. Engagé à l’époque dans une polémique avec le PSI de Bettino Craxi qui imposa son exclusion de la télévision publique, il est maintenant leader d’un mouvement (5 Stelle, 5 étoiles) aux allures qualunquistes (poujadistes, NdT), qui invite au boycott des partis et des institutions et en appelle à une forme peu probable de démocratie directe corrélée à Internet. Il faut cependant préciser que son mouvement a une grande audience surtout chez les lecteurs qui votaient autrefois pour les partis communistes et pour la gauche radicale ; ces électeurs se sont tournés vers Grillo, déçus par la maigre autonomie de ces partis et leur participation malheureuse au gouvernement Prodi (« ils sont tous pareils »).
[2] Nicola -Nichi- Vendola est né et a grandi dans le PCI, il est proche des positions organisationnelles de la gauche de Pietro Ingrao, et a été un des principaux leaders du PRC. Fervent partisan de la méthode des primaires, il a été élu président de la région Puglia où il exerce à présent son deuxième mandat. Battu dans la course au secrétariat du PRC, il a fondé un parti personnel, Sinistra Ecologia e Libertà (Gauche, Ecologie et Liberté). Toujours par la méthode des primaires, il vise désormais le remodelage, dans une perspective plus radicale, de la gauche modérée italienne : il a lancé à cet effet sa propre candidature comme président du Conseil, en concurrence avec les candidats du Partito Democratico. Héritier de Fausto Bertinotti, il est aussi le théoricien d’un populisme rhétorique de gauche, de veine soi-disant poético-littéraire.
[3] Fausto Bertinotti, lié dans sa jeunesse à la gauche socialiste de Riccardo Lombardi, puis leader de l’aile gauche de la CGIL (équivalent à peu près de la CGT française, NdT), a été « inscrit » comme secrétaire du PRC (Partito della Rifondazione Comunista) par le vieux leader communiste Armando Cossutta. Il a dirigé Rifondazione pendant plus de 10 ans, lui donnant une notable visibilité médiatique et une force électorale. Mais il a été aussi le principal fauteur de sa dé-communistisation et mutation en un parti de gauche radicale. Après avoir lié le destin du PRC au mouvement no-global et au radicalisme le plus poussé, il a en 2005 imposé un virage du genre épingle à cheveu, en amenant son propre parti dans le gouvernement Prodi et en acceptant la présidence de la Chambre. Ceci n’a pas été accepté par les électeurs qui, aux élections de 2008, ont bruyamment rejeté la coalition de la gauche radicale.
http://www.voltairenet.org/article167990.html
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