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21/01/2011

Imposture du capitalisme moral

Yvon Quiniou

Ne serait-il pas temps de moraliser le capitalisme ? Au plus fort de la crise, l’interrogation a été formulée par nos dirigeants, M. Nicolas Sarkozy en tête, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui se livraient auparavant à une apologie inconsidérée du libéralisme censé représenter la « fin (heureuse) de l’histoire ». Formulée ainsi, la question est biaisée : s’il faut le moraliser, c’est que le capitalisme est immoral ; si on peut le faire, c’est qu’il n’est pas intrinsèquement immoral dans ses structures. Seuls ses excès seraient en cause. Or l’immoralité est constitutive du capitalisme, contrairement à la conception qui prétend faire de l’économie une réalité échappant à la morale.
L’économiste ultralibéral Friedrich Hayek avait déjà énoncé cette objection au XXe siècle (1) : seul un comportement individuel intentionnel pourrait être qualifié de juste ou d’injuste — ce ne peut être le cas d’un système social qui, en tant que tel, n’a été voulu par personne. Cela pousse Hayek à récuser le concept même de « justice sociale », décrété absurde puisque jugeant ce qui n’a pas à être jugé : « Il n’y a pas de critère par lequel nous pourrions découvrir ce qui est “socialement injuste” parce qu’il n’y a pas de sujet par qui pourrait être commise cette injustice (2) », écrit-il par exemple. Il y voit même un vestige d’anthropomorphisme projetant sur une réalité inhumaine (au sens d’impersonnelle) des intentions humaines ; cet anthropomorphisme animerait le courant socialiste et sa prétention à redistribuer d’une manière juste la richesse et les moyens de la produire. La conception de Hayek débouche donc sur un amoralisme complet dans le champ de l’organisation économique de la société, voire sur une forme de cynisme se donnant par avance les moyens de masquer le mal qu’il alimente, puisqu’il le dénie théoriquement en lui ôtant tout fondement intellectuel (3).
Cette thèse a trouvé une nouvelle jeunesse récemment grâce à André Comte-Sponville dans son livre Le Capitalisme est-il moral ? (4), dont le succès médiatique, même si son contenu a été pris à revers par la crise, traduit bien la prégnance de l’idéologie libérale. Distinguant, au sein de la vie sociale, l’ordre scientifico-technique, l’ordre juridico-politique, l’ordre moral et l’ordre éthique (qu’il définit par l’amour), il place l’économie dans le premier : « La morale est sans pertinence aucune pour décrire ou expliquer quelque processus que ce soit qui se déroule dans ce premier ordre. Cela vaut en particulier pour l’économie qui [en] fait partie », affirme-t-il (5).

Cynisme à l’égard
de la politique

La morale apparaît alors en position d’extériorité, le capitalisme se situant hors champ : ni moral ni immoral, mais amoral. Non que la morale ne puisse du tout y intervenir — on ne trouve plus personne pour soutenir une position aussi radicale. Mais elle ne le peut qu’à la marge, à travers la politique et le droit, pour en atténuer les méfaits, sans pouvoir ni, surtout, devoir supprimer ses causes. De plus, nul sujet n’étant à l’œuvre dans les processus économiques, on n’a pas à les juger au nom de normes qui ne peuvent s’appliquer qu’à des actes subjectifs : exit à nouveau l’idée qu’il y aurait une signification morale de la justice ou de l’injustice sociales, et un devoir de modifier l’économie si elle ne répond pas aux critères de la justice. Le capitalisme peut être injuste, reconnaît-il cependant, comme la nature dans la distribution des talents entre les hommes, mais certainement pas immoral et il n’a donc pas à être fondamentalement changé (6).
Ce type de discours non seulement contribue à innocenter le capitalisme des dégâts considérables que nous avons sous les yeux — et donc à le justifier idéologiquement — mais il alimente un cynisme généralisé à l’égard de la politique, en lui enlevant toute ambition morale forte. Sa justification repose sur une erreur majeure, parfaitement visible chez Comte-Sponville et présente chez tous les partisans du capitalisme : l’intégration de l’économie à l’ordre de la science et de la technique, effectivement neutre moralement. C’est oublier ce qui les sépare fondamentalement.
La science et la technique (auxquelles l’économie est évidemment articulée) ne sont que des moyens et seul leur usage social peut être jugé. Ainsi une nouvelle technique de production qui augmente la productivité du travail n’est pas en elle-même porteuse de chômage et donc mauvaise ; elle permet au contraire de diminuer le temps de travail et donc la peine des hommes : on peut produire autant en moins d’heures, avec les mêmes travailleurs ; ou encore, elle donne la possibilité de mieux rémunérer les salariés grâce aux gains de productivité. Sa valeur réside donc dans l’usage qu’on en fait.
Par opposition — et c’est le grand enseignement de Karl Marx, cet oublié des théories économiques officielles jusqu’à la crise récente —, l’économie est constituée de pratiques par lesquelles certains humains (les capitalistes) se comportent d’une certaine manière à l’égard d’autres humains (les ouvriers et les salariés en général) — en les exploitant, en les soumettant à des cadences infernales, en les licenciant sous prétexte de compétitivité, ou en les opposant les uns aux autres par une culture du résultat ou de nouvelles règles de management dont on sait à quel point elles génèrent désormais une souffrance au travail proprement insupportable (7).
Tout cela ne relève pas de la technique ou de la science, mais d’une pratique sociale qui organise le travail, qui est voulue comme telle sur la base d’objectifs mercantiles (le profit) et qui donc s’offre par définition au jugement moral : pratique humaine ou inhumaine, pratique morale ou pratique immorale. Marx l’avait clairement compris quand il affirmait que « l’économie politique n’est pas la technologie (8)  ».
Plus largement — car la puissance de la politique est ici en jeu —, c’est le type de réalité généralement prêté à l’économie qu’il faut récuser : une réalité objective et absolue, décrétée indépendante des hommes (alors que c’est eux qui la font) et soumise à des lois implacables, analogues à celles de la nature, qu’on ne saurait bien entendu juger. On ne critique pas la loi de la chute des corps… même si elle peut faire mal occasionnellement ! Cette dérive intellectuelle porte un nom : l’économisme. Ce dernier consiste non seulement à ériger l’activité économique en valeur primordiale subordonnant à elle toutes les autres, mais à considérer qu’elle est faite de processus soustraits à la responsabilité de la politique pour l’essentiel.
Pourtant, il faut bien comprendre que, s’il y a bien des lois de l’économie capitaliste, elles sont strictement internes à un système de production régi par la propriété privée ; elles peuvent être infléchies et même, dans le principe, abolies si l’on change de système. Il faut donc voir en elles des règles de fonctionnement d’un certain type d’économie (qui n’est pas la fin de l’histoire), organisant une forme particulière de rapports pratiques entre les hommes et ayant elles-mêmes un statut pratique. Elles ont été instituées (jusqu’au niveau mondial, désormais), et peuvent donc être modifiées. Ce qui signifie que lesdites « lois économiques » tombent directement sous la législation de la morale, comme tout ce qui touche à la pratique.
C’est pourquoi la « science économique » elle-même ne saurait être une science pure, vierge de jugements de valeur : comme les sciences sociales en général et de par la nature de son objet — des personnes y sont impliquées — elle engage des valeurs, au moins implicitement ; elle appréhende l’activité humaine et oriente l’analyse du réel dans tel ou tel sens, qu’on peut approuver ou non.
L’économiste américain Albert Otto Hirschman l’a bien indiqué en soulignant l’intrication, souvent inconsciente, de la science économique et de la morale. Il a observé que « la moralité (…) a sa place au centre de notre travail, à condition que les chercheurs en science sociale soient moralement vivants (9) » ; il formule donc le souhait que les préoccupations morales soient explicitement et consciemment assumées par la science sociale — rejoignant Marx quand il affirme dans les Manuscrits de 1844 que l’économie est « une science morale réelle, la plus morale des sciences (10) ».
Reste à savoir quelle est cette morale qui nous demande de nous préoccuper de l’économie et de ne pas la considérer comme une réalité devant laquelle la politique devrait froidement s’incliner. Il convient d’abord de rompre avec une approche morale de l’humain repliée sur la sphère des relations interpersonnelles et ne s’intéressant qu’aux vertus et aux vices individuels. Il faut, au contraire, admettre que, distinguée de l’éthique et touchant par conséquent les rapports avec autrui (11), la morale doit s’appliquer à l’ensemble de ceux-ci et donc aux rapports sociaux dans leur globalité, c’est-à-dire à la vie politique (au sens étroit, les institutions), sociale (toujours au sens étroit, les droits sociaux) et économique.
Cependant, si elle a bien commencé à investir les deux premiers champs depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 jusqu’à celle de 1948, on voudrait qu’elle s’arrête à la porte de l’économie. C’est cet interdit qu’il faut lever en envisageant une politique morale qui soit aussi une économie morale, à savoir une politique qui réalise les valeurs de la morale jusque dans le champ économique.
Mais quelles valeurs et donc quelle politique ? La réponse peut être tirée de la formulation qu’en a donnée Emmanuel Kant, et elle rejoint le sens moral commun : c’est le critère de l’universel qui commande de respecter l’autre, de ne pas l’instrumentaliser, et qui exige de promouvoir son autonomie. Débarrassé de tout arrière-plan métaphysique ou religieux, il exige que nous supprimions la domination politique (c’est en partie réalisé à travers les institutions démocratiques), l’oppression sociale (c’est en partie fait à travers les droits que le mouvement ouvrier a conquis depuis le XIXe siècle), mais tout autant l’exploitation économique : cela reste largement à gagner. Ce n’est qu’ainsi qu’on protégera et approfondira par la politique les acquis moraux obtenus dans les autres domaines.
En fait, moraliser le capitalisme s’avère, en toute rigueur, impossible puisque celui-ci est en lui-même immoral, qu’il se met au service d’une minorité fortunée, instrumentalisant la grande masse des travailleurs, niant leur autonomie. Exiger sa moralisation devrait conduire en réalité à exiger sa suppression, quelle que soit la difficulté de la tâche.

(1) Cf. en particulier Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, Presses universitaires de France (PUF), trois tomes, Paris, 1980-1983.
(2) Op. cit., t. 2, p. 94.
(3) Interrogé sur les conséquences humaines du libéralisme, Hayek a pu dire à propos des victimes éventuelles, « Eh bien, tant pis ! »
 (4) Albin Michel, Paris, 2004, réédité en 2009.
(5) Op. cit., 2e édition, p. 78.
(6) Op. cit., p. 238-239.
(7) Cf. notamment les articles de Christophe Dejours et de Jean-Pierre Durand dans Actuel Marx, n° 39, « Nouvelles aliénations », Paris, mai 2006.
(8) Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1966, p. 151.
(9) Albert. O. Hirschman, L’Economie comme science morale et politique, Gallimard-Seuil, Paris, 1984, p. 109.
(10) Chez Marx, passé la période de jeunesse, cette intrication n’a pas été théorisée : c’est une lacune de son œuvre.
(11) Dans mon vocabulaire, l’éthique ne concerne que la vie individuelle et peut se présenter sous la forme d’une sagesse, conseillée mais facultative.

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/07/QUINIOU/19392

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