Laurent Chambon
Voilà une semaine que l’Europe redécouvre le Maghreb grâce aux événements qui ont abouti au départ de Ben Ali de Tunisie. Beaucoup a été dit, surtout dans la presse de l’Europe latine (mais beaucoup moins en Europe germanique, où le terme même de Maghreb est quasiment inconnu), et il reste encore beaucoup à raconter. Plutôt que de m’extasier sur le rôle de Twitter (aussi marginal qu’en Iran) ou de révéler les petits arrangements des élites françaises avec une des pires dictatures d’Afrique, je me suis dit qu’il était temps de jouer à comparer les situations.
La première chose que j’aime comparer quand on parle de pays, ce sont les chiffres bien solides: taux d’alphabétisation, taux de natalité et de mortalité, tout ça. Que ce soit pour le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, à part dans les campagnes très reculées nous avons des chiffres de type européen: la plupart des Maghrébins a été scolarisée, une grande partie de la jeunesse est bien éduquée, se marie de plus en plus tard, les femmes font à peine assez d’enfants pour renouveler la population, et les valeurs auxquelles la plupart des Maghrébins adhère sont totalement semblables aux nôtres. Pour résumer rapidement, les Maghrébins comme les Européens, veulent un travail, une maison, des enfants qui font des études, la liberté et la démocratie. Une partie de la presse feint de le découvrir, mais quiconque connaît un peu le Maghreb sait à quel point, A° MMXI, malgré les différences de revenus, les modes de vie convergent.
Emmanuel Todd avait été le premier à le dire: arrêtons de regarder le Maghreb (et l’Iran, d’ailleurs) comme des contrées barbares et dangereuses, ils sont comme nous ! Pour mieux comprendre l’impact de ce qui se passe en Tunisie, il faut réaliser à quel point leur accès aux informations, malgré la censure sur internet et l’interdiction de nombreux journaux, a été aussi vaste que le nôtre, mais en français et en arabe. Des gens éduqués, qui sont mûrs pour la démocratie, qui se gavent d’informations sur le reste du monde et qui ont comme chef un dictateur, vous pensez vraiment que c’est tenable longtemps ?
Je pense que l’enthousiasme sincère que nombreux Français ont pu montrer quand Ben Ali s’est envolé de Carthage est lié à une compréhension de la situation tunisienne: un peuple mûr et éduqué qui n’en peut plus de la dictature et de la corruption. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que nombreux, dans leurs commentaires des articles en ligne, sur Twitter ou Facebook, ont établi une comparaison avec la France de Sarkozy. Je vais y revenir.
Le Gini comme index de civilisation
Le coefficient de Gini est un chiffre qui donne une idée des inégalités de revenus dans un pays: plus un pays est égalitaire, plus son coefficient se rapproche de zéro, plus il est inégalitaire, plus il s’approche de 1. Ainsi, le pays le moins inégalitaire est le Danemark (0,247) et le plus inégalitaire est la Namibie (0,707). La France ne s’en sort pas si mal (avec 0,289, malheureusement en augmentation constante), en tous cas mieux que les Pays-Bas, le Canada ou l’Espagne. Comme je l’ai écrit auparavant, le Gini permet de comprendre beaucoup de choses, comme le niveau de la criminalité, la quantité d’obèses et le degré général de violence dans la société. Le Brésil et l’Afrique du Sud, les deux grands pays les plus violents du monde, sont tout à la fin de la liste (0,578 tous les deux), alors que pour se faire agresser au Japon (0, 249) et en Suède (0,250), il faut vraiment faire des efforts.
Chacun a sa façon de regarder le monde. Pour moi, le coefficient Gini est un bon moyen de mesurer le degré de civilisation des nations. Quand une nation est en crise, les inégalités se creusent et les richissimes se gavent pendant que les pauvres crèvent. Quand une nation est heureuse collectivement, elle aide et éduque ses pauvres, elles s’occupe de ses vieux et la richesse se mérite, elle ne s’acquiert pas par des violences ou uniquement par la naissance.
La Tunisie, malgré le racket organisé par la famille Trabelsi, est à 0,398, juste après l’Algérie, la Grèce et Israël, mais avant la Turquie et les États-Unis. Donc malgré une économie minée par ce pillage organisé avec la bienveillance de Ben Ali et de la police politique, la Tunisie est resté un endroit civilisé. En tous cas bien plus, selon mes critères, que nos amis américains.
La mobilité sociale comme explication
du régime politique nécessaire aux élites
pour maintenir leurs privilèges
En dehors du chiffre des inégalités de revenus, il y a un indicateur qui est tout aussi important, celui de la mobilité sociale. Là encore, les statisticiens adorent les équations compliquées qui résument plein de choses en un coefficient assez synthétique: le coefficient d’élasticité intergénérationelle. Là encore, plus le chiffre est faible, plus la mobilité sociale est importante: le Danemark arrive en tête des pays occidentaux, suivi par... la Finlande et la Suède. Les plus mauvais élèves sont... la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Sans même regarder des chiffres pour le Maghreb, on sait qu’un des gros problèmes est justement le pouvoir de quelques familles et l’absence quasi-totale de mobilité sociale.
Les jeunes Tunisiens, comme les jeunes Algériens ou Marocains, sont ulcérés de n’avoir aucun travail correct alors qu’ils ont fait des études. L’immolation de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid a déclenché le processus en cours: il n’avait aucun moyen de sortir de sa classe sociale alors qu’il avait commencé à étudier, et il ne voyait plus aucun moyen de s’en sortir. Il est loin d’être le seul.
Pour moi, le coefficient d’élasticité intergénérationelle est un bon moyen de mesurer le conservatisme des élites, et leur capacité à parier sur le talent des gens plutôt que sur leur naissance. Ce coefficient nous donne une indication du type de régime politique qui doit être mis en place par les élites pour s’assurer que leurs enfants s’en sortent : l’Europe du Nord, égalitaire et mobile, préfère la démocratie transparente, l’élite tunisienne a longtemps préféré la dictature, les élites françaises, italiennes ou américaines préfèrent une démocratie toute relative avec un contrôle policier important afin de préserver leurs privilèges...
Un des problèmes de la France, c’est justement cette mobilité sociale complètement bloquée. Les émeutes d’il y a cinq ans étaient l’expression de la frustration des jeunes des classes populaires. La mobilisation des jeunes des classes moyennes à l’université et contre la «réforme» des retraites a été le reflet de celle des classes plus éduquées, tout aussi bloquées dans leurs perspectives d’ascension sociale. Entre les taux de chômage à deux chiffres des jeunes Français, les discriminations sociales, ethniques et géographiques, une grande partie des jeunes Français est dans une situation, certes moins dramatique, mais tout aussi bloquée que les jeunes Maghrébins.
Rebooter ailleurs aussi ?
D’ailleurs, au moment où l’internet tunisien est enfin libre, le gouvernement français a réussi à faire voter une série de lois quand même assez incroyables pour une « démocratie ». Avec Loppsi 2, les élites françaises au pouvoir, angoissées pour leurs privilèges, ont décidé de contrôler internet sans contrôle judiciaire, mais pas seulement: double peine, carte-blanche aux préfets pour détruire les habitations de pauvres, renforcement de la video-surveillance, couvre-feu pour mineurs, peines plancher contre la petite criminalité mais pas pour la criminalité en col blanc, mise en place de milices privées...
Nous avons une élite politique française qui utilise le terrorisme et la pédophilie comme Ben Ali a utilisé la menace islamique pour réduire les libertés, alors que ce sont des maux vraiment marginaux, voire parfois imaginaires. L’ensemble des spécialistes de chacune des questions « résolues » par ces lois pense qu’elles sont, au mieux, inefficaces, ce qui n’empêche nullement le gouvernement, l’Assemblée et le Sénat de les faire passer.
Ensuite, quand on parle de la famille Trabelsi qui pille le pays et rançonne les Tunisiens, beaucoup ne peuvent pas s’empêcher de penser au vil affairisme des amis de notre Président. Une « réforme » des retraites qui permet à son frère Guillaume de mieux vendre ses retraites privées, une « réforme » du surendettement qui laisse les deux grands groupes bancaires français racketter les ménages en difficulté, une « réforme » de l’université qui complique l’accès des classes moyennes à l’enseignement supérieur alors que les Grandes écoles, lieu de la reproduction endogame des élites, se ferment toujours plus, un « Grand Paris » qui pour l’instant bénéficie surtout aux plus riches, aux amis politiques de Sarkozy, aux bétonneurs et très peu aux Franciliens, l’impunité des groupes pharmaceutiques dont les produits tuent des milliers de gens après avoir été « approuvés » par des personnes corrompues...
Tout cela est certes plus complexe qu’un seul lien familial avec la belle-famille du Président, mais on n’en est pas trop loin non plus, vous ne trouvez pas?
C’est cela qui m’a marqué dans ces événements tunisiens: nous nous sentons proches des Tunisiens parce que nos pays se ressemblent énormément, et pas que pour de bonnes raisons.
Il va falloir qu’on arrive à quelles extrémités pour que les Européens, Français en tête, se réveillent eux aussi, et remettent les pendules à l’heure?
Je pense que l’enthousiasme sincère que nombreux Français ont pu montrer quand Ben Ali s’est envolé de Carthage est lié à une compréhension de la situation tunisienne: un peuple mûr et éduqué qui n’en peut plus de la dictature et de la corruption. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que nombreux, dans leurs commentaires des articles en ligne, sur Twitter ou Facebook, ont établi une comparaison avec la France de Sarkozy. Je vais y revenir.
Le Gini comme index de civilisation
Le coefficient de Gini est un chiffre qui donne une idée des inégalités de revenus dans un pays: plus un pays est égalitaire, plus son coefficient se rapproche de zéro, plus il est inégalitaire, plus il s’approche de 1. Ainsi, le pays le moins inégalitaire est le Danemark (0,247) et le plus inégalitaire est la Namibie (0,707). La France ne s’en sort pas si mal (avec 0,289, malheureusement en augmentation constante), en tous cas mieux que les Pays-Bas, le Canada ou l’Espagne. Comme je l’ai écrit auparavant, le Gini permet de comprendre beaucoup de choses, comme le niveau de la criminalité, la quantité d’obèses et le degré général de violence dans la société. Le Brésil et l’Afrique du Sud, les deux grands pays les plus violents du monde, sont tout à la fin de la liste (0,578 tous les deux), alors que pour se faire agresser au Japon (0, 249) et en Suède (0,250), il faut vraiment faire des efforts.
Chacun a sa façon de regarder le monde. Pour moi, le coefficient Gini est un bon moyen de mesurer le degré de civilisation des nations. Quand une nation est en crise, les inégalités se creusent et les richissimes se gavent pendant que les pauvres crèvent. Quand une nation est heureuse collectivement, elle aide et éduque ses pauvres, elles s’occupe de ses vieux et la richesse se mérite, elle ne s’acquiert pas par des violences ou uniquement par la naissance.
La Tunisie, malgré le racket organisé par la famille Trabelsi, est à 0,398, juste après l’Algérie, la Grèce et Israël, mais avant la Turquie et les États-Unis. Donc malgré une économie minée par ce pillage organisé avec la bienveillance de Ben Ali et de la police politique, la Tunisie est resté un endroit civilisé. En tous cas bien plus, selon mes critères, que nos amis américains.
La mobilité sociale comme explication
du régime politique nécessaire aux élites
pour maintenir leurs privilèges
En dehors du chiffre des inégalités de revenus, il y a un indicateur qui est tout aussi important, celui de la mobilité sociale. Là encore, les statisticiens adorent les équations compliquées qui résument plein de choses en un coefficient assez synthétique: le coefficient d’élasticité intergénérationelle. Là encore, plus le chiffre est faible, plus la mobilité sociale est importante: le Danemark arrive en tête des pays occidentaux, suivi par... la Finlande et la Suède. Les plus mauvais élèves sont... la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Sans même regarder des chiffres pour le Maghreb, on sait qu’un des gros problèmes est justement le pouvoir de quelques familles et l’absence quasi-totale de mobilité sociale.
Les jeunes Tunisiens, comme les jeunes Algériens ou Marocains, sont ulcérés de n’avoir aucun travail correct alors qu’ils ont fait des études. L’immolation de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid a déclenché le processus en cours: il n’avait aucun moyen de sortir de sa classe sociale alors qu’il avait commencé à étudier, et il ne voyait plus aucun moyen de s’en sortir. Il est loin d’être le seul.
Pour moi, le coefficient d’élasticité intergénérationelle est un bon moyen de mesurer le conservatisme des élites, et leur capacité à parier sur le talent des gens plutôt que sur leur naissance. Ce coefficient nous donne une indication du type de régime politique qui doit être mis en place par les élites pour s’assurer que leurs enfants s’en sortent : l’Europe du Nord, égalitaire et mobile, préfère la démocratie transparente, l’élite tunisienne a longtemps préféré la dictature, les élites françaises, italiennes ou américaines préfèrent une démocratie toute relative avec un contrôle policier important afin de préserver leurs privilèges...
Un des problèmes de la France, c’est justement cette mobilité sociale complètement bloquée. Les émeutes d’il y a cinq ans étaient l’expression de la frustration des jeunes des classes populaires. La mobilisation des jeunes des classes moyennes à l’université et contre la «réforme» des retraites a été le reflet de celle des classes plus éduquées, tout aussi bloquées dans leurs perspectives d’ascension sociale. Entre les taux de chômage à deux chiffres des jeunes Français, les discriminations sociales, ethniques et géographiques, une grande partie des jeunes Français est dans une situation, certes moins dramatique, mais tout aussi bloquée que les jeunes Maghrébins.
Rebooter ailleurs aussi ?
D’ailleurs, au moment où l’internet tunisien est enfin libre, le gouvernement français a réussi à faire voter une série de lois quand même assez incroyables pour une « démocratie ». Avec Loppsi 2, les élites françaises au pouvoir, angoissées pour leurs privilèges, ont décidé de contrôler internet sans contrôle judiciaire, mais pas seulement: double peine, carte-blanche aux préfets pour détruire les habitations de pauvres, renforcement de la video-surveillance, couvre-feu pour mineurs, peines plancher contre la petite criminalité mais pas pour la criminalité en col blanc, mise en place de milices privées...
Nous avons une élite politique française qui utilise le terrorisme et la pédophilie comme Ben Ali a utilisé la menace islamique pour réduire les libertés, alors que ce sont des maux vraiment marginaux, voire parfois imaginaires. L’ensemble des spécialistes de chacune des questions « résolues » par ces lois pense qu’elles sont, au mieux, inefficaces, ce qui n’empêche nullement le gouvernement, l’Assemblée et le Sénat de les faire passer.
Ensuite, quand on parle de la famille Trabelsi qui pille le pays et rançonne les Tunisiens, beaucoup ne peuvent pas s’empêcher de penser au vil affairisme des amis de notre Président. Une « réforme » des retraites qui permet à son frère Guillaume de mieux vendre ses retraites privées, une « réforme » du surendettement qui laisse les deux grands groupes bancaires français racketter les ménages en difficulté, une « réforme » de l’université qui complique l’accès des classes moyennes à l’enseignement supérieur alors que les Grandes écoles, lieu de la reproduction endogame des élites, se ferment toujours plus, un « Grand Paris » qui pour l’instant bénéficie surtout aux plus riches, aux amis politiques de Sarkozy, aux bétonneurs et très peu aux Franciliens, l’impunité des groupes pharmaceutiques dont les produits tuent des milliers de gens après avoir été « approuvés » par des personnes corrompues...
Tout cela est certes plus complexe qu’un seul lien familial avec la belle-famille du Président, mais on n’en est pas trop loin non plus, vous ne trouvez pas?
C’est cela qui m’a marqué dans ces événements tunisiens: nous nous sentons proches des Tunisiens parce que nos pays se ressemblent énormément, et pas que pour de bonnes raisons.
Il va falloir qu’on arrive à quelles extrémités pour que les Européens, Français en tête, se réveillent eux aussi, et remettent les pendules à l’heure?
http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/961-reboot-a-la-tunisienne-a-qui-le-tour.html
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