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15/08/2010

Quand voir, c’est croire

Jean-Pierre Garnier

La communication scientifique publique entre fascination et falsification

D’une révolution technologique à l’autre, il semble que la mission démystificatrice de la connaissance recule devant la transformation de tout savoir en « communication », qui est devenu l’autre nom pour « propagande ». Les sciences de l’homme et de la société au temps de la révolution numérique n’échappent pas à l’air du temps…

Pour peu qu’on se refuse à sacrifier l’esprit critique au culte fétichiste de la technique, on ne peut manquer d’être frappé par le contraste entre la « vulgarisation » accélérée et fortement médiatisée des découvertes scientifiques et des innovations techniques à laquelle on assiste depuis le début des années 1980 et le « maintien des ignorances et des démissions à l’égard des puissances, des intérêts et des enjeux dont dépendant les choix des scientifiques et techniques fondamentaux [1]». Or, ce qui pourrait paraître à première vue paradoxal révèle une certaine cohérence, dès lors qu’on examine d’un peu plus près ou, ce qui revient au même, qu’on prend un certain recul vis-à-vis de ce qu’il est convenu d’appeler la « communication scientifique publique », notamment lorsqu’elle fait appel à la panoplie sans cesse renouvelée des médias informatiques et audio-visuels.

Justifiée de façon tautologique par le recours croissant et de plus en plus professionnalisé aux nouvelles techniques de l’information et de la communication (NTIC), tant matérielles qu’organisationnelles, la substitution du terme « communication » à celui de « vulgarisation » est des plus significatives.

Tout d’abord, ce changement sémantique permet d’effacer la fâcheuse connotation laissant entendre qu’on s’adresserait au « vulgaire ». Le terme de « vulgarisation » a, en effet, acquis un sens dépréciatif tant il évoque la dégradation de quelque chose de précieux en une chose commune. Ce qu'on appelle « vulgarisation scientifique » recouvre une simplification dans la présentation des produits de l’activité scientifique telle qu'ils peuvent être mis à la portée intellectuelle de gens qui n'ont, au départ, aucune connaissance particulière en la matière. « Vulgaire » n'était pourtant pas à l'origine un mot négatif. Il évoquait ce qui est courant, d’un usage répandu, comme le latin « vulgaris », adjectif qu'on employait dans les toponymies scientifiques à l'époque classique : était vulgaris l'individu qui a les caractéristiques principales de l'espèce. Et le vulgaire désignait le commun des hommes, sans que ce soit péjoratif. On peut rapprocher le mot de l'expression encore actuelle de « vulgum pecus ». Ce faux latinisme, populaire, plaisant mais pas péjoratif, avait longtemps désigné les gens « ordinaires ». Le mot « vulgaire » vira cependant au négatif à partir du XVIe siècle. Il renvoie alors à ce qui manque de distinction, est grossier, trivial. Le vocable « vulgarité », quant à lui, est toujours péjoratif. Une acception évidemment très subjective et très marqué idéologiquement : les attitudes qui ne correspondent pas au code mondain de la classe dominante sont volontiers taxées de vulgaires. Or, « démocratisation du savoir oblige », il est devenu hors de question aujourd’hui, dans les instances dirigeantes, d’avoir l’air de traiter un public de « citoyens » comme un troupeau de béotiens. Au risque, en plus, de faire subir aux innovations scientifiques et techniques qui lui sont exhibées une certaine disqualification alors qu’il s’agit au contraire de les « valoriser ».

En fait, ce changement d’appellation traduit surtout l’entrée en grande pompe de la vulgarisation dans la « société de communication », c’est-à-dire dans l’univers du spectacle, de la publicité, des relations publiques. Autrement dit, bien que cela soit tu, de la manipulation de l’opinion.

Au-delà des proclamations rituelles sur la nécessaire « démocratisation du savoir » à l’ère du « capitalisme cognitif », grâce à la diffusion d’une « culture scientifique et technique » au sein de la population, des finalités moins désintéressées transparaissent. Contribuer, par exemple, à l’adaptation de la force de travail aux « mutations » imposées par la « modernisation » du système productif, en faisant jouer à la communication « grand public » le rôle d’auxiliaire de l’éducation. Ou accroître le prestige des laboratoires et de recherche pour justifier les crédits qui leur sont affectés, et, par la même occasion, asseoir ou confirmer la réputation de leurs responsables. Améliorer, aussi, voire rectifier au besoin l’image de marque des firmes mettant sur le marché les produits issus des recherches effectuées dans ces établissements. Et, par-dessus tout, contrecarrer les critiques et les inquiétudes suscitées par certaines de leurs applications en les rendant celles-ci « acceptables ». Ce dernier objectif conduit à évoquer deux autres finalités, à la fois plus idéologiques et aux effets moins circonscrits.

Sous couvert de faciliter l’accès du « grand public » à l’univers des sciences et des techniques, ces actions médiatiques visent à le persuader qu’il est désormais associé au progrès des uns et des autres, que celui-ci est devenu « l’affaire de tous » et non des seuls experts et décideurs. Bref, que ce progrès va de pair avec celui de la démocratie. Ensuite, il n’est pas inutile, dans une société où l’on déplore qu’elle soit en panne de projet collectif, de donner consistance, en les revêtant d’oripeaux « high tech », aux prédictions euphorisantes sur les bienfaits attendus de la révolution scientifique et technique – rebaptisée « révolution de l’intelligence » – en guise de discours de référence.

On comprendra, dès lors, pourquoi le souci des « médiateurs » de rendre le monde de la recherche accessible au plus grand nombre se borne principalement à la rendre visible. Au Musée des sciences et des techniques de La Villette, comme dans toutes les manifestations visant à les promouvoir, leur « valorisation » passe par leur spectacularisation, cultivant ce réflexe de base qui consiste à ajouter foi à ce que l’on voit. Il ne s’agit pas seulement de maintenir hors champ les réalités jugées non présentables, aux sens propre et figuré du terme. Ou de focaliser le regard du visiteur sur la matérialité des objets fabriqués et des phénomènes étudiés (ou sur les aspects « professionnels » de l’activité des chercheurs) pour le dissuader de s’interroger sur les tenants et les aboutissants des produits et des processus. Ce qu’accrédite surtout l’arsenal des techniques de visualisation mises au service de la communication scientifique publique, c’est le postulat selon lequel le visible, c’est l’évident. Et son corollaire : il suffit de montrer pour démontrer.

La croyance est désormais ainsi liée à la vision qu’organisent les médias et non plus à un réel supposé inaccessible sans leur entremise. Avec la fin proclamée des idéologies qui prétendaient le décrypter alors qu’elles ne faisaient que le voiler, celui-ci deviendrait intelligible une fois porté à la vue de tous. Et, de même que le travail de la connaissance se réduirait à élaborer des procédés et des procédures pour le « révéler », il reviendrait à la communication scientifique publique de divulguer cette révélation. Aussi ne faut-il pas s’étonner de la tendance contemporaine à localiser le croire dans le voir et à identifier ce qui doit être cru à ce qui peut être vu. Le dogmatisme visuel, devenu prédominant, n’incite-t-il pas à ne tenir pour réel que ce qui s’impose à la vue ?

Bien que la « visibilité » des sciences humaines et des disciplines qui leur sont associées soit moindre que celle des sciences dites dures et de leurs applications techniques, quelques pionniers audacieux ont décidé de jouer à leur tour la carte des NTIC. Ainsi en va-t-il des géographes qui utilisent les apports de la « cartomatique » pour diffuser une vison du monde soi-disant renouvelée. Tablant sur la fascination du public pour le traitement informatique des données et de leur modélisation graphique, les nouveaux modes de visualisation ne font, en réalité, que perpétuer l’aveuglement sur les conditions sociales non seulement d’apparition des phénomènes étudiés mais aussi de sélection et de présentation des données censées attester leur réalité. Bien plus, sous prétexte de « donner un nouvel éclairage à des problèmes lancinants », ils permettent de maintenir le black out sur le point de vue politique à partir duquel ils sont formulés.

En 1989, la Maison de la géographie de Montpellier faisait paraître un Atlas des libertés dans le monde confectionné avec l’aide des outils les plus perfectionnés de la « cartomatique » à l’époque [2]. Co-produit avec l’association Reporters sans frontières, les données que les universitaires et les chercheurs de cet établissement avaient collectées étaient tirées d’un rapport de Freedom House, une officine de propagande étasunienne intégrée à la National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie) mise sur orbite en 1982 sous la présidence de Ronald Reagan dans le cadre de la lutte contre l’« axe du mal » [3]. Ce que reflétaient les cartes de cet atlas, c’était avant tout la vision manichéenne d’un monde « occidental » – ou occidentalisé – menacé par le « péril rouge », avec les coloris adéquats : rose pour le premier, violet foncé pour le second.

Dans cette falsification visuelle de la réalité sociale, les philosophes ne sont pas en reste. Certains d’entre eux (Jean-François Lyotard, Jean-Baudrillard, Paul Virilio, etc.), se réclamant d’un post-modernisme alors en plein essor, avaient prêté leur concours au début des années 1980 à une exposition organisée au Centre Georges Pompidou sur « Les immatériaux » [4]. Supposée mettre en lumière le sens des « mutations » qui affectaient nos sociétés, elle le faisait par le biais d’une mise en scène obscurantiste et confusionniste truffée de schémas, de diagrammes et de collages, elle-même largement médiatisée dans les pages cultuelles de la presse de marché, qui s’apparentait fort à une mise en condition du public, « post-moderne » en l’occurrence.

On aurait pu attendre des « sciences de la communication », qui connaîtront à la même époque un développement foudroyant dans les enceintes universitaires, qu’elle contribuent à dissiper quelques illusions à propos de la communication scientifique publique. Mais il en va d’elles, dans la conjoncture socio-historique présente, comme des sciences de l’homme et de la société en général : l’abandon de la mission démystificatrice qu’on leur avait – un peu rapidement peut-être – prêtée est allée de pair avec la démission politique de ceux qui les pratiquent. À moins que leur mission véritable soit précisément celle qui corresponde à leur fonction de « communicants », pour ne pas dire de propagandistes.

Notes

[1] Georges Labica, « Les politiques de la science et de la technologie », Revue M, novembre 1988, n° 23.

[2] Atlas mondial des libertés dans le monde, GIP-Reclus, Reporters sans frontières, Médecins sans frontières, Montpellier, Arlea, 1989.

[3] Chargée de prendre le relais, sous une forme présentable, de certaines actions secrètes de la CIA, Freedom House avait récupéré en 1986 l’ancien rédacteur en chef des publications du Congrès pour la liberté de la Culture, Melvin Lasky, qui mettra en place à Londres un centre de diffusion d’articles de commande dans la presse internationale. On y trouve les signatures, entre autres, de Samuel Huntington, Vladimir Bukovsky, Adam Michnik, André Glucksmann, Jean-François Revel. En 1999, Freedom House créera l’American Committee for Peace in Chechnya (Comité américain pour la paix en Tchétchénie), dirigé par l’ancien conseiller de sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, l’ancien secrétaire d’État Alexander Haig et l’ancien représentant Stephen J. Solarz. Lorsqu’elles étaient aux affaires, ces trois personnalités avaient mis en place le jihad contre les Soviétiques en Afghanistan. Elles ont maintenu leur soutien à Ben Laden par la suite, pour orienter le jihad d’abord vers la Bosnie-Herzégovine, contre le pouvoir « communiste » de Belgrade, puis la Tchétchénie, pour favoriser l’éclatement de la Fédération de Russie et le contrôle des hydrocarbures du Caucase. Enfin, le président George W. Bush chargera Freedom House de présenter un rapport annuel sur les libertés publiques et les droits politiques dans le monde à partir duquel les États-Unis décideront d’accorder ou de refuser une aide au développement dans le cadre de la Millenium Challenge Corporation. Le budget de fonctionnement de Freedom House, en 2002, était d’environ quatorze millions de dollars. Parmi les bénéficiaire de son aide financière, l’association française Reporters sans frontières.

[4] Selon Jean-François Lyotard, le maître-d’œuvre de l’exposition « Les immatériaux » sont des matériaux dont l’essence est langagière, c’est-à-dire numérique. Pour cette raison, ils relèveraient de la métaphysique, parce qu’ils ne sont pas donnés. Pour Lyotard, la révolution techno-scientifique consiste en un renversement du langage par rapport à son référent matériel. Il y aurait désormais la possibilité d’une production sans restes de la réalité à partir du langage le plus formel, le plus vide de sens, le plus logico-mathématique. Cette production, où il n’y a plus de différence entre le sensible et l’intelligible, serait d’ordre métaphysique. La techno-science ainsi entendue marquerait le triomphe de la métaphysique et la fin de la philosophie, libérant la place pour la pensée. Une pensée qui ne s’embarrasserait plus d’argumentation rationnelle ni d’analyse concrète de situations concrètes.

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