Antoine Math, Alexis Spire
Paru en 1999 dans Plein droit, la revue du Gisti [1], le texte qui suit reste malheureusement d’actualité puisque l’interdiction aux étrangers « non-européens » de 30% des emplois disponibles sur la marché du travail perdure toujours en 2010, à de rarissimes exceptions près (la plus notable étant celle de la RATP qui a ouvert ses 45000 emplois à tou-te-s en 2002) et dans une indifférence quasi-générale – comme vient de le souligner la lamentable « volte-face inopinée » de l’UMP sur la question.
Article
« Cela me choque d’autant moins que l’on discute tranquillement de la préférence nationale [en matière de prestations sociales] qu’elle existe déjà dans la fonction publique. »
Nicolas Sarkozy [2]
Si « l’intégration » a longtemps focalisé l’attention des pouvoirs publics, des voix s’élèvent depuis peu pour davantage souligner le rôle des formes de ségrégation et de discrimination, notamment sur le marché du travail [3]. Ces préoccupations portent sur des discriminations illégales dont sont victimes des individus du fait de leur apparence physique ou de leur nom, et face auxquelles il est difficile de faire appliquer le droit. Ceci ne doit toutefois pas masquer les effets des discriminations légales beaucoup plus rarement abordées dans le débat public mais qui n’en demeurent pas moins massives. Fondées sur le critère juridique de la nationalité, elles consistent à réserver l’accès de certaines professions aux Français (ou aux Européens).
Sans reprendre toute la genèse sociale et historique des discriminations à l’égard des étrangers rappelons que la décision de leur interdire certaines professions a souvent été prise lors de crises économiques : adoptées dans l’urgence et de manière provisoire, ces mesures se sont pour la plupart maintenues au fil du temps. Elles ont également pu être motivées par un certain clientélisme politique visant à protéger les nationaux d’une main-d’œuvre concurrente.
C’est la raison pour laquelle ce sont plutôt dans les secteurs privilégiés du marché du travail, c’est-à-dire les professions où les statuts sont le plus stables et les rémunérations les plus élevées, que ces interdictions pèsent le plus. Sans reprendre de façon exhaustive l’état des lieux déjà établi par d’autres [4], il nous paraît utile d’évaluer l’ampleur de ces interdictions ainsi que les conséquences sur la structure et la dynamique de l’emploi des étrangers.
L’interdiction, pour les étrangers, d’accéder aux emplois de la fonction publique participe de ces évidences rarement discutées. La justification avancée renvoie souvent à la logique de la souveraineté nationale : il serait normal que les autorités refusent de confier à un étranger des fonctions relevant de l’autorité étatique, telles que la police, l’armée, la justice, les impôts ou la douane. Pourtant, ces fonctions regroupent une faible part des effectifs (moins de 750000 personnes) et l’argument tombe pour la très grande majorité des emplois de la fonction publique qui ne relèvent d’aucune prérogative particulière.
L’évolution de la législation européenne en la matière en est une parfaite illustration. Dès 1980, la Cour de justice des communautés européennes a estimé que le seul fait qu’un emploi relève de la fonction publique ne suffisait pas à en interdire l’accès aux ressortissants de la Communauté européenne, dès lors que cet emploi ne comportait pas une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique. Le législateur français en a pris acte en modifiant le statut de la fonction publique par la loi du 26 juillet 1991. Des décrets ultérieurs ont ouvert à ces ressortissants l’accès aux différents corps de l’éducation nationale, de la fonction publique hospitalière, ainsi qu’à plusieurs cadres d’emplois de la fonction publique territoriale (professeur d’enseignement artistique, puéricultrice, éducateur de jeunes enfants, etc.). D’autres décrets pourraient suivre. Des entreprises publiques sous statut (Banque de France, SNCF, RATP), ont également pris des mesures similaires. Cette évolution remet en cause la tradition bien établie d’exclusion des étrangers de la fonction publique et, en définitive, son caractère « légitime » et « naturel » pour l’ensemble des étrangers.
Le législateur a même prévu d’ouvrir des postes de titulaire à tous les étrangers, dans les mêmes conditions que pour les Français, dans les corps de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette brèche concerne de très faibles effectifs mais atteste que l’exclusion des étrangers de la fonction publique n’a rien d’inéluctable et qu’elle ne résulte d’aucun impératif constitutionnel catégorique.
Si l’accès aux postes de fonctionnaire est refusé aux étrangers, on accepte cependant parfois de les recruter pour accomplir les mêmes tâches mais comme auxiliaires ou contractuels, et dans des emplois moins payés et plus précaires. Ils servent de bouche-trous, à l’instar des étudiants étrangers recrutés comme maîtres-auxiliaires dans les disciplines et les régions déficitaires, ou des médecins étrangers dans les services des hôpitaux désertés par les médecins français. Les emplois précaires aidés sont également accessibles sans condition de nationalité. Si la fermeture aux étrangers de la plupart des autres emplois de non titulaire est la règle, sa légalité est douteuse [5].
Lorsqu’on fait la somme des effectifs de la fonction publique (d’État, territoriale et hospitalière) [6], la portée de cette exclusion est énorme : 5,6 millions d’emplois. Même si une petite partie de ces emplois n’est pas fermée aux étrangers (les postes de maître-auxiliaire et de médecin salarié, respectivement de l’ordre de 30000 et 40000, les emplois précaires aidés, de l’ordre de 250000, et les postes de fonctionnaire titulaire dans l’enseignement supérieur et la recherche, de l’ordre de 80000), 5,2 millions de postes restent quand même soumis à une condition de nationalité.
Ce principe d’exclusion a été étendu à de nombreuses entreprises du secteur public et nationalisé alors qu’il se justifie encore moins que dans la fonction publique. On peut en effet douter de la constitutionnalité des textes législatifs ou réglementaires qui prévoient de telles discriminations. D’une part, le personnel des entreprises publiques n’a pas la qualité d’agent public et moins encore de fonctionnaire. D’autre part, ces dispositions apparaissent difficilement compatibles avec celles du code pénal qui répriment les refus d’embauche fondés sur la nationalité du candidat lorsqu’il s’agit d’organismes dont le personnel relève du droit commun du travail et des conventions collectives. Certaines de ces entreprises publiques ont d’ailleurs modifié leur statut en supprimant toute condition de nationalité et démontré ainsi que cette situation n’avait rien d’irréversible. Ce fut le cas du statut des mineurs, également applicable aux entreprises de production d’hydrocarbures (Elf-Aquitaine), et du statut du personnel de la SEITA de 1985 [7].
Quand les pratiques se substituent au droit
Il est particulièrement difficile d’estimer tous les effectifs concernés car les contours des entreprises publiques à statut sont flous. Le personnel de certaines entreprises publiques n’est pas soumis à un statut particulier et on peut penser que le droit commun du travail et des conventions collectives s’y applique. Par ailleurs, les privatisations ont fortement diminué les effectifs concernés. Les entreprises publiques employaient près de 850000 emplois fin 1996.
Par analogie avec la fonction publique, les organismes de sécurité sociale, qui recrutent la quasi totalité de leur personnel selon le droit commun du travail, n’acceptent les étrangers que dans les postes subalternes, n’impliquant pas de participation directe au service public de la protection sociale : ils obéissent aux instructions de leur ministre de tutelle contenues dans deux lettres des 19 octobre 1979 et 16 octobre 1980, mais ils se mettent en infraction avec les dispositions du code pénal qui répriment toute discrimination à l’embauche et sur lesquelles de simples lettres ministérielles ne peuvent prévaloir.
D’après les témoignages recueillis, cette discrimination s’appliquerait de manière généralisée dans la sécurité sociale en raison d’une longue pratique qui a généré une croyance souvent sincère en la légalité d’une condition de nationalité à l’embauche dans ce secteur. Lorsque le sujet est évoqué, il est fréquent d’entendre que la discrimination aurait été supprimée pour les ressortissants communautaires, conformément au changement de statut intervenu en 1991 dans la fonction publique. Pourtant aucun texte légal ne permet à la sécurité sociale de favoriser ces derniers par rapport aux autres étrangers.
Dans le cas des organismes de sécurité sociale, l’argument selon lequel ces emplois relèvent de l’exécution d’un service public apparaît d’autant plus paradoxal que les étrangers sont désormais admis à siéger dans les conseils d’administration des caisses sur un pied d’égalité avec les nationaux. Par ailleurs, les salariés des Assedic qui sont chargés du service de l’assurance chômage et qui accomplissent des tâches similaires à celles des personnels de sécurité sociale, ne sont soumis à aucune discrimination sur la base de la nationalité.
Les effectifs des caisses de sécurité sociale du régime général et des régimes agricoles s’élèvent à environ 200000 personnes, auxquels il faudrait ajouter le personnel employé dans les autres régimes de sécurité sociale.
Le verrouillage des professions libérales
Du côté des professions libérales, la fermeture ne se limite pas à la condition de nationalité française imposée depuis longtemps ; la législation y ajoute en effet la nécessité, le plus souvent, de posséder un diplôme français. Ce verrouillage explique que les étrangers représentent seulement 1% des quelque 310 000 personnes exerçant une profession libérale en France. Ils n’y sont accueillis qu’au compte-gouttes, sur la base de conventions bilatérales ou en vertu d’une décision discrétionnaire de l’autorité publique.
Sont ainsi concernées les professions de santé à numerus clausus (médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, pharmaciens, vétérinaires, etc) ainsi que les architectes, les géomètres-experts et les experts-comptables. Ces discriminations ne relèvent pourtant d’aucun impératif, comme le prouve la suppression, par la loi du 25 juillet 1985, de la condition de nationalité pour l’exercice de la profession de masseur kinésithérapeute.
Les professions judiciaires sont également concernées. Doivent ainsi posséder la nationalité française, les notaires, les huissiers et commissaires-priseurs, les administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs, et les avocats. Pour ces derniers, la rigueur de cette condition est toutefois atténuée par l’existence d’accords de réciprocité assez nombreux permettant aux étrangers ressortissants des anciens territoires d’outre-mer d’exercer en France.
De très nombreuses professions indépendantes sont interdites aux étrangers. Ces derniers ne peuvent :
se livrer à la fabrication et au commerce des armes et munitions ;
diriger un établissement privé d’enseignement technique ;
être directeurs ou gérants d’une agence privée de recherche ;
exercer à titre individuel ou comme dirigeants d’entreprise des activités privées de surveillance, de gardiennage ou de transports de fonds ;
être directeurs d’une publication périodique, d’un service de communication audiovisuelle, d’une société coopérative de messagerie de presse ;
siéger dans le comité de rédaction d’une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse ;
se voir accorder une concession de service public ou d’énergie hydraulique ;
exercer certains métiers indépendants de la bourse ou du commerce (agents de change, courtiers de marchandises assermentés, remisiers et gérants de portefeuille).
Nous n’avons pu estimer le nombre d’emplois de ce catalogue, probablement non exhaustif.
En outre, les étrangers ne peuvent, sauf disposition plus favorable d’une convention internationale :
gérer un débit de boisson ou un débit de tabac, établissements dans lesquels exercent environ 40000 non salariés ;
exploiter une des 600 entreprises de jeux de hasard et d’argent ;
diriger une des 6900 entreprises ayant des activités de spectacle.
Ils sont exclus des professions indépendantes du secteur des transports routiers, fluviaux ou aériens qui emploient environ 68000 non salariés. Ils sont aussi exclus des métiers indépendants du secteur des assurances (courtiers, agents généraux, etc), qui regroupe 76000 non salariés.
L’ensemble de ces professions (hors professions libérales) interdites aux étrangers représente au minimum 200000 emplois.
Dans le secteur privé, les étrangers ne peuvent être salariés dans des salles de jeu, ni être pilotes, même dans une compagnie privée.
Enfin, il faut également mentionner les quelque 200000 emplois (salariés ou non) exercés par des travailleurs frontaliers résidant en France, emplois fermés de façon discriminatoire aux ressortissants des États tiers à l’Union européenne en raison des lacunes du droit communautaire [8].
Bilan chiffré
Au terme de ce tour d’horizon, on peut considérer que le nombre d’emplois exercés par des résidents et soumis à une condition de nationalité oscille entre 6,5 et 7,2 millions soit 29 à 33 % de l’ensemble des emplois [9].
Au-delà de la première conséquence de ces interdictions qui est, bien entendu, la forte sous-représentation des étrangers dans les secteurs d’activité concernés, ces discriminations légales ont surtout un impact sur la dynamique de l’emploi des étrangers. En matière d’insertion professionnelle, en effet, la fonction publique a toujours constitué un débouché majeur pour les jeunes à leur sortie du système scolaire : en 1995, environ 550 000 personnes y sont entrées, soit un nouveau recruté sur cinq ; elle a accueilli près d’un diplômé sur deux, titulaire d’au moins une licence ou d’un diplôme équivalent.
En outre, dans un marché du travail où l’emploi a plutôt stagné dans les années 1990, c’est l’un des secteurs où l’emploi a continué de croître fortement (12 % environ de 1986 à 1994). La fonction publique est en conséquence un moyen important pour les jeunes de valoriser leur formation. Ne pas donner cette possibilité aux jeunes étrangers diminue considérablement leurs chances d’insertion professionnelle et le rendement qu’ils peuvent objectivement espérer d’un investissement éducatif. Ces inégalités ont ainsi un impact sur l’accès au marché du travail de ces jeunes et probablement sur leur parcours de formation. Elles sont directement constitutives d’autres inégalités, en matière de formation, de travail et de conditions de vie, autant d’aspects qui participent de ce qu’on attend d’eux quand on parle de leur « intégration ».
Les discriminations légales ont un impact sur l’ensemble de la structure des emplois des étrangers mais leurs effets vont bien au-delà des seules professions concernées. Elles touchent aussi par ricochet les professions qui leur sont autorisées, comme le montre le cas des professions indépendantes du commerce et de l’industrie [10].
La portée des discriminations légales ne se mesure pas seulement au nombre ou à la proportion d’emplois concernés mais aussi à la légitimation qu’elles entraînent des pratiques illégales de discrimination à l’égard des étrangers, et plus généralement à l’égard des personnes « soupçonnées » d’être d’origine étrangère de par leur nom, leur accent ou leur apparence physique.
À chaque fois, dans l’histoire, que les pouvoirs publics ont tenté de protéger la main-d’œuvre nationale sur le marché du travail en introduisant des discriminations légales, ils ont légitimé les pratiques discriminatoires. En durcissant certaines représentations de l’étranger, « le droit contraint la réalité à se plier à ses catégories et impose imperceptiblement sa problématique aux représentations collectives » [11]. Les discriminations instituées par l’État constituent ainsi l’un des facteurs d’émergence et de diffusion des discriminations illégales : elles les sous-tendent, les soutiennent et leur servent de caution.
Dans ses observations de terrain, Philippe Bataille montre les effets sur le secteur privé de la loi de 1991 qui ouvre certains statuts de la fonction publique aux ressortissants européens :
« Cette ouverture introduisant une distinction entre les ressortissants de la Communauté européenne et les [autres] étrangers n’a pas manqué d’être reprise par le secteur privé, qui a établi à son tour des critères de préférence entre différentes catégories d’étrangers, critères non justifiés sur le plan du droit ».
Cette relation entre la représentation qu’offre le droit et les pratiques est parfois même formulée de manière explicite : des chefs d’entreprise et des politiciens défendent l’idée qu’en matière de « préférence nationale », l’État donne le « bon » exemple en interdisant l’accès des étrangers aux emplois les plus stables. Nicolas Sarkozy déclarait d’ailleurs en 1998 :
« Cela me choque d’autant moins que l’on discute tranquillement de la préférence nationale [en matière de prestations sociales], qu’elle existe déjà dans la fonction publique. » [12]
A contrario, prohiber toute discrimination légale fondée sur la nationalité aurait pour effet, non pas de supprimer mais au moins de délégitimer toutes les pratiques discriminatoires et de réaffirmer avec force le principe de l’égalité de traitement. Loin de constituer une solution miracle, une telle mesure présenterait surtout l’avantage de rendre cohérent le dispositif de lutte contre les discriminations et de rendre un peu plus crédible la volonté politique sur un tel sujet.
Post-scriptum
Ce texte est paru en 1999 dans Plein droit, la revue du Gisti [13]. Nous le reprenons avec l’amicale autorisation des auteurs.http://lmsi.net/spip.php?article1064
Sem comentários:
Enviar um comentário