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07/07/2010

La première guerre de spéculation mondiale, par Pierre Sarton du Jonchay

Julien Alexandre

Le jeu infini de la guerre

Une guerre est une confrontation collective d’intérêts humains où les parties ne discutent pas et ne cherchent pas à se comprendre. Le gagnant impose son point de vue. Le perdant renonce à choisir. La Première Guerre mondiale était survenue sur une accumulation de désaccords à une époque où les États et les nations concevaient de régler leurs différends par les armes. Les destructions infligées à l’ennemi devaient faire émerger la loi du plus fort. Après la Deuxième Guerre, la destruction physique des souverainetés étrangères est devenue un mode accidentel de résolution des conflits. Les motifs de conflit entre lois différentes sont demeurés mais les guerres ont été circonscrites. La rationalisation des conflits a primé sur la confrontation physique.

L’idée d’imposer un jugement à l’autre contre sa liberté est néanmoins demeurée active. Confinée au terrain de l’économie, la guerre est devenue un jeu non létal. Le triomphe du capitalisme après la chute de l’idéologie communiste s’est interprétée comme l’institution mondiale de la guerre par le marché. Le jeu a été d’imposer sa loi par le contrôle du marché indépendamment de l’offre ou de la demande. L’autre n’est pas détruit mais simplement soumis par la négociation dialectique hors d’un équilibre objectif des libertés. Les intérêts sont matériellement conciliés dans un prix d’échange ; mais une partie impose son raisonnement de la valeur qui reste inaccessible à l’autre. Ce qui est bien pour l’un doit l’être moins pour l’autre afin de dégager un bénéfice. Sans définition commune a priori des critères de la valeur, l’état de guerre s’impose dans la délimitation du terrain de négociation. La spéculation de marché travaille l’asymétrie d’information pour déséquilibrer le prix au profit de celui qui a la maîtrise des termes de négociation dissociés de l’objet.

La guerre se gagne par une succession de batailles où le vainqueur a réussi à créer un rapport de force localement favorable. La spéculation financière mène la guerre par des positions de force locales. Les armes sont remplacées par l’information qui définit ce qui est négociable. Les munitions sont le crédit et le dommage infligé à l’adversaire est le risque qu’il prend malgré lui. Le combat consiste à prendre un avantage d’information qui crée un écart de crédit. Le crédit finance les anticipations financières entre prêteurs et emprunteurs. L’accord sur les critères de la valeur future entre un vendeur de temps et un acheteur de temps libère les ressources du premier au profit du second qui s’engage à les rembourser à l’échéance convenue. L’emprunteur qui parvient à être crédible attire les ressources qu’il investit dans l’anticipation des objets futurs de valeur.

Prise du marché

Plus un opérateur financier a de crédit, plus il peut acheter de l’information aux opérateurs réels qu’il finance. Plus il contrôle l’information de l’offre et de la demande des objets futurs plus il offre de contreparties nominalement sûres à l’épargne. Il transforme davantage de crédit que ses concurrents à qui il laisse le risque, l’incertitude nominale de la transformation de la valeur présente en valeur future. Le risque est la part des anticipations qui ne peuvent faire l’objet d’un engagement de remboursement certain faute d’épargnant pour y croire. Une attaque de spéculation est gagnante en rapportant plus de crédit qu’elle n’en a consommé. L’adversaire a lâché plus d’informations qu’il n’en a acquises. Pour un niveau d’anticipation quantitativement inchangé, il a augmenté son risque et perdu du crédit.

La guerre financière vise à augmenter son pouvoir nominal d’anticipation sans assumer l’incertitude de la réalité future. C’est une guerre de conquête intellectuelle de la mesure économique hors de la possibilité réelle du futur. La captation du marché prive les concurrents de la faculté de connaître la réalité rationalisable sous-jacente aux anticipations : ils empruntent moins pour un risque équivalent. Ils doivent immobiliser plus de capital pour une même puissance d’anticipation. Le but de la guerre spéculative est la captation de l’information des capacités de production qui répondent à la demande de valeur. Priver l’adversaire d’une connaissance partageable du futur déforme l’équilibre de l’offre et de la demande financière. L’infériorisation financière dissuade de produire et d’acheter selon un futur raisonnablement possible. En position à terme spéculative de demande, le prix est abaissé par la simulation d’une offre qui n’existe pas ou la dissimulation d’une demande qui existe. La déformation délibérée du marché est inverse en position d’offre. L’offre déforme la demande ou inversement par déplacement des masses de crédit entre marchés isolés les uns des autres par l’interposition-même des spéculateurs.

La mesure de l’offre en crédit de la demande, donc en demande à terme, se transfère à la vitesse de l’informatique hors des marchés où elle s’exprime et se réalise. Comme sur le champ de bataille, l’armée la plus habile coupe son adversaire de ses communications et de ses approvisionnements ; elle l’isole sur un terrain éloigné de ses bases. L’adversaire en position d’offre est affaibli par la disparition locale du crédit ; en position de demande, il est affaibli par l’excédent local de crédit. L’opérateur réel qui n’a pas la maîtrise de l’évaluation du crédit par l’offre et la demande est contraint d’accumuler du risque pour compenser sa position d’infériorité. La guerre financière est une lutte de possession du prix par le marché. Le spéculateur découpe le champ de l’offre et de la demande par des arguments qu’il peut dominer comme le chef de guerre attaque l’ennemi là où il est le plus faible. Ainsi le prix d’équilibre apparent de transaction présente-t-il un bénéfice majoré d’information asymétrique.

Destruction du crédit

La diminution artificielle des échanges est bien destruction de valeur. La déformation du prix induit l’amputation de l’offre ou de la demande. Il y a bien volonté de domination du spéculateur sur celle de l’opérateur réel, celui qui produit effectivement la valeur ou qui en est le consommateur final. Production et consommation réelles s’équilibrent à une quantité à terme moindre qu’avec un prix de marché calculé d’une confrontation transparente de l’offre et de la demande. La différence entre la guerre de spéculation et la guerre chaude est la non-existence de ce qui peut être au lieu de la destruction de ce qui existe déjà. Le défait ne se rend pas nécessairement compte qu’il subit un prélèvement sur sa valeur future actualisée. La destruction de valeur est tout à fait réelle mais non palpable parce que non physique dans aucun présent. La manipulation de l’intelligence d’autrui annule la valeur qu’elle aurait pu produire.

La bataille des subprimes a dégénéré en guerre mondiale de spéculation à cause de l’irréversibilité des destructions infligées à l’économie réelle. Les prélèvements spéculatifs sur les activités réelles ont dû être comblés par les États afin d’éviter la panique collective des créanciers devant leur ampleur. L’augmentation des dettes publiques est venue dissimuler l’inexistence de la réalité à terme. Les États occidentaux sont désormais au bord de la rupture de crédibilité de leurs propres engagements. Pour continuer à se financer auprès des épargnants, les autorités publiques doivent produire de fausses informations sur l’équilibre de leurs comptes. Elles sont entrées dans la guerre de spéculation pour dissimuler l’insuffisance massive de la contrevaleur à terme des dettes publiques et privées. Chaque gouvernement annonce ses propres mesures économiques et juridiques qui déstabilisent ses concurrents étrangers pour capter l’épargne mondiale. Le jeu consiste à exporter le maximum de risque en chargeant la responsabilité des pouvoirs politiques étrangers.

Comme dans les premières batailles de la Grande Guerre, l’offensive des subprimes devait se résoudre rapidement par l’écrasement rapide des emprunteurs imprudents et la réparation des dégâts par les collectivités publiques. Mais les armes employées ont été beaucoup plus destructrices que prévu ; le système financier a attaqué ses fondations dans une proportion insoupçonnée. La guerre s’est mondialisée et les acteurs se retranchent sur des positions inconciliables. Les États-Unis demandent la relance dont ils ne prennent pas le risque. Le dollar est la monnaie de réserve dominante que les créanciers internationaux nets, telle la Chine, ne peuvent récuser. L’Allemagne impose une cure d’austérité qui renforce sa position exportatrice et sa position d’épargne mondiale nette en euro. Le Royaume-Uni laisse spéculer contre l’euro pour dissimuler la fragilité de la Livre. La France s’adosse à l’Allemagne pour financer à faible taux d’intérêt en euro ses dissensions internes sur la répartition de la valeur ajoutée.

La paix du marché

Aucun critère d’équilibre financier mondial n’émerge. La guerre de tranchée procure une accalmie qui prépare les prochaines offensives. Les spéculateurs poursuivent la guerre en espérant que les gouvernements sauront dissimuler les destructions réelles aux opinions publiques. Les destructions infligées aux ennemis ne sont pas encore assez importantes pour stimuler un nouvel ordre de paix financière mondiale. Les paradis fiscaux offrent des positions protégées à distance des zones de combat. Plus que dans la guerre chaude, les destructions de la guerre de spéculation épargnent ceux qui la conduisent. Et les destructions ne sont pas physiques mais sociales, politiques et morales. La guerre financière oppose les nations mais aussi les classes sociales. Elle détruit les solidarités nationales et isole les individus face au pouvoir universel de l’argent.

Le fondement idéologique de la guerre de spéculation est l’hypothèse d’une inégalité irréductible des hommes dans l’intelligence de la valeur. Le raisonnement spéculatif reste une arme naturelle et légitime pour s’imposer entre des nationalités différentes. Au sein d’une même nationalité, le pouvoir financier argue de la menace internationale pour se soustraire aux obligations du bien commun. Les pouvoirs politiques voient moins de risque à s’installer dans une confrontation internationale des intérêts financiers que dans la subordination de la mesure financière à une discussion ordonnée des droits économiques internationaux. Comme la construction de l’Europe politique a mis un terme aux guerres mondialisées, le marché européen de la rationalité économique peut mettre fin à la guerre mondiale de spéculation. Non pas trancher définitivement par la solution du plus fort mais donner un prix à des systèmes de régulation différents et comparables par la symétrie d’information.

Avant d’être un fait, la symétrie est un droit de l’intelligence humaine, la condition de la mesure échangeable et partageable. Avant d’être un espace physique commun, le marché est une communauté de mesure, donc une communauté de monnaie. Le marché mondial n’existe pas faute d’une monnaie commune. Keynes l’avait proposée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale comme étalon international de rationalité de la valeur. Le bancor n’était pas un objet matériel mais un objet de raison ; la matérialisation d’un choix de mise en commun de la rationalité économique, le choix de la paix non spéculative, de la négociation d’intelligence. Pour que le marché international de l’intelligence se substitue à la guerre de spéculation, il suffit qu’une communauté de sociétés politiquement souveraines admette la relativité internationale de leurs systèmes de régulation nationaux. Les monnaies nationales sont alors cotées selon un même étalon ; une même définition étalon du crédit contenu dans les monnaies nationales. Le bancor est valeur sous-jacente aux monnaies internationalement stables dans le temps, crédit international sous-jacent à l’intelligence universelle de la mesure de la valeur à terme. La stabilité de la mesure internationale du crédit proviendrait du marché international transparent des monnaies. De l’équilibration en droit du marché international de l’offre à la demande de toute monnaie nationale sortirait le prix de chaque système de réglementation financière. Le portage par des primes de change de la stabilité réelle des monnaies remplacerait la spéculation sur le réel simulé qui n’est pas engagé.

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