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07/07/2010

0,025 % de condamnations pour corruption

Eric Alt

Avec l’ampleur de la crise économique et financière, les gouvernements semblent manifester un regain d’intérêt pour la lutte contre les flux illicites d’argent. En effet, le réseau Tax Justice Network (TJN), organisation non gouvernementale (ONG) regroupant notamment des économistes, des professionnels de la finance et des syndicats, estime à 11 000 milliards de dollars le montant des fortunes privées placées dans des paradis fiscaux (1). Il évalue à 30 % du produit intérieur brut (PIB) des pays d’Afrique subsaharienne la richesse illégalement transférée à l’étranger par leurs dirigeants. L’Union africaine a, pour sa part, calculé que 148 milliards de dollars s’évadent chaque année du fait de la corruption (2). L’évaluation des « biens mal acquis » montre ainsi qu’une trentaine de dirigeants politiques de pays du Sud cumuleraient entre 105 et 180 milliards de dollars (3)…

Les organisations internationales n’ont pourtant pas ménagé leur peine, si l’on en juge par le nombre de textes adoptés durant les quinze dernières années (lire « Pléthore de conventions »). Au-delà des cas — particulièrement visibles — d’enrichissement personnel, le problème touche le cœur des relations économiques elles-mêmes.

En 2005, selon le rapport d’un cabinet britannique, « une entreprise française sur trois a perdu un contrat sur les douze derniers mois pour avoir refusé de payer un pot-de-vin (4) ». L’annulation du contrat de location-vente attribué en 2003 par l’armée de l’air américaine à Boeing pour ses ravitailleurs, après la découverte d’irrégularités et l’envoi en prison de deux responsables de l’avionneur américain, avait également marqué les esprits. A tel point qu’un nombre croissant d’acteurs, comme le Conseil français des investisseurs en Afrique, la Chambre de commerce internationale ou l’association Transparency International, se préoccupent du risque de corruption pour les entreprises.

En France, le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur la responsabilité entrepreneuriale de septembre 2008 prend en compte la lutte contre la corruption. Enfin, des cabinets comme Secure Finance, Novethic, Vigeo ou Ethic Intelligence proposent leurs services en matière de conseil ou de formation anticorruption. Certaines ont mis au point une certification des dispositifs adoptés par les sociétés en la matière.

Un discours énergique,
mais de bien faibles contraintes judiciaires

Les multinationales sont aussi incitées à adhérer au pacte mondial de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui prévoit dans son article 10 que « les entreprises sont invitées à agir contre la corruption sous toutes ses formes ». Il a été signé par 370 entreprises françaises. L’absence de contrainte n’est pas exclusive d’un langage énergique... L’Union européenne stigmatise volontiers les nouveaux Etats membres, comme la Roumanie et surtout la Bulgarie, pour leur vulnérabilité à la corruption.

Mais quels moyens de lutte s’est-elle donnés ? Le premier, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), a succédé en 1999 à l’Unité de coordination de la lutte antifraude (Uclaf). Il a pour mission de protéger les intérêts financiers de l’Union : il enquête sur les irrégularités commises au sein des institutions européennes et sur les fraudes aux fonds communautaires. Or ce service ne dispose pas des moyens juridiques nécessaires pour coopérer efficacement avec les autorités judiciaires des Etats membres, dont dépendent effectivement ses pouvoirs de sanction.

Quant à l’unité de coopération judiciaire de l’Union (Eurojust), qui coordonne les enquêtes pénales transfrontières, elle se trouve dans une mauvaise passe. Son président, M. José Luis Lopes da Mota, a dû démissionner en décembre 2009, soupçonné d’avoir cherché à étouffer une affaire de corruption présumée impliquant le premier ministre portugais José Sócrates.

Des documents classifiés
hors d’atteinte

Sur le plan national, les actions judiciaires se heurtent souvent à l’hostilité des gouvernements. Ainsi, le Royaume-Uni a interdit l’enquête sur un réseau de corruption qui avait accompagné la vente, pour 56 milliards d’euros, d’armements à l’Arabie saoudite. L’Italie a supprimé l’an dernier le Haut-Commissariat de lutte contre la corruption. Au même moment, une magistrate soupçonnée d’avoir collaboré à la Securitate — l’ex-police secrète — est nommée à la tête du Conseil supérieur de la magistrature en Roumanie. Neuf cents magistrats sont révoqués dans la plus grande opacité en Serbie, alors que ce pays vient de déposer sa candidature d’adhésion à l’Union européenne.

Ces informations dépassent le seul enjeu de la lutte contre la corruption, mais elles jettent évidemment le doute sur la capacité de ces systèmes judiciaires à réagir dans toute affaire sensible.

Ainsi, en France, les autorités politiques n’ont pas permis aux juges chargés de l’affaire des frégates de Taïwan d’accéder à des documents en se retranchant derrière le secret-défense. Dans le même sens, la loi de programmation militaire 2009-2014 du 29 juillet 2009 prévoit de protéger les « locaux d’entreprises privées intervenant dans le domaine de la recherche ou de la défense ». Ce qui signifie concrètement que de grands groupes industriels pourraient bénéficier d’une protection globale contre les investigations judiciaires au motif qu’ils détiendraient des documents classifiés…

Dans le même temps, le service central de prévention de la corruption (SCPC) (5) survit, réduit au tiers de ses effectifs, pourtant modestes. Son dernier rapport (6) ne cherche même pas à faire illusion, lorsqu’il explique qu’il est désormais « impossible d’obtenir des services enquêteurs des délais raisonnables de traitement compte tenu de la charge ou du manque d’effectifs dans leurs formations économiques et financières ».

Un autre acteur important de la surveillance devrait disparaître. Il s’agit des chambres régionales des comptes, dont la fusion avec la Cour des comptes est à l’ordre du jour. Alors même que les charges qui ont été transférées aux collectivités locales ne cessent d’augmenter, les activités de contrôle des budgets et de la gestion vont céder le pas à de nouvelles missions d’évaluation et de certification.

Mais l’essentiel se trouve peut-être ailleurs. Si la justice n’est pas corrompue en France, elle est en proie à un conflit d’intérêts permanent. C’est en effet le parquet qui dispose du monopole des poursuites. Et ce dernier doit, en pratique, servir à la fois l’intérêt général et celui de son autorité hiérarchique directe, le ministère de la justice (7). Dans son rapport de juin 2009 — qui sert de base à la réforme en cours —, le comité sur la réforme de la procédure pénale, présidé par l’ancien magistrat Philippe Léger, prévoyait la suppression du juge d’instruction, l’un des rares contrepoids à ce pouvoir. Une situation qui contraste avec les autres pays européens.

Quand l’Autriche a abandonné le juge d’instruction en 2008, l’indépendance du ministère public a été inscrite dans la Constitution. C’est déjà le cas dans d’autres pays, notamment en Italie et au Portugal, où les parquets sont indépendants. Le nouveau modèle français serait ici plus proche de celui de la prokuratura russe que des autres modèles de droit continental. Comme son homologue russe, le procureur français serait très puissant, mais aussi très dépendant de l’exécutif. C’est sans doute pour cette raison que la plainte déposée en 2009 par les associations Sherpa, Survie et Transparence internationale France, visant les « biens mal acquis » en France par trois chefs d’Etat africains et déclarée recevable par un juge d’instruction, a aussitôt été frappée d’appel par le parquet. C’est peut-être aussi pourquoi sur 582 000 condamnations pour délits prononcées en France, en 2006, 149 concernaient des faits de corruption (8). Soit 0,025 %...

(1) www.taxjustice.net

(2) John Christensen, « Paradis fiscaux, argent sale et marché global », Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve, vol. 14/2007.

(3) www.ccfd.asso.fr/BMA

(4) Rapport Simmons & Simmons, Control Risks International, 2005.

(5) Le SCPC regroupe, depuis 1993, des magistrats et des représentants de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), des chambres régionales des comptes, de l’inspection des impôts, de la police, de la gendarmerie et de l’éducation nationale.

(6) Disponible sur www.justice.gouv.fr

(7) Lire Gilles Sainati, « L’indépendance de la justice n’est plus un dogme », Le Monde diplomatique, juin 2009.

(8) Rapport du SCPC pour 2007.

Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de mai 2010.

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/04/ALT/19035

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