Anselm Jappe
Il serait aujourd’hui difficile de trouver quelqu’un qui n’ait pas l’impression que le temps lui manque et que les choses qu’il veut ou doit faire sont trop nombreuses. Il serait également difficile de trouver quelqu’un qui ne considère pas cette sensation omniprésente comme un phénomène typique de notre époque et qui ne la rattache pas à l’« accélération » permanente de tous les facteurs de la vie, notamment à l’accélération des communications, des transports, des modes de production et des façons de vivre. Pourtant, l’accélération, parce qu’elle permet d’accomplir plus de tâches en moins de temps, devrait en principe libérer des ressources de temps supplémentaires pour les individus. Chacun sait qu’il n’en est rien. Un e-mail va beaucoup plus vite qu’une lettre classique, mais on écrit aujourd’hui tellement plus d’e-mails qu’auparavant de lettres que le temps consacré à la correspondance a fini par augmenter considérablement. Comment expliquer ce paradoxe ?
Cette question, évidente et pourtant rarement posée, constitue le point de départ du livre de Hartmut Rosa. Il ne s’agit pas avec celui-ci d’une simple apologie de la lenteur, genre depuis peu à la mode, ni d’un manuel de « gestion optimale » de notre « budget-temps », mais d’une œuvre de sociologie ambitieuse qui s’inscrit dans la tradition de l’École de Francfort.
L’expression « École de Francfort » peut paraître peu adéquate pour désigner l’ensemble des théories de Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et des autres collaborateurs de l’Institut pour la recherche sociale, fondé dans les années 1920 à Francfort, fermé par les nazis et rétabli après la guerre. Peu adéquate parce que le refus des dogmes et des systèmes typiques des « écoles » était fondamental pour ces philosophes et sociologues allemands. Mais, finalement, « école » il y eut bien, comme en témoigne la succession de plusieurs « générations » de représentants de cette approche. Après les fondateurs disparus, le nom le plus connu de la génération suivante a été celui de Jürgen Habermas, puis celui de son élève Axel Honneth, théoricien de la « reconnaissance »1. Avec Hartmut Rosa, élève de Honneth et actuellement professeur à l’université d’Iéna, nous en sommes à la quatrième génération de la « théorie critique », comme ses promoteurs la désignaient. Que reste-il, après bientôt un siècle, de son programme originaire, celui de penser la société capitaliste dans son ensemble ? Alors que la pensée postmoderne paraît être dans une mauvaise passe, la théorie critique semble, elle, revenir en force, y compris en France, où on lui a longtemps manifesté peu d’intérêt. En témoigne le fait que ce livre, ainsi qu’un autre de Honneth, ont paru aux éditions de La Découverte dans une collection appelée justement « Théorie critique ».
Le livre de Hartmut Rosa, assez volumineux, bien traduit, est le remaniement d’une thèse d’habilitation à l’enseignement. Il en porte les marques : beaucoup de considérations méthodologiques, de nombreuses références à la vaste littérature sociologique sur le sujet, quelques répétitions et quelques schémas, un langage précis mais souvent un peu lourd, et un souci constant de rester « équilibré » et « objectif » qui ne permet un peu d’élan et de passion que dans les dernières pages2. Si les parties empiriques, empruntées à d’autres sources, ne sont pas originales3, elles ont du moins l’intérêt de permettre aux lecteurs de comprendre que les problèmes d’organisation de leur temps au quotidien n’ont rien de « personnel », mais découlent de la structure de la vie actuelle4. L’auteur consacre une bonne partie de chacun de ses chapitres à passer en revue une littérature déjà abondante sur chaque aspect de la question5. Mais son ambition se situe ailleurs : il veut démontrer que, si l’état d’accélération permanente a été décrit par les pères fondateurs de la sociologie (Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim et plus particulièrement Georg Simmel), leurs successeurs ont ensuite traité cette accélération comme une dimension certes importante de chaque aspect de la vie, mais non pas pour autant comme un principe autonome, comme un élément capable de déterminer lui-même les autres sphères de la vie, de la production matérielle aux relations familiales, de la politique à la gestion de la vie individuelle, de la finance à l’écologie. Rosa entend ne pas se contenter d’analyser l’accélération dans le temps, mais aussi l’accélération du temps dans la modernité, qui constitue une véritable transformation « des structures et des horizons temporels » (p. 16). La force de son livre ne réside pas dans ses observations et ses analyses particulières, qui en général n’ont guère de quoi surprendre, mais dans la vigueur avec laquelle il affirme que l’accélération universelle a fini par s’imposer aux contenus et à la structure même des événements et des pratiques qui s’accélèrent. L’accélération continuelle, et sujette elle-même à accélération, n’est pas seulement le cadre dans lequel s’est déroulée la modernité « classique », mais explique elle-même largement les formes de cette modernité. Le temps est, pour ainsi dire par définition, un facteur aussi objectif que subjectif, et sa gestion représente un point de jonction entre l’individuel et le collectif, entre la structure donnée et la possibilité d’agir (dans le jargon sociologique : entre le « système » et les « acteurs »). Les « acteurs » prennent à tout moment des décisions sur l’utilisation de leur temps, et pourtant le temps se présente à eux comme une fatalité qui leur impose ses lois. On sait que la conception du temps varie fortement selon la culture et l’époque ; il est également connu que la sensation selon laquelle le temps ne « suffit » jamais est typique de la modernité, et qu’elle s’est aggravée ces dernières décennies. Avec la modernité, plus il y a de temps « libre », plus augmente le sentiment de stress et d’urgence, parce que le nombre de choses à faire augmente plus rapidement encore. Mais l’accélération n’est pas seulement une contrainte que les sujets subissent : vivre plus vite, c’est aussi bien souvent ce qu’ils veulent.
Historiquement, l’accélération a d’abord été technologique : l’accélération des transports et des communications à partir du xvie siècle a « rétréci le monde6 », et le temps a annulé l’espace. L’accélération des procès productifs permet de produire davantage dans la même unité de temps. Mais Rosa souligne que l’accélération ne peut être réduite au seul développement technologique : celui-ci, en tant que tel, devrait plutôt entraîner un ralentissement du rythme de vie, parce qu’il permet d’employer moins de temps pour obtenir les mêmes résultats. Si le résultat est inverse, c’est parce que l’accélération va de pair avec une croissance perpétuelle, qui court même plus vite que l’accélération des processus et qui fait que les ressources en temps des individus et de la société diminuent.
Il faut donc, dit Rosa, expliquer les causes structurelles et culturelles de ce procès de croissance quantitative, sans lequel l’accélération n’aurait pas les conséquences qu’elle a effectivement. L’argent est l’une de ces causes : « Le temps, c’est de l’argent », affirme un axiome bien connu du capitalisme. Outre Marx, c’est surtout Simmel qui en a pris toute la mesure : pour ce sociologue allemand, explorateur de la « vie moderne », l’argent constituait non seulement la cause, mais aussi l’expression de l’accélération sociale7. Finalement, Rosa semble préférer une explication de type wébérien : dans l’éthique protestante, l’argent remplace Dieu ; il promet la sécurité et offre un rempart à la mort. Ce qui permet de conclure qu’aujourd’hui, ce dernier but est atteint en « profit[ant] à un rythme accéléré des diverses opportunités du monde, en « vivant plus vite » » (p. 223). « Le principe de l’accélération est inhérent à cette idée d’épuiser toutes les possibilités du monde et du sujet, dans la mesure où la dissociation du temps de la vie et du temps du monde apparaît comme une disproportion entre les options pratiquement inépuisables qu’offre le monde et la quantité limitée de possibilités effectivement réalisables dans une vie individuelle » (p. 224). Les options réalisables augmentent beaucoup plus vite que les options réalisées. Le « taux d’épuisement » des options diminue plutôt, en dépit de tous les efforts pour accélérer le rythme de la vie et faire plus de choses dans un temps donné, en les exécutant plus vite, de l’e-mail au speed-dating, jusqu’à la tentative de jouer plusieurs rôles à la fois, et même de vivre plusieurs vies dans une seule vie (la femme qui est mère et poursuit cependant sa carrière professionnelle en serait le cas le plus répandu pour Rosa). Alors, on « ne meurt jamais « vieux et rassasié de la vie », ayant ainsi réconcilié le temps de la vie et le temps du monde, comme le paysan prémoderne de M. Weber » (p. 227).
L’accélération du changement social s’accélère elle-même : les changements se succèdent toujours plus rapidement et s’imposent dans des délais chaque fois plus brefs. Il suffit pour en prendre conscience de comparer la vitesse à laquelle se sont diffusés d’abord la radio, ensuite la télévision et enfin l’Internet. On constate alors une « augmentation du rythme d’obsolescence des expériences et des attentes orientant l’action et un raccourcissement des périodes susceptibles d’être définies comme appartenant au présent » (p. 101) et une « compression du présent », définie comme « la diminution générale de la durée pendant laquelle règne une sécurité des attentes concernant la stabilité des conditions de l’action » (p. 143). Tout ce qui existe déjà est toujours ressenti comme « trop lent », tandis que la disjonction entre l’« espace d’expérience » et l’« horizon d’attente », caractéristique de la modernité, s’approfondit : le passé n’est plus d’aucune utilité pour savoir comment affronter le futur, qui est lui-même de plus en plus imprévisible.
Dans la société prémoderne, les changements se produisaient à l’échelle de plusieurs générations ; dans la modernité classique, les changements se produisent d’une génération à l’autre (on ne fait plus alors nécessairement le métier de ses parents, on ne partage plus leurs attitudes religieuses ou politiques, on va fréquemment s’établir loin de son lieu de naissance, etc.) ; dans la modernité tardive (terme que l’auteur préfère à celui de « postmodernité »), on vit souvent plusieurs changements majeurs dans le cours d’une vie, donc d’une génération (on n’est plus boulanger, mais on fait actuellement le boulanger, on n’est plus marié à X, mais on vit avec elle, on n’est pas parisien, mais on habite en ce moment à Paris, on vote cette fois-ci à droite, etc., mais tout peut toujours changer.) Peu importe, dit le sociologue, que cette manière de vivre dans un présent perpétuel ne concerne pas tout le monde : elle est cependant devenue le modèle de référence, la forme la plus typique. L’identité même est sujette au changement et au temps ; elle n’est plus l’élément stable qui persiste au milieu des changements. Les sujets ont des difficultés croissantes à planifier leur vie au milieu d’une contingence qui augmente toujours et où la date de péremption de toute chose – travail, liens intimes, résidence, opinions, situation politique, méthodes productives, marchandises – est toujours plus courte. La vie dans la modernité « liquide », comme l’a appelée Z. Bauman, n’est plus une suite d’événements qui se succèdent selon une séquence stable : formation, travail, retraite, ou rencontre, mariage, enfants. « Les composantes de l’identité, centrales comme périphériques, sont désormais presque librement combinables et tendanciellement révisables à loisir » (p. 284), et les évolutions biographiques sont toujours moins prédictibles.
La suite des événements ne se transforme plus, à l’aide de modèles narratifs, dans une authentique expérience vécue, ancrée dans le passé et projetée vers l’avenir. Elle ressemble – comme le remarquait déjà Walter Benjamin – au temps du « joueur, qui consiste en un enchaînement non cumulatif de vécus-chocs, non reliés entre eux, dont ne résulte aucune expérience, mais que les sujets tentent plus tard de se rappeler grâce à des souvenirs (le cas échéant sous forme de photographies) » (p. 179). Quand ce rapport au temps se généralise, l’écoulement du temps lui-même s’accélère, autant comme vécu immédiat que comme souvenir. « Le « joueur » va au-delà de l’orientation temporelle linéaire, calculatrice et planificatrice de la modernité et la remplace par une pratique temporelle (qui rappelle d’une certaine manière la prémodernité, bien qu’elle soit désormais consciente d’elle-même) ouverte à la situation et « orientée vers l’événement » » (p. 289). Pour le joueur, l’hyperaccélération est une chance à saisir, ce dont la culture postmoderne fait l’éloge. Mais que reste-il alors de l’autonomie du sujet, capable de poursuivre des buts qu’il a lui-même définis ? Certains parlent en effet d’un nouveau fatalisme qui ressemble à celui des temps prémodernes, et d’un retour à une condition statique. « L’attrait qu’exercent aujourd’hui les idées postmodernes pourrait très bien signaler que l’on a atteint un seuil critique au-delà duquel les formes narratives, cumulatives et linéaires de déchiffrement du monde ne peuvent plus être conservées » (p. 139), écrit Rosa, en se déclarant sceptique face au projet postmoderne de bâtir d’autres formes de subjectivité, qui ne seraient plus liées aux séquences linéaires. En effet, la diffusion de la dépression, interprétable comme une pathologie du temps – le temps ne passe plus –, indique la souffrance individuelle que l’accélération peut créer ; sur le plan collectif, la « simultanéité croissante du non-simultané », la désynchronisation des différentes sphères sociales, commence à menacer sérieusement la capacité du système à se reproduire avec un minimum de cohérence et de rationalité.
L’expérience de l’accélération s’est toujours accompagnée de moments de « cristallisation », par exemple dans le phénomène de l’ennui, qui fait partie de la vie moderne tout autant que le stress ou la « neurasthénie » dont on parlait au début du xxe siècle. Rosa distingue cinq formes de décélération : il y a des limites naturelles à la vitesse ; des ilots de décélération ; le ralentissement comme contrecoup dysfonctionnel (par exemple dans les embouteillages) ; la décélération comme idéologie (mais jusqu’ici, le désir explicite de décélération, apparu d’abord au xixe siècle, a toujours été perdant face aux partisans de l’accélération, du futurisme au fastfood) ; et, finalement, comme stratégie pour mieux assurer l’accélération (ainsi, l’instauration d’un minimum de garanties pour les travailleurs – l’État social – a facilité au xxe siècle l’accélération de la dynamique capitaliste, un peu à la manière dont disposer de freins puissants permet de rouler vite en voiture). « Tout » donc ne va pas plus vite depuis l’avènement de la modernité, mais les phénomènes de décélération sont restés secondaires, réactifs ou résiduels ; c’est l’accélération qui l’a toujours emporté.
Mais jusqu’à quand ? Selon Rosa – c’est l’aspect le plus intéressant de son argumentation, aspect qu’il souligne lui-même tout particulièrement –, l’accélération s’est transformée pour finir en pétrification : il semble que rien d’essentiel ne changera plus. Il cite ici à plusieurs reprises l’expression « immobilité fulgurante » de Paul Virilio, tout en critiquant l’accent unilatéral que celui-ci met sur l’accélération technique. Les structures mêmes créées pour faciliter l’accélération à l’époque de la modernité « classique » (l’État moderne, l’armée, la démocratie, l’État social, les carrières assurées) s’avèrent, dans la modernité tardive, autant d’obstacles à la poursuite de cette accélération, et sont par conséquent souvent écrasées par ce même mouvement aveugle d’accélération qui les avaient créées – avec des perspectives potentiellement fatales, selon Rosa, pour la poursuite des aspects émancipateurs du « projet de la modernité » et pour la cohésion de la société contemporaine tout court. Les exigences de standardisation, de prévisibilité, de régulation et de centralisation qui ont permis l’accélération pendant la modernité classique sont désormais – à l’époque de la flexibilité – devenues dysfonctionnelles, contreproductives, et sont souvent purement et simplement abandonnées. Il en résulte qu’aujourd’hui « l’État n’apparaît comme un agent accélérateur que là où il se livre à la destruction planifiée des cadres institutionnels et des visées régulatrices qui le définissaient jusqu’alors » (p. 255). Nous assistons également à une nouvelle dé-différenciation du travail et de la vie (tandis que la modernité classique avait installé un dualisme entre travail et « temps libre » inconnu dans les sociétés prémodernes). La disparition des pointeuses et de la discipline extérieure dans beaucoup de lieux de travail en témoigne. Bien plus que les antagonismes de classe, ce sont aujourd’hui les contraintes et les promesses de l’accélération et de la croissance qui marquent la vie.
Dans cette modernité tardive, l’impression se répand qu’on est obligé de danser de plus en plus vite pour rester au même endroit : la pression temporelle conduit à toujours plus de frénésie pour ne pas rester en arrière. On se trouve sur des pentes qui s’éboulent, on court sur les « tapis de course des instituts de fitness » (p. 433). La nécessité de s’adapter « pour maintenir les options et les possibilités de connexion » (p. 167) remplace les visées à long terme et l’idée de la vie comme « progression » vers un but qui confère un sens à cette vie. La « politique » au sens traditionnel est ainsi réduite à l’impuissance. La démocratie paraît dépassée parce que ses processus de décision sont trop lents. Les sous-systèmes (politique, économie, vie privée, etc.) ont des logiques temporelles toujours plus différentes, ils évoluent à des vitesses différentes, et les plus rapides exercent une forte pression sur les autres. Ce qui implique pour finir la « perte de l’autodirection politique » de la société (p. 238). « Dans la modernité avancée, le besoin de planification croît au rythme où se réduit la portée prospective du planifiable », l’horizon temporel des décisions à prendre – individuelles et collectives – se réduit toujours plus. En même temps, « la portée temporelle des effets des décisions politiques augmente » (p. 322), par exemple dans le cas du nucléaire ou de la manipulation génétique. « L’effort de resynchronisation de la politique que nous venons d’évoquer est donc associé à une rhétorique omniprésente de la « contrainte objective », qui se dissimule sous des concepts tels que « mondialisation », « concurrence globale » ou « modernisation », rhétorique qui, au début du xxie siècle, supplante presque totalement la sémantique du progrès qui accompagnait toutes les poussées modernisatrices précédentes […]. Les processus d’accélération, dont l’essor était porté par des espoirs utopiques lorsqu’ils furent mis en œuvre politiquement, se sont autonomisés au point qu’ils poursuivent aujourd’hui leur trajectoire au détriment de cette politique et des espoirs de progrès » (p. 327-328)8. L’accélération produit donc comme ultime résultat la fin de l’histoire dans l’immobilité totale (y compris d’un point de vue physique, comme conséquence des moyens de transport et de communication) et peut susciter l’espoir d’une catastrophe finale, qui paraît finalement préférable9.
Nous sommes alors dans « une situation historique vraiment paradoxale, dans laquelle les préalables techniques et sociaux d’une organisation politique de la société […] semblent plus favorables que jamais, tandis que les possibilités d’organisation réelles, pour des raisons tenant aux structures temporelles, semblent plus réduites encore qu’à l’époque prémoderne » (p. 359). La nouvelle version de la théorie critique que propose Rosa veut alors mettre « l’accent sur un diagnostic critique des structurelles temporelles » (p. 365) qui pointe du doigt « la rupture de la promesse d’autonomie de la modernité » (p. 370). Critiquer la « sourde violence normative » des structures temporelles permet de reprendre un des concepts clés de la Théorie critique originaire, délaissé par la suite : celui d’aliénation, et de l’opposer à l’abandon, prôné par la pensée postmoderne, de toute référence à la « profondeur » et à l’« authenticité ». Sur les dernières pages de son livre, Rosa juge peu probable que des réformes puissent aboutir à concilier « le projet de la modernité avec les vitesses de la modernité avancée » (p. 371). Il juge irresponsable l’autre solution possible, celle de se lancer à corps perdu dans une hypermodernité assurant le triomphe définitif de l’accélération, telle qu’elle peut être préconisée à travers le concept de « multitude » de Hardt et Negri. Il juge également peu probable, à cause de ses coûts élevés et de sa radicalité, le « freinage d’urgence » dont parlait Benjamin, c’est-à-dire le « saut salvateur hors de la modernité » (p. 373). Il n’est donc pas surprenant que Rosa présente comme issue la plus probable la poursuite de la « course effrénée à l’abîme », social et écologique.
De façon plutôt courageuse, Rosa ne termine pas son étude par l’habituel optimisme forcé et l’appel rituel à « réinventer » une politique capable d’imposer des limites à l’accélération. Cependant, l’impression de désarroi que transmet son ouvrage pourrait venir aussi de ses difficultés évidentes à saisir les causes de l’accélération, auxquelles il consacre cependant la troisième des quatre parties de son livre. Il ne parvient pas vraiment à expliquer de façon convaincante le renversement d’une modernité qui a fini par dévorer son « projet » original. Lorsqu’il en analyse les causes historiques, il évoque – assez rapidement – le rôle de l’argent et du capitalisme. Mais son souci d’éviter l’« unilatéralité du matérialisme » l’empêche de reconnaître – malgré quelques références fugaces à Le Temps, le travail et la domination sociale de Moishe Postone, qui analyse ces liens en détail10 – la consubstantialité entre accélération et capitalisme : celui-ci est essentiellement temporel, défini par sa temporalité, et précisément par une temporalité qui est nécessairement, structurellement, dynamique et accumulatrice. Ce n’est que dans la société capitaliste que le temps constitue lui-même la « richesse » sociale, parce que la valeur d’une marchandise n’est pas définie par son utilité, mais par le temps de travail nécessaire à sa production. Ainsi, la société capitaliste est la seule dans l’histoire qui fait de la dimension temporelle, vidée de tout contenu concret, le lien social. Ce constat n’a rien à voir avec le « réductionnisme économique » que Rosa craint tant, parce que cette intronisation du temps se déroule tout autant sur le plan économique que sur le plan culturel et normatif : la diffusion des horloges et d’une discipline temporelle dans les monastères au xiiie siècle précède et accompagne les débuts de la production marchande. Rosa, au contraire, semble réduire le rapport entre la logique capitaliste et l’accélération à l’effort pour réduire le temps de rotation du capital afin d’augmenter le profit et à la recherche permanente d’une efficacité accrue. Le capitalisme, conçu dans sa dimension étroitement « économique », est donc pour Rosa le « moteur ultime » de l’accélération technique, mais il serait selon lui insuffisant pour expliquer l’augmentation du rythme de vie et du changement social dans la modernité. Leur explication nécessite, selon Rosa, le recours à la thèse de Weber sur le rôle du protestantisme. Ainsi, au lieu de voir dans la société capitaliste une « forme sociale totale », Rosa présuppose l’existence de facteurs historiques indépendants qui s’alimenteraient à différentes sources. Il n’est alors guère surprenant que Rosa place la marchandise dans le rayon analytique « domestication de la nature » – tandis que Marx a toujours souligné que la forme-marchandise est un rapport exclusivement social, une manière de traiter socialement les objets d’usage. La définition marxienne de la valeur comme pure quantité de travail abstrait, donc comme simple durée d’un temps sans contenu, mais condamné à créer sa plus-value de temps, n’est pas analysé par Rosa comme fondement de l’accélération dans toutes les sphères de la vie moderne. On a l’impression que cette lecture quelque peu superficielle de Marx – dont il fait en même temps un grand éloge – est nécessaire à Rosa pour arriver à sa conclusion selon laquelle ce ne serait pas le développement des forces productives, « mais l’accroissement de la vitesse qui constitue le véritable moteur de l’histoire (moderne) » (p. 120). Soit – mais pourquoi cela s’est-il produit dans la modernité industrielle et capitaliste, et là seulement ? Il est dommage qu’un ouvrage si riche n’ait finalement pas réussi à sortir de ce cercle vicieux fondateur.
1 Sont disponibles en français d’Axel Honneth : La Lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000; La Société du mépris, trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006 ; La Réification : petit traité de théorie critique, trad. S. Haber, Paris, Gallimard, 2007 ; Les Pathologies de la liberté, trad. F. Fischbach, Paris, La Découverte, 2008.
2 Cependant, Rosa se propose de contribuer à une « sociologie de la vie bonne » qui « opposera de manière critique les représentations sociales dominantes – explicites ou non – d’une existence réussie aux conditions structurelles dans lesquelles on s’efforce de réaliser ces conceptions » (p. 48), ce qui correspond en effet à l’intention originaire de la Théorie critique.
3 Mais ils contiennent néanmoins des informations fort curieuses : ainsi, des études ont démontré que les symphonies de Beethoven et les drames d’Ibsen sont aujourd’hui exécutés plus rapidement qu’au moment de leur création, et que la vitesse du débit dans les discours parlementaires a considérablement augmenté au cours de ces dernières décennies.
4 Ainsi, on vérifie aisément que les individus contemporains « consacrent principalement leur temps à des activités qu’ils considèrent non seulement comme de peu de valeur, mais dont ils ne tirent, de leur propre aveu, qu’une faible satisfaction » (p. 170), et qu’ils finissent toujours par privilégier les projets à court terme, liés à des échéances précises et au désir de garder toutes les options ouvertes, pour négliger en revanche les activités qu’ils considèrent eux-mêmes comme réellement importantes.
5 On remarque d’ailleurs que certains auteurs non universitaires, qui ont fait des observations fondamentales sur le temps et la modernité, sont absents dans ce livre (Guy Debord, Ivan Illich) ou mentionnés en quelques lignes (Günther Anders, Lothar Baier – dans ce dernier cas, la bibliographie ignore aussi l’édition française de son livre Pas le temps ! ! Traité sur l’accélération, trad. M.-H. Desort et P. Krauss, Arles, Actes Sud, 2002).
6 Selon un dessin (p. 129), d’un soixantième depuis le xviiie siècle.
7 Voir Georg Simmel, Philosophie de l’argent, trad. S. Cornille, Paris, PUF, (1900) 1987.
8 Une tendance que Rosa retrouve même dans l’évolution de la musique rock : au « rock progressif » des années 1970 ont fait suite les vagues rétro, qui exprimaient une négation de toute idée de progrès.
9 Rosa cite Fredric Jameson, selon lequel « la société de la modernité avancée imagine plus volontiers la fin du monde que celle du capitalisme libéral » (p. 329).
10 Objet d’un compte rendu dans la RiLi n° 13.
http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=546&page=actu
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
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