La lutte contre les paradis fiscaux est encalminée. Réuni fin juin à Toronto, le G20 a réitéré son intention d’appliquer des sanctions contre ces derniers, mais à partir d’une liste établie par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) qui ne cesse de s’étriquer. Celle-ci ne compte plus que quatorze Etats. « Et encore, les Iles Cook et le Sultanat de Brunei devraient en sortir prochainement. Ils ne restent que quelques confettis représentant 0,2% de la finance offshore alors que les multinationales représentent les deux tiers de la fraude fiscale globale », remarque Jean Merckaert, du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). « Pire, note Attac, les pays s’engagent à ouvrir encore davantage les marchés de biens et de services (dont les services financiers !) et à continuer d’éliminer les derniers instruments de protection dont disposent les gouvernements ou les régions vis-à-vis du tout marché [1]. »
1 800 milliards de dollars évaporés
Quelques mois plus tôt, un rapport de l’institut de recherche américain Global Financial Integrity avait révélé les chiffres de l’évasion fiscale sur le continent Africain [2]. Selon ce dernier, les sorties illicites de capitaux auraient représenté 1 800 milliards de dollars sur les quarante dernières années. Cette évasion, précise le rapport, se serait effectuée principalement vers les institutions financières des pays riches, croissant au rythme annuel moyen de 11,9 % ! « Même en optant pour un calcul plus prudent, reposant sur les modèles économiques de la Banque mondiale et du FMI, Global Financial Integrity calcule que le continent aurait ainsi perdu 854 milliards de dollars de capital cumulé entre 1970 et 2008 » précise l’hebdomadaire économique Les Afriques [3].
En pourcentage de PIB, ce phénomène d’évaporation représentait 2 % du produit intérieur brut (PIB) du continent en 1970, 11 % en 1987, 8 % en 2007 et 7 % en 2008. De quoi effacer la dette extérieure de 250 milliards de dollars, tout en disposant de près de 600 milliards de dollars pour lutter contre la pauvreté et favoriser la croissance économique. L’économiste Léonce Ndikumana, directeur du département de la recherche sur le développement à la Banque africaine de développement estime que l’Afrique, sans cette fuite des capitaux, pourrait très bien être le créancier du reste du monde.
Les transnationales, premières fautives
Les monstrueuses prévarications commises par une poignée de dictateurs défunts, du Zaïrois Mobutu Sese Seko au Nigérian Sani Abacha, tout comme celles poursuivies par une poignée de despotes vivant majoritairement sur le pourtour du golfe de Guinée et en Afrique centrale, sont aujourd’hui largement reconnues. En 1999, l’hebdomadaire anglais The Economist estimait ainsi qu’à eux seuls les dirigeants africains possédaient alors 20 milliards de dollars placés sur des comptes bancaires dans un seul paradis fiscal : la Suisse. A la même époque, il avait été calculé que les banques londoniennes détenaient 6 milliards provenant uniquement du Kenya et du Nigeria. Pour autant, le baobab du dictateur africain cache une forêt d’autres délinquants, en « col blanc », qui continuent à discrètement profiter des avantages offerts par la mondialisation des circuits financiers.
Celle-ci a en effet largement contribué à l’intensification de la fuite des capitaux. Ainsi, si l’on ne déplorait que 57 milliards de fuites durant la décennie 1970, l’on comptait en effet pour 437 milliards d’évasion de capitaux africains entre 2000 et 2008. Et si certains « Big Men », à l’instar du Zimbabwéen Robert Mugabe, ont su, par exemple, profiter des avantages fiscaux offerts par un territoire tel que Hong Kong [4], les transnationales, aux côtés des circuits criminels, sont pour leur part aujourd’hui les principales actrices de cette grande évasion fiscale.
La manipulation des opérations commerciales à des fins comptables représenterait 65 % des fuites illicites de capitaux, selon une note de synthèse du Réseau européen sur la dette et le développement (Eurodad), contre 35 % pour les activités criminelles et 5 % pour les versements illicites. « Au cours des 25 dernières années, précise Mike Lewis, du réseau Tax Justice Network, on a assisté à une accélération de la mobilité transfrontalière des capitaux et à l’essor d’un modèle de développement qui pousse les pays du Sud à offrir d’une part, des incitants fiscaux pour attirer les investissements étrangers, et d’autre part, un accès intérieur aux flux financiers internationaux. La libéralisation financière et l’idéologie économique ont favorisé la prolifération de mécanismes permettant aux contribuables fortunés et mobiles ainsi qu’aux entreprises d’échapper à leurs responsabilités fiscales envers l’Etat » [5]. « Dans un certain nombre de pays africains, notamment les nations riches en ressources naturelles, souligne Babatunde Olugboji, responsable du département “Politique africaine” au sein de l’ONG Christian Aid, d’importantes multinationales ont négocié de considérables rabais d’impôts pour elles-mêmes, tandis que d’autres en collusion avec des fonctionnaires du gouvernement fraudent, échappent à l’impôt et exportent ces montants non réglés vers des pays tiers, en général des paradis fiscaux. »
Journaliste au quotidien La Tribune et auteur de La Grande Evasion [6], Xavier Harel note que ces « passagers clandestins de la mondialisation » ont particulièrement su profiter de la « mauvaise détermination » des prix des transferts. Par « mauvaise détermination », il faut comprendre les trucages réalisés sur la tarification des contributions dans les transactions entre les divisions internes des transnationales « La fuite des capitaux à travers la mauvaise détermination des prix de transfert n’a pas besoin des paradis fiscaux pour se produire », précise Xavier Harel [7], toutefois, pour la filiale d’une multinationale produisant, par exemple, le cuivre en Zambie, on est tenté de canaliser ces paiements par les paradis fiscaux. Elle permet (aux entreprises) de domicilier les bénéfices dans des paradis fiscaux (où, par définition, ils ne seront guère taxés) et de laisser les coûts dans les pays où la production se fait (minimisant ainsi les bénéfices qui y sont imposables). [8] »
Dans son rapport, Global Financial Integrity souligne ainsi que cette « mauvaise détermination » du prix des transferts coûterait aux pays en développement entre 98 et 106 milliards de dollars en pertes de recettes fiscales. Bien entendu, note Patrick Smith, responsable d’Africa Confidential, ce trafic sur les prix a en commun avec les autres transactions illégales — du blanchiment d’argent de la drogue à la corruption — « qu’elles utilisent une armée d’élégants juristes, comptables, agents et experts qui cachent l’argent mal acquis dans des paradis fiscaux (...) au moins 11,5 milliards de dollars sont couramment placés dans les paradis fiscaux offshore. Mais aussi incroyable que cela puisse paraître, la traque d’exodes d’une telle ampleur n’est pas considérée comme une priorité par les institutions financières internationales ».
Un continent en voie d’« offshorisation »
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne surveille actuellement que « 84 juridictions et certains pays africains, libres de tout contrôle, sont tentés de faire “cavalier seul” et de se muer en paradis fiscal pour attirer les investisseurs désireux d’échapper à l’impôt » précise le réseau Tax Justice Network for Africa.
« Engagement démontré pour la libération du marché » ; « exemptions de taxes » ; « exonérations temporaires d’impôt » : depuis quelques années, certains pays du continent sont ainsi particulièrement sollicités par des professionnels du droit et du chiffre pour créer une « fiscalité allégée » permettant un « climat favorable à l’investissement » et de rentrer dans le cercle des centres financiers. En Tunisie, le président Ben Ali compte sur « le port financier de Tunis », premier centre financier offshore d’Afrique du Nord, monté par la banque islamique Gulf Finance, pour « intégrer la sphère financière internationale et permettre au pays d’accroître sa notoriété financière en développant des services financiers offshore de pointe ».
Le Maroc est lui aussi en passe de devenir un centre financier international dans les prochaines années. Même ambition au Botswana, qui compte se propulser parmi les premiers hubs financiers du continent, fort de son voisinage avec l’Afrique du Sud. En février dernier, le chef de l’Etat burundais, Pierre Nkurunziza, a promis aux hommes d’affaires belges un régime d’imposition souple, identique à un « paradis fiscal ». « Maintenant que le Burundi est redevenu politiquement stable, des dispositions légales ont été prises pour garantir aux investissements étrangers contre les nationalisations et pour assurer un traitement juste et équitable des opérateurs économiques » précisait le chef de l’Etat, réélu en juin 2010. L’île d’Anjouan, dans l’archipel des Comores, vante de son côté sur son site Internet ses services offshore créant un « bon environnement » pour les investisseurs [The creation of an offshore centre Anjouan Government and Offshore Finance Authority Website.]].
Le Ghana, bon élève de la Barclays Bank
Actuellement c’est surtout le Ghana, sur le point d’exploiter ses gisements de pétrole et de gaz, qui préoccupe les associations spécialisées dans le combat pour la justice fiscale [9]. Depuis la modification de la loi bancaire ghanéenne en 2005, sous la conduite de consultants internationaux, la Barclays Bank de Londres — 90 ans de présence à Accra — gère des activités offshore pour les personnes non résidentes et les multinationales. Dès 2006, la Banque centrale du Ghana s’inquiétait de l’impact que pourraient avoir sur sa propre politique les pratiques d’un tel centre financier offshore opérant avec un « minimum de régulation ». En janvier dernier, Jeffrey Owens, directeur du centre de la politique fiscale de l’OCDE écrivait au ministre des finances ghanéen pour l’avertir « des risques à ne pas se conformer aux standards internationaux ». Et de souligner : « La dernière chose dont l’Afrique a besoin, ce sont des paradis fiscaux en son sein. »
Pour autant, rien ne semble entraver la dérive du Ghana. 50 % des impôts levés sur les sociétés internationales opérant dans le pays — soit plus de 125 millions d’euros par an — échappent déjà à l’Etat. « Combiné à un soudain afflux de “pétro-dollars”, qu’est ce que cela va donner ? » note la journaliste d’investigation Khadija Sharife [10]. Pour Wilson Prichard, chercheur à l’Institute of Development Studies, « il y a de forts risques qu’un paradis fiscal ouest africain situé dans un pays devenu producteur de pétrole puisse faciliter la corruption et l’évasion à grande échelle de capitaux. Tout comme il pourrait menacer la bonne gouvernance et la croissance économique régionale [11] ».
Aride, complexe, peu médiatisé et pourtant vital, le combat pour la justice fiscale doit plus que jamais mobiliser l’Afrique qui s’interroge sur le rôle et l’utilité de ses impôts...
Notes
[1] « G20 : pas de plans de rigueur pour la finance », Attac France, 25 juin 2010.
[2] « Illicit Financial flows from Africa : Hidden Resource for developpement », mars 2010.
[3] « Fuite des capitaux africains : 854 milliards de dollars évaporés », 29 mai 2010.
[4] « Mugabe’s Home Away from Zimbabwe : Hong Kong », Time, 23 février 2009
[5] « Evasion fiscale internationale et pauvreté », Alternatives Sud, vol. 14, numéro 1, 2007.
[6] Xavier Harel, La Grande évasion. Comment les riches et les multinationales continuent de ne pas payer d’impôts, Éditions Les Liens qui libèrent, Paris, 2010.
[7] « Les passagers clandestins de la mondialisation », IPS, 21 mai 2010.
[8] Voir « On achève bien les mineurs zambiens », Le Monde diplomatique, mai 2009.
[9] « Taxation and Development in Ghana », Christian Aid Ghana, septembre 2009.
[10] « Resource Curse », London Review of Books Blog, 8 juillet 2010.
[11] « Tax Haven risks corruption, OECD warns Ghana », The Guardian, 19 janvier 2010.
http://blog.mondediplo.net/2010-07-15-Les-transnationales-au-centre-de-la-grande
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