Françoise Guillemaut, docteur en sociologie (Université Toulouse Le Mirail), est l'une des fondatrices de l'association Cabiria (voir annexe 1), association de santé communautaire pour les personnes prostituées. Elle nous a autorisé la publication de quelques articles concernant ses recherches autour des femmes, des migrations et du travail du sexe.
Voivi un second article précédemment publié dans la revue:
Hommes et Migrations, N°1248, mars-avril 2004, Femmes contre la violence
La loi du 18 mars 2003 a introduit la sanction des prostituées pour "racolage passif". Elle autorise aussi la police à menacer d'expulsion les étrangères, pour les contraindre à dénoncer leurs proxénètes. L'auteur décrit "les méfaits" d'une telle mesure sur ces femmes, dans une ville comme Lyon où son association leur vient en aide. Pour autant, l'oppression subie en France leur paraît souvent préférable aux soumissions qui prévalent dans leurs pays d'origine.
La migration des femmes est globalement associée soit au mariage et à la famille (regroupement familial), soit à l'exploitation sexuelle et aux trafics, et rarement -voire jamais- au travail ou à l'asile politique. À l'inverse, les hommes migrants sont toujours perçus et construits soit comme des travailleurs, soit comme des demandeurs d'asile politique. Pour les femmes, la question du trafic et de l'exploitation sexuelle occupe le devant de la scène et envahit les débats. Il existe en réalité un continuum, qui va des pires modèles d'organisation (mafia pyramidale, humains traités comme des esclaves), à des modèles plus diffus tissés à partir de la famille, des proches, qui facilitent le départ des migrants en rassemblant les sommes nécessaires aux différents passages de frontières et à l'obtention de papiers. Le ou la migrant(e) fait ensuite appel à une chaîne de petits passeurs, dans un cercle d'interconnaissances qui assurent l'acheminement vers la destination choisie; ces réseaux ne sont pas nécessairement organisés en "mafias". Arrivée à destination, la personne fait tout pour rembourser ses dettes, qui ne sont pas que financières: le soutien aux proches restés au pays est important aussi. Smaïn Laacher (1) montre dans son étude sur le centre de Sangatte à quel point l'investissement familial et l'obligation d'honorer le soutien à la famille sont vitaux.
Concernant les femmes étrangères, notre expérience et nos communications avec d'autres organisations non-gouvernementales et avec des chercheurs en Europe nous montrent chaque jour la complexité du phénomène. Nous travaillons avec des femmes migrantes depuis plusieurs années: 1995, femmes d'Afrique francophone, d'Amérique latine et d'Algérie; 1999, femmes d'Europe de l'Est et des Balkans; 2000, femmes d'Afrique anglophone. Chaque groupe de femmes migrantes et chaque femme a son histoire singulière, et rassembler ces groupes sous une même étiquette de "trafic" est à la fois réducteur et raciste. Comment imaginer que toutes les femmes étrangères sont les mêmes, qu'elles ont la même histoire, au prétexte qu'elles sont pour nous des "étrangères"? La notion de trafic est essentiellement employée pour servir des politiques anti-immigration dans l'espace Schengen, et discrédite les femmes en les situant d'emblée comme des victimes impuissantes. La panique médiatique est née dans les années 1998-1999, comme si tout à coup il y avait eu une "invasion" de femmes migrantes, manipulées par des "hommes-étrangers-dangereux-proxénètes". En réalité, le groupe des personnes prostituées est depuis longtemps cosmopolite et des femmes, des hommes comme des transsexuels migrent depuis longtemps.
Migration, travail et travail du sexe
Les femmes étrangères impliquées dans le travail du sexe sont le plus souvent en situation illégale ou précaire, disposant de visa de tourisme ou d'une autorisation provisoire de séjour d'un mois à trois mois. Bien souvent les femmes que nous rencontrons avaient la volonté de quitter leur pays, mais n'en n'avaient ni les moyens légaux ni financiers. De fait, des réseaux de passeurs sont organisés dans certaines régions et leurs moyens sont le plus souvent odieux. Il n'empêche, les femmes qui viennent en Europe préfèrent parfois ces risques aux conditions de vie chez elles: mobilité sociale et économique impossible; appropriation des femmes par les hommes, ce qui leur enlève toute chance de vie autonome; situation économique désastreuse au regard des pays riches; guerre civile. Aujourd'hui, sept millions de personnes originaires de vingt-quatre pays différents quittent leurs foyers pour échapper aux conflits, à la violence sociale, à la répression et aux persécutions. Près de 50 % sont des femmes, selon l'Organisation internationale des migrations. Les consulats leur refusent le plus souvent les visas, au prétexte qu'elles pourraient être victimes de trafiquants, surtout si elles sont célibataires.
Depuis longtemps, ces personnes font appel à des tiers pour migrer, en achetant des visas, des contrats de travail, en s'endettant pour payer le voyage... Ce qui a changé, ce sont essentiellement les conditions d'entrée dans l'espace Schengen, et la fermeture du marché du travail légal aux les migrants et migrantes. La manière dont s'organisent les "trafics" correspond schématiquement à la division sexuelle du travail ordinaire, que l'on retrouve dans les secteurs légaux de l'économie: aux hommes les circuits d'information, les moyens de transport, les outils (pour la fabrication de vrais-faux papiers), les armes (la violence), et enfin les capitaux. Aux femmes, le travail sans droit. Or l'émergence de la notion de trafic et sa réalité sont concomitantes de l'appauvrissement accéléré des pays d'Afrique, des dégradations économiques et en matière de droits des femmes dans les pays de l'ex-bloc soviétique après la chute du mur de Berlin, et enfin des restrictions à l'entrée en Europe de l'Ouest. C'est aussi le résultat de l'absence d'une aide au développement centrée sur les droits des femmes, ou pire, de l'existence d'une aide au développement qui, depuis trente ans, a retiré aux femmes un certain nombre de prérogatives économiques, de commerce ou de production. Ceci parce que les agents des organisations internationales ont favorisé le contrôle des ressources par les hommes, en traitant exclusivement avec eux, y compris dans des domaines contrôlés traditionnellement par les femmes.
Migration féminine et dépendance
Certains hommes candidats à l'impossible immigration se réorganisent en fonction de l'un des critères culturels les plus répandus: le contrôle des femmes. La majorité des femmes que nous avons rencontrées ont décidé elles-mêmes de quitter leur pays. Et c'est lors de leur processus migratoire qu'elles se sont heurtées à la violence, à la contrainte et à l'impossibilité matérielle d'exercer une autre activité que le travail domestique clandestin (aux conditions que l'on connaît) ou la prostitution (2). La plupart d'entre elles ne souhaitent pas rester dans la prostitution, mais, par-dessus tout, elles ne veulent pas être renvoyées chez elles, quel que soit le prix à payer. C'est une des raisons qui les maintiennent de force dans des situations de domination, de clandestinité ou de contrainte, parce qu'elles n'ont, en l'état actuel des législations, pas d'alternative.
Certaines d'entre elles, qui ne sont pas dans des circuits mafieux, ou qui se sont acquittées de leur dette de voyage, travaillent pour elles-mêmes et le plus souvent pour leur famille au pays. Elles ont investi au pays d'origine. Beaucoup de celles que nous connaissons ont des biens ou des commerces dans leur pays, après quelques années de travail en Europe. Elles ont permis à leurs enfants de faire des études et ont ainsi assuré leur mobilité sociale et celle de leur famille. D'autres, qui ont voulu quitter la prostitution, n'ont pu le faire qu'à travers le mariage et la maternité et ce toujours en regard des contraintes pour l'obtention des papiers - ce qui, en terme de stratégie résonne comme plus légitime, mais pose la question d'une nouvelle dépendance. Parmi les femmes que nous connaissons, dix se sont mariées avec des Français au cours des six derniers mois, et neuf d'entre elles sont aujourd'hui victimes de violences conjugales. Ceci tend à démontrer comment le système légal (supposé neutre) pousse les femmes à la vie de famille et à l'abandon de leurs tentatives pour être indépendantes. Parmi ces femmes, certaines ont d'abord bataillé (seules) pour se libérer des contraintes des hommes. Le débat sur la prostitution est particulièrement vif et polémique, en particulier sur la notion de "choix". L'idée la plus répandue est que ces femmes n'ont pas choisi la prostitution, mais sont au contraire victimes des proxénètes qui les exploitent. Or, si l'on observe l'histoire des femmes au travail, on se rendra compte que les notions de "choix" et de "liberté" sont extrêmement réduites en ce qui les concerne. En règle générale, les femmes "optent" pour telle option plutôt qu'une autre en fonction du contexte social, économique et personnel dans lequel elles se trouvent. Les contraintes structurelles sont en général plus lourdes que la liberté. Le libre-arbitre réside alors dans la manière dont elles vont "céder" face à telle ou telle option en fonction des contraintes (3).
Ceci concerne la majorité des femmes, et plus particulièrement les migrantes. Certaines d'entre elles optent pour le travail du sexe, certaines y sont contraintes par la tromperie, la violence ou la menace de tiers. Entre les deux types de situations, on trouve une palette de circonstances au cours desquelles les femmes (migrantes en particulier), développent des stratégies d'adaptation ou de résistance variées. Le travail du sexe peut alors être compris, non pas nécessairement comme un outil de libération, mais a minima comme une stratégie, une tactique pour "détourner" un rapport de domination structurel, qu'à leur niveau individuel elles ne peuvent pas changer. Leur "adaptation" aux rapports sociaux de sexes inégaux et/ou aux rapports inégaux entre le Nord et le Sud ou l'Est et l'Ouest leur permet au moins de gagner leur vie.
La prostitution n'est certes pas un "métier" (au sens de techniques et savoirs inscrits dans un référentiel), comme ne le sont d'ailleurs pas bien d'autres activités réservées aux plus pauvres. Mais, en tant qu'activité génératrice de revenus, elle peut être considérée comme un travail. Ce faisant, avant de jeter l'opprobre sur les femmes prostituées ou de leur imposer notre compassion victimisante, on pourrait se demander quelles pourraient être les autres options possibles pour elles, et surtout, ce que nous ferions si nous n'étions pas du "bon côté" de l'histoire du colonialisme.
Aperçu des différents groupes
La migration en France des personnes latino-américaines pour le travail du sexe a débuté avec les transsexuels et les travestis du bois de Boulogne à Paris, au cours des années soixante-dix. Les femmes latino-américaines et de la République dominicaine sont arrivées un peu plus tard, plutôt en Espagne, en Autriche et en Suisse. Leurs modes migratoires sont assez autonomes. Le schéma le plus courant consiste à réunir les moyens nécessaires au voyage auprès des proches et de la famille, et à rallier un point de contact avec une personne connue qui avait migré quelque temps auparavant. Les femmes et les hommes utilisent les mêmes modes migratoires, et il y a une certaine capacité d'autonomie des femmes dans ces processus.
Les Algériens et Algériennes sont arrivés au début des années quatre-vingt-dix, et plus particulièrement après les bouleversements liés aux troubles politiques de 1992. Des femmes qui ne pouvaient plus travailler dans les administrations, le commerce ou les usines, à cause de la violence qui s'exerçait contre elles, et qui avaient des charges de famille, se sont exilées à Marseille, où elles n'ont souvent pas eu d'autre possibilité que la prostitution de rue. Des hommes, plus jeunes, sont allés à Paris, Lyon ou Marseille, travailler comme travestis. Il n'y a que les intellectuels et les personnes issues de la bourgeoisie qui ont eu le soutien des réseaux militants ou intellectuels en France. Tous et toutes sont venus de manière indépendante. Ici, la différence entre les hommes et les femmes semble résider dans le fait que les femmes, plus âgées, ont des charges familiales plus lourdes.
Les femmes africaines, en l'état actuel de nos recherches à Lyon, peuvent être scindées en deux groupes: les francophones (Cameroun) et les anglophones (Nigeria, Sierra Leone, Liberia, Ghana). Les premières sont arrivées à Lyon vers 1995. Elles ont très vite développé des stratégies pour être régularisées. Elles travaillent de façon indépendante, et ce qu'elles gagnent sert à investir au pays d'origine et à assurer la scolarité des enfants. Elles ont souvent plus de vingt-cinq ans. Les secondes sont arrivées à Lyon à la fin de l'année 2000. Nous n'avons pas encore tous les éléments pour décrire leur processus migratoire. Elles semblent moins autonomes, car elles ont dû quitter leur pays par l'intermédiaire de passeurs à cause de la sévérité de la fermeture des frontières de l'Europe. Certaines sont passées d'abord par l'Espagne ou l'Italie, après un périple dans différents pays d'Afrique subsaharienne qui les a menées jusqu'au Maroc. D'autres ont eu la "chance" de pouvoir prendre un avion depuis une ville Africaine et sont arrivées dans une capitale européenne. Elles ont en majorité moins de vingt-cinq ans. Il semble que pour beaucoup la décision du départ se soit faite de manière autonome, et avec l'assentiment de la famille. Certaines sont parties en sachant qu'elles allaient travailler dans l'industrie du sexe en Europe, d'autres ont été abusées sur la nature du travail. Une fois arrivées, elles doivent rembourser une dette beaucoup plus élevée que celle qu'évoque Smaïn Laacher concernant les hommes de Sangatte. En règle générale, ces jeunes femmes expriment de la satisfaction à être en France en regard des conditions de vie qu'elles ont laissées.
Femmes de l'Est: contrats et abus
Les femmes de l'Europe de l'Est ont commencé à venir en France vers 1998, et à Lyon en 1999 (4). Leur processus migratoire peut être analysé sur un continuum; entre les deux extrémités de ce continuum, nous trouvons diverses expériences. À une extrémité, celles vécues par des femmes qui ont été enlevées, violées, utilisées et maltraitées, dans des circonstances où la violence et l'abus n'ont pas de limite. À l'autre extrémité, nous trouvons les femmes traitant avec les gens qui facilitent leur voyage à l'étranger comme avec leur agent de voyage, service qui coûte cher mais qui est habituellement très fiable. Elles ont essentiellement négocié avec des agences de "passeurs", qui ont pignon sur rue dans leur pays d'origine. Entre les deux, certaines femmes ont des liens d'amitié ou de solidarité avec ceux que nous désignons comme leurs proxénètes, d'autres ont été trompées par des individus isolés qui profitent du contexte "favorable" aux trafics, d'autres enfin ont été mariées jeunes contre leur gré par leur famille, ou sont parties avec un fiancé en qui elles avaient confiance. Elles ont en général entre dix-huit et vingt-cinq ans lorsque nous les rencontrons.
Il nous semble par ailleurs qu'elles sont dans des problématiques différentes selon qu'elles viennent des pays du Nord ou du Sud de cette région qui englobe les Balkans, l'Europe centrale et les ex-républiques soviétiques. Les femmes des régions de l'ex-URSS et des régions plus au nord semblent avoir des stratégies plus autonomes: elles passent des "contrats" avec les hommes, et une fois le contrat rempli, se considèrent libres de toute obligation. Les femmes qui viennent des régions plus au sud semblent plutôt dans des démarches de type "matrimoniales": elles croient au "prince charmant" et se font abuser par des hommes à l'affût qui les séduisent puis les maltraitent. De ce fait, leurs expériences et moyens pour se défendre face à la pression des hommes sont très différents.
En brossant un rapide tableau des origines et des processus migratoires, on peut tout d'abord remarquer la diversité des formes de la migration et des moyens pour arriver en Europe et, si possible, y rester. La plupart des femmes que nous rencontrons disent clairement qu'elles tentent de fuir l'enfermement et la contrainte sociale qu'elles subissent dans leur pays. Comme elles ne font pas partie des classes qui ont la possibilité d'avoir un impact sur l'organisation sociale ou d'influer sur les changements de société dans leur propre pays, même si elles sont diplômées ou qualifiées, elles préfèrent partir. Beaucoup d'entre elles disent qu'elles veulent changer la perception que leur famille pourrait avoir d'elles, et être reconnues comme personnes pourvoyeuses de ressources, ce qui à terme leur rapporte un certain pouvoir. Ou bien elles disent aussi qu'elles se sentaient "de trop" en tant que filles, considérées comme non productives. D'autres encore témoignent qu'elles n'avaient pas d'autre moyen pour échapper aux projets de mariage prévus pour elles. Elles fuient leur pays et tentent l'aventure ailleurs. Que vont-elles trouver pour les accueillir?
La loi Lopsi, son application et ses suites
Les articles de la loi Lopsi (5) du 18 mars 2003 qui concernent la prostitution prévoient que le délit de racolage (actif ou passif) est passible de deux mois de prison ferme et de 3 750 euros d'amende pour toute personne, et d'expulsion pour les étrangères, sauf si elles dénoncent leurs proxénètes. Les personnes prostituées sont criminalisées et deviennent des délinquantes. Auparavant, en effet, seul le racolage dit "actif" était sanctionné d'une simple amende de police; et les poursuites étaient exceptionnelles. La loi affiche deux objectifs. D'abord le démantèlement des réseaux mafieux: dans cet esprit, les femmes étrangères sont les cibles prioritaires. "Notre principale cible, ce sont les étrangères", disait-on au ministère de l'Intérieur en janvier 2003 (6). Ensuite la restauration de l'ordre public, en réponse aux "riverains": selon les villes, l'accent est mis sur la chasse aux proxénètes ou sur le "nettoyage" des centres-ville. Et d'une commune à l'autre, les moyens de rétablir l'ordre public oscillent entre prévention et répression. Un certain nombre de mairies de droite comme de gauche (dont Lyon), ont devancé la loi en instaurant des arrêtés antiprostitution dès l'été 2002. La chasse aux prostituées, qui ne semblaient pas troubler l'ordre public depuis des décennies, s'alimente des discours sécuritaires populistes.
La loi prévoit l'attribution d'un titre de séjour temporaire aux prostituées qui dénoncent les réseaux et portent plainte. Mais ce titre de séjour, en plus d'être conditionné à une obligation de délation, n'est valable que le temps de l'enquête, n'est renouvelable que si le prévenu est condamné, et ne donnerait pas systématiquement de droit au travail. En corollaire, rien n'est prévu pour assurer la sécurité d'une personne qui dénoncerait, ni celle de ses proches ou de sa famille. Cette mesure est contraire aux dispositions du Protocole de Palerme sur la protection des victimes (voir annexe 2) et révèle une méconnaissance absolue des réalités du terrain. Soit ces jeunes femmes sont sous la pression de menaces permanentes et ne peuvent pas parler. Soit ce sont souvent des liens affectifs ou familiaux qui les retiennent. Soit leur loyauté vis-à-vis de ceux qui leur ont permis de venir en Europe les retient de les dénoncer. Soit elles ignorent qui est à la tête du réseau de passeurs. Soit elles n'ont pas de contraintes.
Cette loi introduit la notion de "droits contre délation", comme sous le régime pétainiste. La menace de l'expulsion ou de l'emprisonnement contre des victimes est un procédé contraire à l'éthique et au respect des droits humains fondamentaux. De plus, si ce type de mesure est admis et fait force de loi, n'est-ce pas la porte ouverte à d'autres pratiques similaires, sur d'autres types de populations dont on estimera qu'elles troublent l'ordre public? Justement, cette "innovation" intervient pour des femmes, à qui l'État français demanderait de résoudre un problème qu'il ne se donne pas suffisamment les moyens de traiter "par le haut", c'est-à-dire par les têtes de réseaux, en luttant contre la corruption, le blanchiment d'argent et le trafic des êtres humains en général. Cette loi condamne les femmes étrangères à la clandestinité ou à la délation: soit elles continuent de se prostituer en risquant à chaque instant une arrestation suivie d'une expulsion, soit elles deviennent des délatrices et arrêtent le travail du sexe, en échange de quoi les autorités Françaises leur promettent des papiers. La majorité choisit la clandestinité.
Nous avons des exemples récents de la mise en pratique de cette loi. Une jeune femme a ainsi été contrainte de dénoncer son proxénète, déjà incarcéré sous plusieurs chefs d'inculpation, sous la menace d'être accusée de complicité de proxénétisme et d'être elle-même emprisonnée (peine requise: deux ans). Elle l'a dénoncé. Elle n'a pas obtenu de papiers pour ce fait, mais en revanche sa famille est directement menacée dans son pays d'origine, où elle-même ne peut plus retourner qu'au risque d'y être assassinée. Une autre jeune femme a refusé de dénoncer son proxénète: elle a été condamnée à dix-huit mois de prison avec un an de sursis, peine assortie d'une amende de 6 000 euros et de l'interdiction de travailler ou de se prostituer. Son proxénète en Italie est connu des services de police, qui disposent de documents vidéos et d'enregistrements téléphoniques. Mais comme aucune commission rogatoire internationale n'a été demandée lors de l'instruction, ce dernier reste libre, en Italie.
Cette loi ne semble pas apporter les résultats escomptés. Des "hauts fonctionnaires de la police et de la justice parlent d'un bien naturel 'temps d'adaptation' quand ils reconnaissent 'les difficultés rencontrées dans la mise en oeuvre' des dispositions antiprostitution inscrites dans la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003. [...] Cette politique pénale ne semble guère dissuasive. Déjà, la police commence à reprocher à la magistrature de ne pas accompagner son travail de terrain. Et jusqu'au plus au niveau de l'État, entre les ministres de l'Intérieur et de la Justice, l'imparfaite application de la loi est désormais évoquée. [...] Il n'en demeure pas moins, comme le souligne l'OCRTEH [Office central pour la répression de la traite des êtres humains], qu'au niveau national, 'le nombre de prostituées n'a guère diminué' et que 'le système continue'." (7)
Les effets concrets de la loi
Nous pouvons déjà constater les méfaits de cette loi. Seules les étrangères sont interpellées et subissent des violences policières, sauf rares exceptions. La situation de l'ensemble des personnes prostituées s'est dégradée: stress accru dans le travail, violences et agressions de la part des clients et des passants qui agissent en toute impunité puisqu'ils savent que ce sont elles les délinquantes et qu'elles ne pourront pas porter plainte. Chaque jour et chaque nuit, on assiste à plusieurs arrestations avec violences et menaces de la part de la police: fouille au corps, déshabillage, privation de nourriture, humiliations, etc. Les gardes à vue peuvent durer jusqu'à vingt-quatre heures et se répéter plusieurs fois dans une même semaine. Quel que soit l'endroit de la ville où elles travaillent, elles sont chassées par la police, dans les endroits les plus reculés et les plus dangereux. Les interdictions de travailler dans certaines rues changent au gré des humeurs de la police et de la mairie. Les policiers dressent les communautés les unes contre les autres en procédant à des arrestations sélectives et en disant aux unes que c'est de la faute des autres et vice-versa -par exemple aux Françaises que c'est la faute des femmes de l'Est, aux Camerounaises que c'est la faute des Nigérianes, etc. Lors des arrestations, les policiers déchirent les autorisations provisoires de séjour et les attestations de CMU (couverture maladie universelle). À chaque fois qu'ils prennent une personne prostituée en flagrant délit avec un client, ils l'obligent à rendre l'argent au client. La police pratique globalement une tactique de harcèlement permanent et sporadique. Ils espèrent un "pourrissement" des relations entre les différents groupes de prostituées. Récemment, alors que deux femmes portaient plainte suite à de graves agressions, ce sont elles au bout du compte qui ont été accusées d'être des clandestines et des prostituées, et leur plainte n'a pas été prise en compte.
Six mois après le vote de la loi, les jeunes femmes étrangères continuent d'arriver sur le territoire, dans des conditions qui se dégradent. Le coût de leur voyage et de leur entrée en France augmente. Devant une telle injustice sociale, les intervenants sociaux sont impuissants et ne peuvent empêcher ni les humiliations, ni les gardes à vue, ni les insultes. C'est ce qui est devenu le quotidien de ces femmes. À Lyon, l'équipe de terrain de l'association Cabiria (8) passe son temps à rechercher les femmes mises en garde à vue dans les différents commissariats de la ville ou encore conduites à la police des frontières ou au centre de rétention. Puis il faut alerter les avocats, monter un dossier pour assurer la remise en liberté ou éviter l'expulsion. Ensuite, le cas échéant, il faut préparer la défense. Les persécutions de la police ont pour effet, pour celles qui sont sous la contrainte de réseaux, de renforcer la crédibilité de ces derniers, puisqu'elles ne peuvent que se tourner vers eux pour chercher de la protection. Celles qui ne sont pas sous la contrainte de réseaux devront, en cas d'expulsion, payer leur possibilité de retour à des passeurs.
Les effets sur la lutte contre le proxénétisme
À Lyon, aucune arrestation de prostituée n'a donné lieu à un démantèlement de réseau. Un réseau de personnes italiennes et nigérianes a été arrêté récemment, mais c'est à la suite de filatures et d'enquêtes indépendantes des arrestations pour racolage. Le ministre de l'Intérieur annonce "soixante-sept proxénètes arrêtés", "treize réseaux démantelés" (9), et fait état de 1 103 procès verbaux au niveau national et de 270 procédures engagées à Paris (10). On le voit, la relation entre le nombre de femmes arrêtées et la lutte contre le proxénétisme n'a de lien que dans l'esprit de ceux qui y croient. En revanche, "les tribunaux et les prisons sont encombrés" (11). La raison en est claire. L'application de la loi contre les personnes prostituées est mise en oeuvre par l'ensemble des services de police -municipale, nationale, compagnies républicaines de sécurité, brigades anticriminalité-, alors que la lutte contre le trafic ne relève que d'un ou deux services qui, de surcroît, n'ont pas de compétences extra-territoriales, alors que l'on sait depuis des années que les "vrais" trafiquants agissent à partir d'autres pays, bénéficiant ainsi de l'inorganisation transnationale des dispositifs de lutte contre le trafic. Il faut ajouter que ces arrestations de proxénètes auraient probablement eu lieu sans la loi, puisque les dispositions législatives antérieures permettaient déjà d'agir contre le proxénétisme.
On le voit, les options prises en France qui consistent à criminaliser la prostitution n'ont pas d'effet direct sur des réseaux de trafiquants qui de toute façon agissent depuis l'étranger. En revanche, elles mettent en danger les personnes prostituées étrangères, puisque la loi, sans le dire dans son intitulé, les vise directement dans son application. Il apparaît que la criminalisation de la prostitution met les femmes en danger et rend leur accès aux droits fondamentaux plus difficile. Elles sont exposées en permanence à la violence et à l'exploitation, elles ne peuvent ni se défendre ni faire valoir leurs droits. Cette loi, et les lois sur l'immigration en cours d'examen, sont électoralistes, populistes et racistes dans leur application.
Un combat pour les droits fondamentaux
On pourrait se demander ce qui crée les conditions de l'exploitation sexuelle des femmes migrantes. La part visible du phénomène est celle qui est montrée: les réseaux, les proxénètes. Néanmoins ces derniers n'existent pas ex nihilo, mais dans un contexte social économique et politique définit par: des inégalités de genre face au travail, à l'accès aux capitaux, qui mettent les femmes en position de subordination de façon structurelle dans tous les secteurs de l'économie; des politiques migratoires restrictives, qui créent un "marché" pour les passeurs souvent sans scrupule; le populisme des médias, qui les enferme dans des stéréotypes de victimes impuissantes et naïves, ce qui contribue à leur stigmatisation. Comme on les regarde comme des victimes, on leur dénie tout droit d'être actives dans leur processus migratoire.
Pour nous, lutter contre l'exploitation des femmes sous toutes ses formes implique avant tout de leur donner accès à l'autonomie financière et à l'indépendance. Ceci suppose de leur permettre de s'organiser, d'être socialement visibles sans être criminalisées ni stigmatisées. Ceci implique un combat pour les droits fondamentaux, et pour en particulier celui de s'exprimer. Il importe dans bien des situations de reconnaître les femmes en tant que groupe social n'ayant dans leur pays ni la possibilité de vivre librement, ni de garantie de protection de ses droits fondamentaux et de sa sécurité au sens de la Convention de Genève. En 1991, le Haut-Commissariat aux réfugiés reconnaît les "cas de violences subies par les femmes accusées d'avoir transgressé les règles sociales dans un certain nombre de pays", et encourage les États à "considérer les femmes ainsi persécutées comme groupe social, de façon à garantir leur prise en compte dans la détermination du statut de réfugié". Depuis 1993, il reconnaît que les femmes subissent des persécutions de la part des hommes et que la violence sexuelle est effectivement une des causes des flux de réfugiées. Une résolution du Parlement européen de 1996 a recommandé aux États membres de se fonder sur la conception du HCR et a insisté pour que "la violence sexuelle soit reconnue comme une forme de torture, en particulier en raison de l'utilisation du viol comme arme de guerre et de la tradition culturelle de persécutions fondées sur le sexe dans certains pays" (12). La mobilité géographique des femmes représente souvent pour elles, outre le passage de frontières administratives, la transgression de normes et de valeurs dont elles ne veulent plus, et qu'elles pensent ne plus trouver en Europe. Beaucoup d'entre elles disent que, quelles que soient les difficultés traversées, si c'était à refaire elles le referaient, car grâce à ce voyage elles trouvent paradoxalement la liberté.
Notes
(1) Smaïn Laacher, Après Sangatte... Nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, La Dispute, Paris, 2002. (Retour)
(2) Laura M. Agustin, "Sex workers and violence against women: utopic visions or battle of the sexes?", in Development, vol. 44, n° 3, 2001; Françoise Guillemaut, Femmes et migrations, Dragon Lune, Lyon, 2001. (Retour)
(3) Nous faisons ici référence à l'article fondateur de Nicole Claude Mathieu, "Quand céder n'est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie", in L'arraisonnement des femmes, essais en anthropologie des sexes, EHESS, Paris, 1985. (Retour)
(4) Françoise Guillemaut, op. cit. (Retour)
(5) Loi n° 2002-1094 du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure. (Retour)
(6) Le Monde, 16 janvier 2003. (Retour)
(7) Le Figaro, 26 septembre 2003. (Retour)
(8) Cabiria, "Rapports d'activités", association Cabiria, Dragon Lune, Lyon, années 1993 à 2001. (Retour)
(9) Libération, 27 septembre 2003. (Retour)
(10) Le Figaro, op. cit. (Retour)
(11) Selon un député UMP cité par Le Figaro, op. cit. (Retour)
(12) Conseil de l'Europe, 2000 (Retour)
Annexe 1: Cabiria
L'association comporte trois départements:
- Action: Tournées de nuit et de jour avec un camping car, ouverture du local du lundi au vendredi de 9 à 18 heures, ligne téléphonique d'urgence 24 heures sur 24; Information, réduction des risques, accès aux soins, soutien juridique et social, lutte contre les discriminations.
- Recherche et international: Recherche-action, avec une implication directe dans l'action sanitaire et sociale et les débats scientifique et politique sur les matières sociale, de santé et sécurité publique. Les ressources sont l'action quotidienne des équipes de professionnelles de terrain des programmes de santé communautaire avec les personnes prostituées en France et en Europe, et les collaborations avec d'autres chercheurs, en France et à l'étranger; Études sur le genre: empowerment et stratégies des femmes, violence, HIV et santé, migration et mobilité, trafics...
- Université solidaire citoyenne et multiculturelle: L'université solidaire, citoyenne et multiculturelle s'inscrit en complément des autres actions de Cabiria. Elle est ouverte à tous et toutes. Elle propose un accès original au savoir et à la culture, et peut à ce titre être considérée comme un instrument de lutte contre les exclusions, les discriminations et la ghettoïsation. Elle est également un outil supplémentaire d'accès à l'autonomie. L'accès aux savoirs est également une condition de la connaissance de ses droits et de la capacité à les faire valoir. Cours gratuits hebdomadaires: français langue étrangère, anglais, informatique, droit, chant, danse, théâtre.
Contact: Cabiria, Action de santé communautaire avec les personnes prostituées, BP 1145, 69203 Lyon Cedex 01, www.cabiria.asso.fr.
Annexe 2: Protocole de Palerme
Le Protocole de Palerme a fait l'objet de nombreuses réunions et de discussions serrées entre 1999 et 2000. Il a finalement été ratifié et signé par 149 pays en 2000 et 2001. Sa vocation est d'être le texte international de référence sur le trafic des êtres humains. Par sa forme, son vocabulaire et les dispositions qu'il propose, ce texte valide et rend officielle la construction des femmes migrantes comme des victimes de trafic.
L'article 6 du chapitre II du protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, appelé aussi "Protocole de Palerme" précise:
- "Chaque État-partie envisage de mettre en oeuvre des mesures en vue d'assurer le rétablissement physique, psychologique et social des victimes de la traite des personnes y compris, s'il y a lieu, en coopération avec les organisations non gouvernementales, d'autres organisations compétentes et d'autres éléments de la société civile et, en particulier, de leur fournir: un logement convenable; des conseils et des informations concernant notamment les droits que la loi leur reconnaît, dans une langue qu'elles peuvent comprendre; une assistance médicale, psychologique et matérielle; des possibilités d'emploi, d'éducation et de formation."
- "Chaque État-partie tient compte, lorsqu'il applique les dispositions du présent article, de l'âge, du sexe et des besoins spécifiques des victimes de la traite des personnes, en particulier des besoins spécifiques des enfants, notamment un logement, une éducation et des soins convenables."
- "Chaque État-partie s'efforce d'assurer la sécurité physique des victimes de la traite des personnes pendant qu'elles se trouvent sur son territoire."
- "Chaque État-partie s'assure que son système juridique prévoit des mesures qui offrent aux victimes de la traite des personnes la possibilité d'obtenir réparation du préjudice subi."
Son article 7, sur le statut des victimes de la traite des personnes dans les États d'accueil, précise:
- "En plus de prendre des mesures conformément à l'article 6 du présent Protocole, chaque État-partie envisage d'adopter des mesures législatives ou d'autres mesures appropriées qui permettent aux victimes de la traite des personnes de rester sur son territoire, à titre temporaire ou permanent, lorsqu'il y a lieu."
Bibliographie complémentaire
Yamila Azize Vargas, "Empujado las fronteras: mujeres y migracion internacional desde America Latina y el Caribe", Seminario internacional sobre prostitution, ministère du Travail et des Affaires sociales (Instituto de la mujer), université de Madrid, 2001 (non publié).
Julia Bindman, Joe Doezema, "The redefinition of prostitution as sex work on the international agenda", Antislavery international, Londres, 1997.
Fatima Lahabi, "Del sevicio Domestico a la prostitucion: un aprentizaje de la vida", in Fatima Lahbabi, Juan Luis Peralta de la Camara, José Fernando Troyano Pérez (dir.), Informe sobre el servicio doméstico en Andalucia, con atencion especial a la trabajadora inmigrante, Seville, à paraître, pp. 38-61.
Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, L'Harmattan, Paris, 2001.
Stéphanie Pryen, Stigmate et métier, une approche sociologique de la prostitution de rue, PUR, Rennes, 1999.
Paola Tabet, "Du don au tarif", Les Temps modernes, n° 490, 1987.
Marjan Wijers, "Women, labour and migration. The position of trafficked women and strategies for support", in Global sex workers. Rights, resistance, and redefinition, Kempadoo Kamala et Doezema Jo, Routledge, Londres, 1998.
http://www.quelsexe.com/article.php?ar=48
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