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22/01/2010

Wall Street continue à faire la loi

Obama a surpris nombre de ses électeurs en s’entourant de conseillers économiques issus du monde financier. Le magazine Rolling Stone y voit la preuve d’une collusion qui condamne tout espoir de réforme et de moralisation du monde des affaires.

Barack Obama a fait campagne en se présentant comme un homme du peuple décidé à se dresser contre Wall Street au moment où, en ce fatidique automne 2008, l’économie mondiale s’effondrait. Il défendait un projet fiscal visant à faire cracher les riches. Il avait également accusé son rival républicain John McCain de soutenir les banquiers “aux dépens des travailleurs américains”. Les électeurs qui le soutenaient avaient le sentiment qu’un authentique outsider faisait enfin son entrée dans un club jusqu’alors très fermé, bref, que les choses étaient en train de changer. Et puis il a été élu. Ce qui s’est passé au cours de cette première année de présidence Obama constitue l’une des volte-face politiques les plus spectaculaires de notre histoire. Elu au beau milieu d’une gigantesque crise économique provoquée par une décennie de déréglementation orgiaque et de cupidité débridée, Obama s’est vu confier le ­mandat de maîtriser Wall Street et de remodeler entièrement la structure de l’économie américaine. Au lieu de cela, il a placé aux principaux postes économiques de la Maison-Blanche les personnes mêmes qui avaient provoqué la crise économique. Cette nouvelle équipe d’ex-banquiers engraissés par la bulle et d’intellectuels défenseurs du laisser-faire s’est alors empressée de promouvoir et de mettre en branle un plan de sauvetage ­massif grâce auquel l’argent des pauvres a servi à secourir les plus riches, puis de vider systématiquement de son contenu toute tentative de réforme.

Ce processus a débuté dans les heures qui ont suivi l’élection, mais presque personne ne s’en est aperçu. Barack Obama n’avait pas encore pris ses fonctions lorsque cela s’est passé, mais l’aide révoltante et inexcusable de 306 milliards de dollars [plus de 210 milliards d’euros] que Citigroup [durement touché par la crise] a reçue fut le premier acte majeur de sa présidence. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir au 5 novembre 2008, le lendemain de l’élection d’Obama.

Ce jour-là, la composition de l’équipe de transition a été annoncée. Curieusement, certains noms attendus n’y figuraient pas. Exemples : Austan Goolsbee, un économiste de l’université de Chicago qui avait été l’un des principaux conseillers d’Obama, et Karen Kornbluh, son ancienne directrice politique, qui avait participé à la rédaction du programme du Parti démocrate. Au cours de la campagne, tous deux avaient mis l’accent sur des thèmes populistes : Kornbluh était connue pour ses efforts de sensibilisation des démocrates à l’égard des maux dont souffraient les classes pauvres et moyennes, et Goolsbee pour ses diatribes contre Wall Street, où il déclarait par exemple que les dirigeants d’AIG méritaient “le prix Nobel de la malfaisance”.

L’homme chargé de composer la nouvelle équipe était Michael Froman, un vieil ami du président, qui appartenait aux cercles dirigeants de Citigroup. Pendant la campagne, Froman avait levé des fonds pour Obama. Il l’avait présenté à une série de grosses pointures bancaires, au premier rang desquelles son mentor Bob Rubin, ancien coprésident de Goldman Sachs et ex-ministre des Finances de Bill Clinton. Froman avait travaillé comme chef de cabinet de Rubin au Trésor, puis suivi son patron lorsque celui-ci avait quitté l’administration Clinton pour entrer comme conseiller de haut niveau chez Citigroup. Si incroyable que cela paraisse, Froman est resté salarié de la banque pendant ces deux mois où il a travaillé à la formation de l’équipe économique. Et il a demandé à Jamie Rubin, le fils de Bob Rubin, de l’aider dans sa tâche. A l’époque, le papa de Jamie se faisait encore dans les 15 millions de dollars par an chez Citigroup.

L’architecte de la déréglementation financière a placé ses protégés

Et c’est là que cela devient vraiment intéressant. Nous sommes trois semaines après l’élection. George W. Bush se contente désormais de faire de la figuration, et les deux hommes chargés de tenir la barre au milieu de la tempête économique sont le ministre des Finances sortant, Henry Paulson, ancien directeur de Goldman Sachs, et le responsable de la Réserve fédérale de New York, Timothy Geithner, qui a travaillé sous les ordres de Bob Rubin à l’époque de Clinton. L’équipe économique d’Obama est donc dirigée par un cadre de Citigroup faisant toujours partie de cette banque, et par le fils d’un des principaux dirigeants de cet empire bancaire, qui rejoint à son tour l’équipe de transition au cours du même mois.

Et c’est ainsi que, le 23 novembre 2008, est annoncé un accord par lequel le gouvernement s’engage à nettoyer les dégâts commis par Rubin chez Citigroup grâce à un véritable banquet de liquidités et de garanties financées avec de l’argent public. C’est pour le gouvernement un accord terriblement désavantageux, que tous les économistes sérieux ne se privent d’ailleurs pas d’éreinter, ainsi qu’une insulte au contribuable. En vertu de cet accord, la banque reçoit 20 milliards de dollars en liquidités, en sus des 25 milliards dont elle a déjà bénéficié quelques semaines auparavant dans le cadre du Troubled Asset Relief Program (TARP, plan de sauvetage des actifs pourris, mis en branle à l’automne 2008 par le gouvernement Bush). Mais il ne s’agit encore que d’un amuse-gueule. Le gouvernement consent également à compenser avec l’argent des contribuables jusqu’à 277 milliards de dollars de pertes sur des actifs de Citigroup en difficulté, c’est-à-dire pour l’essentiel des actifs toxiques dans lesquels Rubin a poussé Citigroup à investir. Aucun des dirigeants de Citi n’est remplacé, et leurs rémunérations ne sont soumises qu’à de légères restrictions. “S’il vous restait le moindre doute concernant la domination de Wall Street sur l’homme de la rue”, déclare l’ancien ministre du travail Robert Reich [sous le président Clinton] au moment où le sauvetage est rendu public, “cela devrait suffire à le dissiper.”

Il était déjà difficile à avaler que l’un des anciens protégés de Bob Rubin durant les années Clinton, Timothy Geithner, ait été directement impliqué dans les négociations. Mais la surprise fut totale lorsque, quelques heures après la conclusion de l’accord de sauvetage, l’équipe de transition annonça que Timothy Geithner serait le futur ministre des Finances de Barack Obama ! La satisfaction fut telle à Wall Street que le Dow Jones enregistra aussitôt, avec une hausse de 11,8 %, son plus grand bond sur quarante-huit heures depuis 1987. Les actions de Citi flambèrent de 58 % en une seule journée, tandis que celles des sociétés financières JP Morgan Chase, Merrill Lynch et Morgan Stanley grimpaient de plus de 20 %. Wall Street avait pris bonne note que les généreux plans de sauvetage publics ne mourraient pas avec le départ de George W. Bush et de Hank Paulson.

En tant que ministre des Finances de Bill Clinton, Rubin a participé à l’élaboration de deux mesures de déréglementation calamiteuses, qui sont largement responsables de la crise financière : l’abrogation du Glass-Steagall Act (réalisée dans le seul but de légaliser en 1998 la mégafusion de Travelers Insurance et de Citicorp, qui donna naissance à Citigroup) et la déréglementation du marché des produits dérivés. Après avoir amorcé cette bombe à retardement, Rubin quitta le gouvernement pour entrer chez Citigroup, lequel lui exprima sa gratitude en lui accordant au cours des huit années suivantes une rémunération de 126 millions de dollars. Or, en dépit du fait qu’il est sans doute plus responsable que quiconque du krach de 2008, c’est lui que Barack Obama a choisi pour être le pilier central de sa nouvelle administration.

Un grand nombre de personnalités recrutées par la suite ont des liens directs avec Tom Rubin à travers quatre réseaux : Goldman Sachs, l’administration Clinton, Citigroup et enfin le Hamilton Project, un club de réflexion fondé par Rubin sous les auspices de la Brookings Institution [le plus ancien des think tanks aux Etats-Unis] pour promouvoir sa philosophie de comptes publics équilibrés, de libre-échange et de déréglementation financière. Aux Finances, Geithner a pour “conseiller” nul autre que Lewis Alexander, ancien économiste en chef de Citigroup, qui avait assuré à Citi en 2007 que l’effondrement immobilier qui s’annonçait n’avait rien d’inquiétant. Deux autres “conseillers” importants de Geithner, Gene Sperling et Lael Brainard, ont travaillé avec Rubin au sein du Conseil économique national (NEC), l’organisme clé qui coordonne toute la politique économique de la Maison-Blanche. Quant à Larry Summers, qui est la tête du NEC, il a été autrefois le protégé de Rubin au Trésor. Immédiatement au-dessous de Summers, on trouve Jason Furman, qui a travaillé pour Rubin à l’époque où Clinton était à la Maison-Blanche et qui fut l’un des premiers directeurs du Hamilton Project.

Pratiquement tous les “rubinistes” qui mènent la politique économique depuis un an partagent la même philosophie politique. “Ce sont des représentants typiques de la gauche caviar”, remarque l’ancien stratège démocrate David Sirota. “Ces gens ont fait des tonnes de fric dans l’économie spéculative, mais ils se présentent comme démocrates sous prétexte qu’ils sont prêts à laisser un peu plus de miettes aux pauvres que les républicains.” Sur le plan de la politique économique, Obama n’a pourtant pas toujours suivi la ligne Rubin. Il avait démarré son mandat en annonçant un gigantesque plan de relance destiné à redresser l’économie et à enrayer les pertes d’emplois provoquées par la crise de 2008. “Ce plan est incontestablement à porter à son crédit”, souligne le sénateur Bernie Sanders, qui a toujours été favorable à l’idée d’utiliser les ressources publiques pour combattre le chômage. “C’est une décision très importante, et 787 milliards de dollars, cela fait beaucoup d’argent.” Pourtant, quel que soit le nombre d’emplois que le plan a créés ou préservés jusqu’à présent (640 329, d’après le calcul absurdement précis, et d’ailleurs aussitôt contesté, établi par la Maison-Blanche), l’aide qu’Obama a procurée aux personnes réelles ne représente que bien peu de chose face aux sommes énormes d’argent public versées aux géants de la finance. “On a certes consacré 75 millions de dollars à l’assainissement des prêts immobiliers, mais regardez combien on a donné à Wall Street ­pendant ce temps !” tempère un important stratège démocrate. Neil Barofsky, l’inspecteur général chargé de contrôler la mise en œuvre du TARP, estime que le coût total du sauvetage des établissements de Wall Street pourrait atteindre 23,7 milliards de dollars. Et, pendant que le gouvernement continue à déverser des tonnes d’argent au bénéfice des grandes banques, Obama et son équipe de rubinistes n’ont pratiquement rien entrepris pour mettre de l’ordre dans ce système financier perverti qui a fait imploser l’économie mondiale.

Au début, la volonté de réforme semblait pourtant bien réelle. A la Chambre des représentants, l’offensive a été menée par le démocrate Barney Frank, le président de la Commission des services financiers, qui était apparu comme un critique acéré à l’égard de Wall Street à l’époque des sauvetages de banques. Au printemps 2009, alors que l’économie s’effondrait, Frank entreprit d’organiser des auditions sur une série de réformes. Parmi celles-ci, on trouvait des mesures visant à éliminer les abus concernant les prêts sur carte de crédit, à empêcher les banques de prélever des frais excessifs, à obliger les sociétés cotées en Bourse à procéder à une vraie évaluation du risque et à donner aux actionnaires un droit de regard sur les rémunérations des dirigeants. Il y avait même des mesures visant à réprimer le recours aux produits dérivés risqués et à empêcher des banques comme AIG de choisir elles-mêmes les personnes chargées de contrôler leur respect de la réglementation. La commission se mit alors au travail – et des vides juridiques commencèrent à se créer.

Obama devrait s’engager sur la voie du retour au bon sens

Le plus notable était inclus dans la proposition de réglementer les produits dérivés les plus opaques tels que les swaps de défaut de crédit. En août, Timothy Geithner publia un ­document de 115 pages intitulé : “Améliorations de la réglementation concernant les marchés des produits dérivés de gré à gré”, qui demandait une série d’exemptions à l’intention des “utilisateurs finaux”, c’est-à-dire presque tous les clients qui achètent des dérivés à des banques telles que Goldman Sachs et Morgan Stanley. [Ces produits dérivés étant largement à l’origine de la catastrophe financière de 2008, voir la réforme vidée de son contenu a suscité l’écœurement de plusieurs législateurs.]

Autre exemple significatif : le projet de création, annoncé en fanfare, d’une agence de protection des consommateurs de produits financiers destinée à protéger les honnêtes citoyens des pratiques abusives des banques. Comme pour le texte sur les produits dérivés, le débat sur cette agence fut dominé par les marchandages visant à ménager des échappatoires. Au final, Frank accepta que 8 000 des 8 200 banques américaines puissent échapper au contrôle d’une agence de toute façon émasculée d’avance, laissant la plupart des consommateurs sans protection face à elles. Du côté du Sénat, la réforme financière n’a pas encore franchi l’étape des amendements, mais il y a tout lieu de penser que, lorsqu’il sera soumis au vote, le texte final sera tout aussi édulcoré que la version adoptée par la Chambre des représentants. [La proposition de loi est toujours en cours d’étude par la commission du Sénat, qui prévoit de terminer son travail sur ce dossier en février.]

Le refus de la Maison-Blanche de militer en faveur de réformes réelles est diamétralement opposé à ce qu’elle devrait faire. Au minimum, Obama devrait s’engager sur la voie du retour au bon sens en prenant une décision qui aurait dû être prise depuis longtemps : virer ­Geithner.

Le plus troublant est que nous ne savons pas si c’est Obama qui a changé ou si l’influence exercée par Wall Street est un élément fondamental et indéracinable de notre système électoral. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’Obama nous a fait un coup de publicité mensongère. S’il s’était agi de n’importe quel autre politicien, nous n’en serions pas surpris. Le fait que nous le soyons est peut-être notre faute : nous avions pensé qu’il était différent.
Impôts

“Le projet annoncé le 14 janvier par Barack Obama d’imposer aux banques une ‘redevance pour leur responsabilité dans la crise financière’ va dans le sens de l’humeur politique du pays”, se félicite The Washington Post. Le Congrès doit encore se saisir de ce projet avant qu’il ne devienne réalité, mais une annonce de ce type était attendue. Cet impôt vise à couvrir à terme les 117 milliards de dollars perdus lors du renflouement du secteur financier réalisé à l’automne 2008 et en février 2009, et à résorber son impact sur les comptes publics. Au moment d’annoncer ce projet, Obama s’est dit “déterminé à récupérer chaque cent dû au peuple américain”. Le texte prévoit l’instauration d’une taxe de 0,15 % sur les bilans des plus grandes banques. The Washington Post estime que ce projet aurait en plus comme vertu d’aider “Washington et Wall Street à récupérer un peu de leur crédibilité”, dans la mesure où celle-ci a été mise à mal par la crise.

■ A droite aussi
La gauche américaine n’est pas la seule à dénoncer les liens d’Obama avec le monde de la finance. A droite, le mouvement protestataire conservateur des Tea Party, qui qualifie le président de communiste, l’accuse aussi, estimant qu’il est à la solde des intérêts boursiers. Le portail Conservapedia, le Wikipedia de la droite américaine, explique dans son article consacré à Obama que les banques de Wall Street qui ont bénéficié du plan de sauvetage ont figuré parmi ses meilleurs soutiens pendant la campagne électorale.

http://www.courrierinternational.com/article/2010/01/21/wall-street-continue-a-faire-la-loi

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