L’homme d’affaires Sebastian Piñera (51,6%) a gagné l’élection présidentielle au Chili, le dimanche 17 janvier, en l’emportant au deuxième tour devant Eduardo Frei Ruz-Tagle (48,4%), le candidat de la coalition gouvernementale. C’est la première fois depuis 52 ans que la droite conservatrice remporte les élections dans ce pays.
De son côté, la Concertation subit un dur revers : obligée de céder le pouvoir malgré l’immense popularité de la présidente sortante Michelle Bachelet.
Fin de la « transition à la démocratie »
La victoire de la droite marque la fin d’un cycle politique au Chili. La « Concertation », coalition au gouvernement depuis 1990, montrait déjà d’importants signes d’épuisement. Née de l’opposition à la dictature de Pinochet, la Concertation regroupe des forces politiques à l’origine hétéroclites : démocrates-chrétiens, socialistes, libéraux et sociaux-démocrates. L’unité de cette alliance s’est forgée dans sa lutte contre la dictature d’Augusto Pinochet. Même après la chute du régime autoritaire, les partisans du dictateur détenaient beaucoup de pouvoir dans la société chilienne, notamment dans l’armée, au Sénat et dans les milieux élitistes et opulents de l’oligarchie.
L’alliance entre les secteurs bourgeois de la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste de Salvador Allende a été possible grâce à la « rénovation » sociale-libérale de ce dernier. Le Parti socialiste chilien des années 1990 et 2000 ressemblent davantage au Labor de Tony Blair qu’à l’Unité populaire d’Allende. Se définissant de centre-gauche, la Concertation a néanmoins adopté le crédo dominant : adaptation sans questionnement à la mondialisation, économie d’exportation compétitive et nouvelle gestion publique. Le modèle économique laissé par la dictature n’a pas été modifié en substance et les divers gouvernements de la Concertation ont adopté les principes de « bonne gouvernance » sociale-libérale. Au-delà du simple « laissez-faire », il s’agit plutôt de construire un État gestionnaire efficace : injection de sommes dans les infrastructures, aide aux entreprises et stimuli au marché, des mesures visant à accroître la « compétitivité » du pays dans la mondialisation. De plus, l’État a approfondi la privatisation des services publics (le transport autoroutier et collectif, l’éducation, la santé et l’eau potable) sous prétexte d’efficacité et de modernisation.
En revanche la Concertation a été championne du progressisme en discours. Il n’y a pas un domaine où l’on n’ait pas ajouté le mot « social ». Ont été créés des centaines de programmes d’interventions ponctuelles et ciblées pour appuyer les personnes « en situation de vulnérabilité sociale ». Michelle Bachelet représente aujourd’hui la gauche de la Concertation qui a fait tranquillement son nid au sein de l’État. La présidente a mis en place une série de programmes sociaux visant à atténuer les effets du modèle économique néolibéral, dans un pays champion des inégalités sociales : élargissement des couvertures en santé, appui à la maternité et multiplication des garderies, pension solidaire et bons d’aide familiale en temps de crise économique... en argent sonnant ! De plus, le gouvernement chilien est encensé pour sa gestion impeccable pour affronter la crise financière globale. Durant les années précédant l’effondrement des bourses, alors que le cours du cuivre atteignait des sommets historiques, propulsé par le gonflement spéculatif et la demande chinoise, le Trésor chilien a engrangé les réserves à même les profits de Codelco, la compagnie minière étatique. Riche d’une tirelire de 25 milliards de dollars, le gouvernement a pu financer d’innombrables plans anti-cycliques : formation de la main-d’œuvre, renflouement des entreprises, soutien aux chantiers de construction, subventions à l’emploi des jeunes, etc.
Les impasses de la Concertation
Pendant que la présidente obtient aux environs de 80% d’appui dans les sondages, la pratique de son administration et la confiance envers les partis au pouvoir souffrent de scandales et de protestations incessantes. Depuis vingt ans, et surtout sous la gouverne de Bachelet, les « progressistes » dans les ministère ont habilement réussi l’implantation de leurs programmes sociaux spécialisés, souvent à court terme, pendant que la structure même du modèle de société semait l’insatisfaction.
Les systèmes d’éducation et de santé ont été dépecés au cours des trente dernières années, générant inégalités et perte de confiance envers le système public. Les collèges sont plus souvent qu’autrement paralysés par les mouvements de protestation, que ce soit ceux des étudiants (en 2006) ou des professeurs (en 2009). La modernisation du transport urbain, le projet appelé Transantiago, a été un fiasco financier et un cauchemar permanent pour les usagers. Le transport en commun à Santiago est un labyrinthe qui coûte près du quart du revenu moyen d’un travailleur. Des salaires qui stagnent par ailleurs dû à la précarité extrême du marché du travail et une classe dominante qui s’accapare inéquitablement les fruits de la croissance. La généralisation de la consommation a aussi eu son corollaire : l’endettement effréné des ménages. Selon le PNUD, le Chili se classe parmi les 15 pays les plus inégalitaires de la planète.
Les impasses du modèle chilien ont attisé les mésententes au sein de la Concertation. Durant le mandat de Bachelet, une vingtaine de députés et sénateurs de différents partis de la coalition ont déserté. Pour étouffer les tensions, les dirigeants ont décidé de court-circuiter les élections primaires pour choisir le candidat présidentiel. Le choix de Frei comme candidat unique est donc une entente négociée de l’apparatchik des partis, alors que la base désaffecte en grand nombre. Pas étonnant que deux ex-membres du PS aient disputé, surtout à Frei, 26% des intentions de vote au premier tour de décembre. Le candidat indépendant Marco Enriquez-Ominami a remporté 19% grâce à une fine stratégie de communication ralliant les jeunes et les désillusionnés de la politique, alors que Jorge Arrate donnait 7% à la coalition de gauche organisée autour du Parti communiste.
Devant les crises internes de la Concertation, et l’incapacité des mouvements sociaux d’organiser une alternatives anti-néolibérale, la droite a dérobé le flambeau du changement. Après avoir pris soin de mettre au placard son passé pro-Pinochet, de même que ses partisans aux positions morales ultra-conservatrices, Piñera a présenté sa « Coalition pour le changement » comme la meilleure carte dans le jeu de l’alternance démocratique. Le milliardaire, qui possède entre autres une chaîne de télévision et le prestigieux club de football Colo-Colo, a promis de poursuivre l’œuvre sociale de la présidente.
Le long cycle de la « fin de la dictature chilienne » s’est ainsi bouclé : après qu’une femme socialiste, ex-victime de la répression, ait accédé aux plus hautes fonctions de la démocratie néolibérale, un homme d’affaire pinochetiste, accusé de plusieurs escroqueries, en a pris à son tour les rennes, et ce, dans la plus propre légitimité de l’alternance du pouvoir.
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