Frédéric Lordon
Dans le Le Monde diplomatique de février, une seconde analyse poursuivra la réflexion entamée dans ce texte, sous le titre : « Et si on fermait la Bourse ? ».
Il faut reconnaître d’emblée qu’évoquer un « fléau », nuisance de forte taille, généralement bien identifiée du sens commun — peste, choléra, algues vertes, droite sarkozyienne — à propos d’une obscure particularité technique des marchés financiers comme la « cotation en continu », a toutes les chances de déconcerter quelque peu la lecture qui, des deux pôles de cette association baroque entre une énormité annoncée et un détail apparemment de seconde zone, ne sait auquel se rendre. Mais le sens commun, qui dit assez d’âneries comme ça, a bien su reconnaître par ailleurs que « le diable était dans les détails » et, dans le cas présent, il faut le suivre sans hésiter.
Quoi qu’il soit possible d’avoir bien des désaccords avec Maurice Allais, il faut pourtant lui accorder d’avoir été l’un des premiers à s’être élevé contre la cotation en continu des actions à la Bourse. Le krach de 1987 lui en avait donné une excellente occasion ; il est vrai que la déréglementation des marchés de capitaux, œuvre impérissable du socialisme de gouvernement, et de Pierre Bérégovoy en particulier, vieille d’à peine un an, n’avait pas tardé à tenir toutes ses promesses — d’instabilité chronique, d’emballements collectifs et de « correction » des excès par les excès. Pour ceux qui, l’éloignement dans le temps aidant, tiennent la cotation en continu pour une sorte d’évidence immémoriale et ne voient même plus le problème, il faut au moins rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que les transactions boursières d’avant la déréglementation s’effectuaient selon de tout autres procédures, notamment celle du fixing [1]. Comme son nom le suggère, le fixing consiste en l’enregistrement préalable, pendant la première partie d’un jour de Bourse, des offres et des demandes, leurs arrivées successives faisant varier un prix fictif, jusqu’à un certain moment de la journée où est arrêté — fixé — un prix réel auquel toutes les transactions sont ensuite concrètement effectuées (règlement et livraison), chaque cours de bourse ne prenant donc qu’une seule valeur effective par jour.
Mais une seule valeur par jour c’est terriblement planplan alors qu’une cotation en continu permettrait de multiplier, autant que la vitesse d’exécution des ordinateurs le peut, les allers-retours spéculatifs au cours de la journée — en termes plus techniques : accroître considérablement la vitesse de circulation de la monnaie dans les marchés financiers et, par là, espérer augmenter dans les mêmes proportions la plus-value cumulée. Gains spéculatifs des uns, commissions de courtage des autres, frais de bourse touchés par les places de marché, et bonus pour tout le (ce) monde : il n’est pas un acteur de la finance qui n’ait intérêt à ce remarquable progrès. Le justifier de manière un peu plus présentable est une autre affaire. La finance est cependant rarement à court d’arguments, même si au final elle en assez peu en stock, mais dont elle fait des usages intensifs. Et parmi ceux-ci, un surtout, utilisable en n’importe quelle occasion ou presque : la liquidité.
Les miracles de la liquidité…
On comprend que les discours de la finance usent et abusent des invocations à la liquidité. Car liquidité est l’autre nom de la « bonne sortie », celle par laquelle on se défait de ses actifs pour se retirer, plus-value en poche. Dit un peu plus précisément, la liquidité est la propriété offerte par un marché de trouver à tout instant des contreparties (des vendeurs si on est acheteur, des acheteurs si on est vendeur) avec lesquelles réaliser une transaction qui, par elle-même, n’affectera pas significativement le prix courant. La liquidité, pour faire une image, est une sorte de propriété de dilution : elle signifie que le marché est suffisamment vaste et suffisamment actif pour que l’offreur et le vendeur réunis pour la transaction considérée y soient comme noyés dans la masse et y comptent « pour peu » : le marché absorbera leur offre et demande dont la part minuscule dans les offres et demandes globales du moment garantit l’absence d’effet propre sur le prix de marché. Réciproquement, nos offreurs et demandeurs particuliers peuvent prendre pour référence le prix de marché qu’ils observent juste avant la passation de leur propre transaction, puisqu’ils savent que celle-ci n’aura pas d’impact significatif sur celui-là. On comprend bien l’avantage de la chose par différence avec la situation d’un marché illiquide dans lequel ne s’affairent que peu d’intervenants, où les volumes globaux échangés sont faibles et, où, dans ces conditions, l’arrivée d’un « gros » demandeur ou bien d’un « gros » acheteur, ayant pour effet de modifier significativement à lui seul l’offre ou la demande globale, aurait également celui d’entraîner une forte variation du prix.
Quoique formellement symétrique, il est assez évident que le raisonnement de la liquidité revêt toute son importance du côté de l’offre, bien plus que du côté de la demande : apporter ses actifs à l’offre, c’est se proposer de sortir du marché, double moment de vérité puisqu’il y est non seulement question de la matérialisation des plus (ou moins) values, mais aussi, plus fondamentalement, de la possibilité même de modifier ses positions, et notamment de retourner au cash, l’actif sans risque par excellence (même si sans rendement non plus…) où l’on se rue quand le marché dégringole. Par la possibilité qu’elle offre à tout instant de sortir du marché au prix courant, la liquidité est une promesse de réversibilité. Comme l’a montré André Orléan, en ce sens le relecteur le plus fidèle de Keynes, la liquidité est par essence anti-sociale : elle est la posture de l’individualisme radical, qui ne s’engage à rien, qui consent certes à apporter ses capitaux… mais sous la condition de pouvoir les reprendre à tout instant, et qui ne s’implique que sous la clause d’être par avance, et à sa souveraine appréciation, délié. La liquidité des marchés financiers est la forme institutionnelle qui réalise cette déliaison, ou cette liaison paradoxale, comme on voudra, et dont le confort propre est désormais tenu pour une sorte d’acquis social de la finance. Qui n’en voit les avantages par rapport à l’investissement en capital physique ? Apporter ses ressources monétaires directement à la formation de capital fixe (pour l’entrepreneur-propriétaire qui finance immédiatement équipements, immeubles, fonds de roulement, etc.), ou bien prendre une part de capital d’une entreprise non cotée, c’est immobiliser indéfiniment ses fonds sans espoir de recouvrement sauf vente à la casse dans le premier cas, ou aléatoire cession de gré-à-gré dans le second. L’opération n’a cependant rien d’aberrant puisque les fonds investis vont payer — ils paieront du profit et du dividende —, mais elle suppose une disposition à l’engagement long tout à fait particulière, la seule qui vaille vraiment d’être qualifiée d’entrepreneuriale, car c’est peu dire que le désir de réversibilité n’y trouve pas son compte.
C’est bien pourquoi, comme Schumpeter l’avait parfaitement vu en son temps, la société par actions, pour n’avoir en soi aucun caractère « technologique », n’en mérite pas moins d’être considérée comme une innovation fondamentale du capitalisme — mais une innovation institutionnelle. En convertissant le capital physique immobile en titres de propriété négociables sur un marché ad hoc (la Bourse), portant chacun une fraction de valeur seulement, donc plus aisément revendables, la société par actions réalise la transsubstantiation du capital fixe en capital liquide : à la place des machines revendables dans le meilleur des cas à la casse avec les dépréciations qu’on imagine : du papier, ou plutôt du petit papier, et même plein de petits papiers, échangeables entre plein d’« investisseurs », mais d’investisseurs désormais financiers ; des petits papiers dont le prix (le cours) va d’ailleurs pouvoir varier, avec à la clé de possibles gains spéculatifs — réversibilité et plus-value : la fête ! Et voilà le grand argument de la liquidité boursière : à l’état illiquide, l’investissement en capital physique, irréversible ou presque, n’attirera pas grand monde ; « liquéfié » par le double jeu de la quotité modeste et de la négociabilité des titres, le capital « financiarisé » prend de tout autres attraits et promet de faire venir du monde — épargnants qui n’ont rien d’entrepreneurs et n’entreront… qu’à la condition de pouvoir sortir. Aussi, l’opération institutionnelle de la liquéfaction financière du capital, parce qu’elle offre la certitude de pouvoir vendre, induit par là même d’envisager acheter. L’arme fatale du capital-actions, c’est donc, par la promesse cardinale de la réversibilité, de drainer vers le capital des entreprises des flux d’épargne qui ne s’y seraient jamais investis autrement, et d’étendre bien au-delà de la disposition statistiquement rare à l’engagement long la mobilisation possible de fonds. Arme fatale ?
… et ses aberrations
En tous les sens du terme alors. Car, des indéniables facilités de la liquidité boursière, Keynes, qui n’était pas hémiplégique, n’avait pas manqué non plus de souligner toutes les tares. Rompant avec la logique de l’investissement physique qui, lui, se soucie par nécessité des données économiques fondamentales de l’entreprise, l’investissement financier s’intéresse à de tout autres choses puisqu’il n’a plus à connaître que des papiers négociables et les variations de leur prix. Or la cause prochaine de ces variations réside dans les mouvements de l’offre et de la demande proprement financières — on pourrait même dire de la demande spéculative puisque, prenant au sérieux la garantie de sortie de la liquidité, les « investisseurs » n’ont plus tant à se préoccuper des données du capital physique sous-jacent à leurs titres que des fluctuations immédiates du prix de ces titres en tant qu’ils sont générateurs de possibles plus-values : celles-là mêmes qu’on réalise au moment de la fameuse « sortie ». En résumé, les investisseurs financiers ne sont plus intéressés qu’aux mouvements des prix de leurs actifs financiers qui sont eux-mêmes gouvernés par les offres et les demandes financières, donc par les comportements des autres investisseurs financiers, cette répétition un peu lourde ayant vocation à faire comprendre que la communauté du marché in fine regarde bien moins les investissements physiques au service desquels elle est supposée être… qu’elle ne se regarde elle-même. Sans doute les investisseurs financiers ne perdent-ils pas complètement de vue les dits investissements physiques — les entreprises — mais moins pour former à leur propos des anticipations objectives… que pour imaginer ce qu’en penseront les autres.
Keynes a immortalisé cette déformation du regard financier sous le nom de « concours de beauté » : un journal demande aux membres d’un jury non pas d’élire la reine selon leur goût mais d’imaginer quel sera le choix majoritaire — et ces messieurs de se désintéresser des beautés pour ne plus se regarder qu’entre eux. On tâchera de ne pas trop en vouloir à Keynes, qui pouvait difficilement sauter par-dessus son époque, et mis spontanément des dames sur le podium et des messieurs au jury (comme de juste…), pour ne retenir que la structure formelle du problème : les choses à juger (les actifs physiques dans le cas économique) se trouvent déclassées dans l’ordre des priorités cognitives des juges qui sont tout affairés à conjecturer les jugements des autres juges. Mais chacun tentant de percer les avis des autres, et tous en faisant autant, il en résulte une divergence des conjectures croisées (chacun tente d’imaginer ce que les autres imaginent, mais doit alors aussi imaginer ce que les autres imaginent qu’il imagine, donc qu’ils imaginent qu’il imagine qu’ils imaginent, etc. à l’infini) rendant extraordinairement instable l’identification du point d’équilibre du marché où pourtant tous aspirent à se rendre. André Orléan nomme auto-référentialité cette propriété parasite [2] de la liquidité financière, mais telle qu’elle entre néanmoins dans son essence même, et y voit très justement le principe de l’instabilité intrinsèque des marchés d’actifs spéculatifs.
Les discours apologétiques de la finance sont beaucoup moins diserts à ce sujet — on les comprend, il y a de quoi mettre à terre la promesse solennellement faite à l’économie par la finance : l’efficace allocation du capital. Il faut sans doute un moral au carbure de tungstène pour continuer de soutenir prétention d’une pareille énormité après les extravagances de la bulle internet ou, pour faire référence à un autre genre de beauté, celles des produits structurés dérivés des crédits, et ceci pour ne pas remonter plus loin dans le temps puisque, depuis que la finance est finance (spéculative), elle a pour charme spécial de reproduire invariablement les mêmes aberrations. Présenter comme la meilleure orientation possible de l’épargne financière l’investissement dans des start-ups sans profit ni parfois même chiffre d’affaire, sans autre perspective qu’une combinaison vague de lendemains technologiques étincelants et de crédulité du public, demeure avec le recul du temps une performance de la doctrine financière appelée à tenir dans l’histoire une place équivalente à celle des bulbes de tulipes hollandais, de la Compagnie des mers du sud ou des mirages de la rue Quincampoix [3].
Rapportés aux propriétés fondamentales de la liquidité financière on comprend pourquoi tous ces épisodes ont un caractère, non d’aberrations exceptionnelles et mystérieusement-malheureusement réitérées, mais bien de nécessité structurale : dès lors que les opérateurs se regardent mutuellement plus qu’ils ne regardent les entreprises elles-mêmes, le produit de composition de ces conjectures croisées est susceptible de se refermer sur littéralement n’importe quoi (des tulipes valant de l’or, ou des start-ups milliardaires en rêve), et surtout de connaître des déplacements d’une brutalité inouïe : un jour les bulbes au pinacle, le lendemain aux tréfonds, et ceci simplement parce que l’opinion collective, qui est la seule maîtresse du marché, s’est soudainement repolarisée sur une nouvelle croyance majoritaire. Comme le rappelle très bien un texte récemment publié par David Bourghelle et Pauline Hyme, tout ce qui améliore la liquidité a donc peut-être pour effet d’induire les épargnes en mal d’emploi à s’investir, mais a aussi celui d’approfondir un peu plus le fonctionnement autoréférentiel du marché, c’est-à-dire la déconnexion grandissante des évaluations financières, menées par l’identification du consensus, d’avec les données réelles des actifs économiques sous-jacents, que tout le monde ou presque a oubliés depuis belle lurette. On objectera que le « presque » rachète à peu de frais une notoire exagération : l’intense activité d’analyse financière ne déverse-t-elle pas quotidiennement ses « notes de recherche » auprès des investisseurs ? Et le fait est qu’elles sont farcies de tableaux, de graphiques et de prévisions qui en apparence ne font que parler des entreprises. Mais les analyses financières ne peuvent revendiquer aucune position d’extériorité objective et, prises dans la logique d’ensemble de l’opinion financière, elles en sont au contraire l’un des symptômes les plus caractéristiques puisqu’elles ne font la plupart du temps que restituer, mais sous une forme technique et avec tous les semblants de la rationalité, les croyances qui ont déjà saisi les esprits de la finance — les « analyses » n’ont-elles pas expliqué sans ciller les immenses perspectives de profit des start-ups, l’irrémédiable archaïsme de la « vieille économie » (moyennant quoi toute la croissance étasunienne d’après-krach internet a été tirée par l’immobilier…), ou bien l’infaillible sûreté des dérivés de crédit ?
Pour un fixing mensuel
La liquidité financière est donc une propriété redoutablement ambivalente et il faut en tenir les deux bouts pour savoir exactement qu’en faire quand il est question de transformer les structures de la finance. Mais le discours de rationalisation de la finance qui, conformément à un propos marxien d’une inaltérable actualité, s’efforce d’habiller d’idées générales ses intérêts particuliers, s’y entend pour oublier en route la moitié d’argument qui la gêne et ne conserver que celle qui l’arrange. C’est pourquoi il n’est pas inutile de lui rappeler les effrayants dégâts qui suivent de tout sacrifier à la liquidité, et notamment les emballements spéculatifs autoréférentiels, le groupe électrisé des opérateurs s’abandonnant à une forme de délire évaluatif collectif qu’aucune force ne parvient à ramener au réel… sauf l’éclatement catastrophique de la bulle (dont on sait qui paye les conséquences). S’il est indéniable que la liquidité comme promesse de réversibilité est seule à même de décider des épargnes à s’investir sur les marchés (et ceci dit sous réserve que cet investissement ait effectivement des vertus économiques, ce qui reste à sérieusement discuter, il faudra y revenir plus tard), il ne s’en déduit pas pour autant que cette réversibilité doive être, littéralement, de tous les instants comme le revendique la cotation en continu. C’est bien sur l’échelle de temps de la réversibilité qu’un compromis est alors à chercher entre les effets antagonistes de la liquidité. Si, admettant par provision la logique de l’investissement boursier, on accorde la nécessité d’aménager des possibilités de « sortie », mais que, symétriquement, on désire contenir les tendances à la divergence qui suivent du refermement autoréférentiel du marché quand l’option de sortie permanente ne favorise plus que le jeu purement spéculatif, il s’en déduit assez logiquement que le « compromis » en question consiste à « boucler » les investisseurs pendant un temps minimal – « boucler » signifiant en clair : sortie interdite.
On n’échappe pas à la part d’arbitraire de l’exercice qui, tentant provisoirement de se soustraire à l’alternative du « tout » (la cotation continue et (l’espoir de) la liquidité absolue) ou « rien » (l’illiquidité complète… c’est-à-dire la suppression des marchés d’actions — et après tout pourquoi pas ? il faudra y repenser), cherche à mettre un curseur quelque part dans l’entre deux. La proposition qui suit est nécessairement affligée de cet arbitraire, mais elle indique au moins une logique d’ensemble — et puis laisse entièrement ouverte à la discussion la fixation des détails. En l’espèce les détails sont numériques puisqu’il s’agit de répondre à la question « combien de temps ? ». Combien de temps doit-on « boucler » les investisseurs — leur interdire de sortir après être entrés — pour « déspéculativer » (un peu) leur regard sur les actifs boursiers ?
Puisqu’il faut bien commencer avec un chiffre, disons ceci : un mois. Ou plutôt : le délai d’illiquidité institutionnelle [4] doit être de l’ordre de grandeur du mois. La chose signifie concrètement que sera établi un fixing mensuel (ou pluri-mestriel), précédé d’une période à déterminer (de l’ordre de la journée ou de quelques jours) d’enregistrement des offres et demandes, à l’image du fixing quotidien de l’ancien CAC40, mais étendu, et que, hors de ces périodes, rien ! Ni pricing, ni transactions (et bien sûr, sévère répression de toutes les tentatives de contournement du type discrètes transactions de gré-à-gré), mise en sommeil complète de toute activité boursière, retour des opérateurs à leurs chères études, c’est-à-dire à des formes d’analyse financière plus préoccupées des entreprises à évaluer que des divagations de ceux qui les évaluent.
Dans un compartiment de marché différent de celui des actions, mais selon un principe général très semblable, le Chili et la Malaisie à la fin des années 90 avaient institué un système de régulation de la liquidité contraignant les capitaux flottants extérieurs désireux d’entrer à laisser un dépôt d’un tiers auprès de la banque centrale, recouvrable à la seule condition de demeurer investis au moins un an — et il n’est pas fortuit que ces pays fassent partie de ceux qui aient le mieux résisté à la crise financière internationale de 1997-1998… Un an, ou un trimestre, ou un semestre comme période de suspension inter-fixing sur les marchés d’action ? Il faut y penser.
Ce qu’investir veut dire
Pour toutes ses sophistications revendiquées, la finance est parfois un être dont les réactions sont simples à prévoir. Par exemple, on sait déjà ce qu’elle dira, ou dirait, une pareille proposition lui serait-elle soumise. Passé le stade du grand cri inarticulé, c’est l’air éternel de la liquidité qui reviendrait tautologiquement, et ceci quand bien même on lui aurait préalablement opposé tous ses inconvénients. Il reviendra notamment sous la forme, comique dans le discours de la finance, d’un plaidoyer pour la stabilité — mais après tout pourquoi se priver… En espaçant trop les moments de formation des prix, la procédure du fixing, dira l’argument, aura pour effet de leur donner un profil plus heurté, que, précisément la cotation en continu permettait de lisser — et comment pourrait-on vouloir d’une idée qui accroîtrait la volatilité (pleurnichera la finance dont tous les mécanismes déréglementés contribuent à la nourrir, quand elle n’en fait pas carrément son beurre). À la vérité, aucun argument sérieux ne vient donner crédit à ce qui demeure une pure conjecture (intéressée) de sa part, et l’on observera même que le passage en 1986 du fixing à la cotation continue n’a produit aucun effet de réduction de la volatilité des cours de bourse, bien au contraire. On ajoutera aussi pour faire bonne mesure, et conjecture contre conjecture, qu’il se pourrait que des rendez vous de pricing espacés aient précisément la vertu inverse de reconcentrer les esprits de la finance sur des horizons temporels un peu plus éloignés que ceux auxquels le fonctionnement autoréférentiel du marché les contraint, et que la qualité des évaluations ne s’en porte que mieux — de quoi d’ailleurs, avec un rien de conséquence, on pourrait déduire que la périodicité du fixing pourrait/devrait être étendue bien au-delà d’un mois…
Et si vraiment la finance tenait à faire revivre les arguments de la liquidité, l’occasion serait idéale de lui rappeler ce qu’« investir » veut dire, et dont, pour faire sans cesse usage du mot, elle a cependant complètement perdu le sens. Etymologiquement parlant, il est utile par exemple de lui faire souvenir qu’« investir » signifie « entrer » [5] — et non entrer pour sortir immédiatement… Ce dont il lui faut retrouver le sens tient donc dans l’idée d’engagement, sans croiser les doigts derrière le dos, avec risques et irréversibilité acceptés ; et l’on peut ne pas tomber dans la célébration apologétique de la geste entrepreneuriale tout en évoquant ce qu’il en coûte cependant d’investissement (au sens extra-financier plus encore que financier) à celui qui transforme sa richesse monétaire en capital fixe — en machines, en bâtiments et en équipements —, ceci par ailleurs n’ôtant pas une once de pertinence à la critique ultérieure (ou antérieure) du rapport de subordination salariale et ne fondant aucunement un droit souverain-despotique de l’entrepreneur sur les salariés, mais ayant au moins pour vertu de signaler l’abîme qui sépare l’investissement entrepreneurial de l’investissement financier. Il se trouve que, par le jeu des transformations des structures générales de la finance, le capital financier actionnarial a acquis un pouvoir sans précédent sur les entreprises dans le moment même où il approfondissait ses possibilités de retrait, de désengagement et pour tout dire de défausse : car la liquidité des marchés d’actions étant ce qu’elle est du fait de la cotation en continu notamment, les « investisseurs » (financiers) disposent comme jamais de la possibilité de quitter une entreprise (vente), le cas échéant dans l’instant qui suit celui de leur entrée (achat). Maximum des droits pour minimum de l’engagement, voilà l’aberrant privilège que la finance actionnariale défendra avec la dernière énergie.
Abolir la cotation en continu et imposer un fixing mensuel ou plurimestriel constituent une première étape pour le lui faire lâcher. À l’injustifiable exigence de la liquidité totale, de la réversibilité absolue et de l’engagement quasi-nul, on lui opposera donc le rappel de l’irréversibilité complète de l’engagement en capital fixe, et on lui fera savoir que, comparée à l’horizon temporel virtuellement infini de l’investissement physique, un lock-in d’un mois ou de quelques mois pour l’investissement financier est une mesure en fait d’une parfaite modération. La finance actionnariale se trouvera peut-être même un peu mal à l’aise d’avoir inventé elle-même ses propres formes d’illiquidité et de lock-in : la private equity ! Les épargnants qui apportent leurs capitaux à des fonds de private equity consentent en effet à une immobilisation complète de plusieurs années, avec seulement le droit de se taire et d’attendre — parfois même de se voir refuser la restitution des avoirs comme ça a été le cas ces deux dernières années, bien des fonds de LBO ayant frisé la mort clinique du fait de leur sur-leviérisation et de l’impossibilité de refinancer leur dette dans des marchés de gros du crédit congelés. Il est vrai que leurs clients, qui ne font pas exactement partie de la catégorie des pauvres gens (la quotité pour placer ses petites économies dans un fonds de private equity est plus près du million de dollars que du plafond du livret A) ont aussi, pour contrepartie de ces « inconvénients », le droit de toucher des rendements faramineux qui sont le propre de la sauvagerie actionnariale particulière de la private equity, en quoi l’on verra un motif supplémentaire de penser que le réglage de la liquidité ne fait pas tout à lui seul. Pour reprendre des façons de faire dont le discours de la finance est coutumier, on gardera donc, de l’expérience de la private equity, ce qui nous arrange — la possibilité, contre toutes les jérémiades de la liquidité, du lock-in et l’éradication sans regret du fléau de la cotation continue — en nous réservant le droit de modifier tout ce qui nous dérange. Remarque qui devrait donc être lue comme une conclusion toute provisoire, et même une clause de revoyure. Prochaine.
Notes
[1] Qui demeure d’ailleurs en vigueur sur certains compartiments de marché
[2] André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.
[3] Pour reprendre les épisodes les plus marquants de la longue histoire des bulles financières racontée par Charles Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, éditions P.A.U., 1994
[4] Parler ici de liquidité ou d’illiquidité institutionnelle est une façon de rappeler qu’il s’agit toujours d’une propriété corrélative à certaines règles d’organisation du fonctionnement des marchés — et que le marché « à l’état de nature » est une chose qui n’existe que dans l’esprit des idéologues libéraux
[5] Et même plus précisément : entrer dans un vêtement
http://blog.mondediplo.net/2010-01-20-Instabilite-boursiere-le-fleau-de-la-cotation-en
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
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