À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

03/07/2009

Inégalités: il n'y a pas de «mérite» à être riche

Frédéric Lordon

Frédéric Lordon, économiste, chercheur au CNRS, publie sur son blog du « Monde diplomatique » un long texte, ébauche d'un livre à venir. Il y démonte avec intelligence les arguments des plus riches pour justifier les inégalités dont ils profitent.
Bonus et primes : le (résistible) chantage des « compétents »

Si on le regarde comme un texte de blog, c’est épouvantablement long. Si on le voit comme le chapitre d’un livre à venir, rendu disponible tout de suite, et qu’on se met dans la disposition adéquate pour le lire comme tel, peut-être que ça passera un peu mieux...

De la crise que connut la Grèce antique issue de la décomposition de la royauté mycénienne en la première agora, Jean-Pierre Vernant, citant Theognis, indique très clairement le germe : « Ceux qui aujourd’hui ont le plus convoitent le double. La richesse, ta chrémata, devient chez l’homme folie, aphrosunè ». Et Vernant, décrivant l’état des mœurs de cette Grèce du VIème siècle en crise d’ajouter pour sa part : « Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même (…), elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. A la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. Koros, hubris, pleonexia sont les formes de déraison que revêt, à l’âge de Fer, la morgue aristocratique, cet esprit d’Eris qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia ».

Il n’y a sans doute pas pire erreur historiograhique que l’anachronisme c’est-à-dire, quand leur écart est trop important, la lecture d’une époque par rabattement d’une autre – or de la Grèce antique à notre société, tout ou presque diffère, et jusqu’aux catégories les plus fondamentales de l’esprit humain. Mais le droit à l’analogie reste intact, dès lors qu’il est capable de contrôle réflexif et se sait lui-même, et il faudrait être atteint d’autisme méthodologique pour n’être pas sensible à cette évocation hellénistique ni tirer quelques parallèles. Peu importe qu’Athènes ne soit pas Wall Street : ces textes nous parlent et disent une vérité qui fait terriblement sens dans les deux cas : le déchaînement sans frein de la pulsion d’accumulation ravage les sociétés. On peut d’autant moins échapper à ce rapprochement d’époques, fussent-elles par ailleurs si dissemblables, que les termes mêmes dans lesquels la société grecque se représente son propre état de crise résonnent immédiatement avec notre situation contemporaine, et que le registre d’une étiologie de la décomposition morale est bien celui qui convient dans les deux cas.

La grande résurgence des inégalités

Vernant ne donne pas de détail quant aux schèmes et aux croyances, s’il y en eut, qui purent servir, un temps, d’assise légitimatrice à l’enrichissement sans frein de quelques uns. C’est peut-être là une différence avec notre époque qui, elle, n’aura pas manqué d’être intarissable sur la question. C’est qu’il en fallait du travail de rationalisation pour rendre socialement tolérables des polarisations de revenus et de fortunes incompréhensibles, comme sorties des congélateurs de l’histoire puisque la répartition secondaire dans les années 2000 a retrouvé presque à l’identique sa structure… des années 1920, sorte de « retour vers le futur » qui en dit long sur la prétention générale du capitalisme au progrès social. Il fallait donc une certaine propension au ravissement pour s’extasier, comme certains, à propos de la « stabilisation des inégalités » en France, constat parfaitement myope, et seulement explicable par la combinaison du désir de croire et de l’insuffisant pouvoir de résolution des instruments d’optique. Certes, le rapport entre le revenu moyen du décile supérieur et celui du décile inférieur ne s’est pas sensiblement dégradé. Mais cet indicateur grossier loupe tout ou presque de l’évolution des inégalités et notamment des grands mouvements qui ont rebattu les cartes à l’intérieur même du décile supérieur.

Il est utile pour commencer d’indiquer qu’on entre dans ce décile le plus aisé avec un revenu annuel de 33 190 euros en 2006 … donnée de nature à relativiser la notion de « richesse » que suggère spontanément l’idée des « 10 % les plus riches ». C’est bien parce que ce décile a perdu toute homogénéité, et que les moins riches des plus riches ne sont pas si riches, que le ratio décile supérieur / décile inférieur en termes de revenu moyen n’a pas explosé. Mais à l’intérieur du décile supérieur, la variance est devenue extrême. Entre ceux du bas – à 33 000 euros l’an – et ceux du haut, il n’y a plus aucune commune mesure. Il faut en fait commencer à regarder le décile supérieur du décile supérieur (soit le centile supérieur, les 1 % les plus riches) pour commencer à apercevoir quelque chose de significatif, et encore. Pourvu qu’on dispose d’une optique de précision il est préférable de scruter les 0,1 %, voire les 0,01 % les plus riches pour voir vraiment ce qui se passe et comprendre ce qu’inégalité veut dire. Pour qui douterait que des évolutions s’y produisent à grande vitesse et que l’intérieur même du décile est en train de s’étirer prodigieusement, Camille Landais rappelle que, là où le revenu fiscal déclaré de 90 % de la population française a augmenté de 4,6 % entre 1998 et 2006, celui du 1 % supérieur a augmenté de 19,4 %, celui du 0,1 % de 32%... et celui du 0,01% de 42,6 % !

A part les revenus du capital en général, ce sont les revenus des hauts salariés de la finance ou « proches de la finance » – on entendra par là tous les patrons, quasi-patrons (fonction de direction générale) et autres cadres très supérieurs dont la rémunération incorpore une forte composante financière (stock-options) – qui expliquent pour l’essentiel l’explosion inégalitaire. Rien d’étonnant donc que ce soit à leur sujet que la pensée libérale ait consacré le plus clair de son attention – l’effort de fabrication légitimatrice se devait d’être à la hauteur de l’énormité de ce qui demandait à être légitimé… Comme on sait, à la fin des fins, ces flots de discours ne sont jamais que l’infinie déclinaison d’une seule « idée » : le mérite. Il fallait déjà un travail idéologique intense pour faire accepter que le rapport entre le salaire ouvrier moyen et le salaire patronal soit passé de 1 pour 30 à 1 pour 300, variation qui, dans les équations morales-libérales du mérite, ne peut avoir d’autre signification que la soudaine multiplication par dix du mérite relatif patronal. On notera au passage la nécessité d’en appeler à de subtils arguments qualitatifs, car en termes purement extensif de temps travaillé et en faisant l’hypothèse maximale que les patrons ne dorment plus du tout, ils ne pourraient jamais travailler que trois fois plus qu’un ouvrier faisant ses huit heures quotidiennes, du moins tant que la journée astronomique refuse la rupture sarkozyste et demeure stupidement bloquée à 24 heures. C’est donc que le temps patronal est devenu d’une essence supérieure, ou que leur productivité s’est accrue dans des proportions sans commune mesure avec le reste de la population active.

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Marianne2 - 03.07.09

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