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16/01/2011

Doit-on vraiment sauver la monnaie unique européenne ?

Akram Belkaïd

« On a échappé de peu à un scénario-catastrophe qui aurait pu conduire à la disparition pure et simple de l’euro », frissonne un haut fonctionnaire européen en poste à Bruxelles (1). Près de deux ans après le choc engendré par la faillite de la banque Lehman Brothers, l’Europe mais aussi l’ensemble de la planète financière auraient de nouveau frôlé le pire. Le vendredi 7 mai, la multiplication des attaques spéculatives contre les dettes souveraines grecque, espagnole et portugaise a ainsi failli dégénérer en crise systémique.
« Tous les indices boursiers plongeaient, il y avait une hausse massive des taux obligataires pour de nombreux pays, le marché interbancaire se tendait... Tous les symptômes qui avaient précédé la crise de l’automne 2008 ressurgissaient », a expliqué Mme Christine Lagarde, ministre française de l’économie (2).
Durant les jours qui ont suivi ce nouveau « vendredi noir » et l’annonce de la mise en place — au demeurant très laborieuse — d’un « mécanisme européen de stabilisation » de 700 milliards d’euros pour venir en aide aux pays confrontés à des difficultés budgétaires, les dirigeants européens n’ont cessé de clamer leur volonté de sauver le soldat euro. Sans même s’en rendre compte, ils rompaient de la sorte avec plus d’une décennie de discours volontaristes où les doutes sur la viabilité de la monnaie unique étaient écartés avec mépris, imputés aux menées séditieuses des eurosceptiques ou à la mesquinerie des contempteurs américains de l’euro, parmi lesquels les économistes Milton Friedman et Martin Feldstein. L’atterrissage est brutal. « Avec le recul, on se rend compte que l’on a créé l’euro sans même se demander s’il y avait des risques qui pourraient le menacer. C’était une totale inconscience que de lancer une monnaie unique sans gouvernance européenne pour gérer et atténuer les écarts en termes de compétitivité, de balance des paiements, de différences démographiques ou de balance commerciale », reconnaît le haut fonctionnaire européen.
Dans le même temps, les déclarations d’économistes renommés sur les risques d’implosion de la zone euro ont dramatisé à souhait les turbulences des marchés financiers. « La crise financière grecque met en danger la survie de la zone euro. Désormais, on ne peut exclure sa dislocation », estimait Nouriel Roubini, professeur d’économie à l’université de New York (3). « Une thèse très répandue table sur l’émergence de deux zones monétaires en Europe », résume de son côté l’économiste Klaus Abberger, de l’institut allemand de conjoncture IFO. « L’une serait bâtie sur une devise forte et concernerait des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche, tandis que l’autre disposerait d’une monnaie plus faible qui correspondrait aux besoins de pays comme la Grèce, l’Espagne, voire l’Italie. » L’économiste français Jean-Pierre Vespirini estime pour sa part que l’Union économique et monétaire (UEM) européenne n’est pas viable en l’état et que « la moins mauvaise des solutions serait sans doute la sortie de l’Allemagne » de la zone euro (4).

Mort dans l’instant

A la vérité, nul n’entrevoit les modalités concrètes d’une telle recomposition : un flou juridique savamment entretenu depuis la naissance de la monnaie unique entoure la question de la sortie d’un ou de plusieurs membres de l’UEM. « Tout le monde en parle, mais personne ne sait comment la Grèce pourrait quitter la zone euro. Il n’y a pas de procédure concrète. Le gouvernement grec lui-même n’a aucune idée de la manière dont il lui faudrait organiser la réintroduction de la drachme », reconnaît à ce sujet un diplomate français en poste à Athènes.
De toutes les façons, pour les dirigeants européens, il n’est pas question d’y réfléchir — du moins officiellement. Alors que la crise grecque aurait pu fournir l’occasion d’un bilan sans concession d’onze années d’union monétaire et de politiques économiques très restrictives, toute remise en cause de l’euro et du pacte de stabilité est assimilée à l’apocalypse. Fin de la construction européenne et du marché unique, hausse des taux d’intérêt, faillites bancaires, protectionnisme et batailles monétaires, voilà l’argumentaire destiné à convaincre qu’il n’y a point de salut sans la monnaie unique européenne.
« Si la zone euro se désintègre, les barrières commerciales apparaîtront en une nuit, affirme M. Denis MacShane, l’ancien ministre britannique des affaires européennes. Pourquoi les producteurs italiens d’huile d’olive devraient-ils accepter que leurs concurrents grecs bénéficient d’un énorme avantage en passant d’un euro cher à une drachme faible ? Le commerce libre ne survivra pas en Europe si les nations reviennent à leurs anciennes monnaies et aux dévaluations compétitives (5). » Pour l’économiste Patrick Artus, un pays qui ferait le choix de quitter la zone euro « mourrait dans l’instant », et de citer l’exemple de l’Espagne qui emprunte sur les marchés à 3,80 % d’intérêt à dix ans : « Ce taux grimperait à 20 % si elle reprenait sa monnaie », affirme-t-il. L’ancien premier ministre Edouard Balladur estime, sans se départir de son sérieux, que, « si la zone euro disparaissait, l’Europe sombrerait et sortirait de l’histoire (6) ».
Ce feu nourri est loin d’être anodin. Il démontre en premier lieu que la pensée unique qui a prévalu à la naissance de l’euro pèse encore et confine même à l’aveuglement. En effet, rien ne prouve aujourd’hui que la Grèce, à choisir entre deux maux, n’a pas intérêt à quitter la zone euro. « Imposer à la Grèce une austérité écrasante en faisant croire qu’elle va s’en sortir toute seule dans un contexte de récession interne, de spirale déflationniste probable et de croissance européenne au mieux très faible, c’est installer une bombe à retardement qui peut coûter très cher à l’Europe », avertit l’économiste Michel Aglietta, pour qui il aurait été plus prudent de reconnaître « la nécessité d’une restructuration de la dette grecque » que de s’enfermer dans le triptyque « pas de défaut, pas de sauvetage, pas de sortie de l’Union économique et monétaire (7) ».
En second lieu, la défense à tout prix de l’euro s’érige en argument imparable pour imposer des politiques d’austérité et de rigueur. C’est à ce titre que l’Etat espagnol a décidé une baisse de 5 % des salaires des fonctionnaires, le gel de leurs rémunérations et des retraites en 2011, et le remplacement d’un seul départ à la retraite sur dix ; que le gouvernement portugais a gelé les salaires de la fonction publique jusqu’en 2013 et confirmé la suppression de soixante-treize mille postes de fonctionnaire en quatre ans. Et, tandis que l’Italie songeait à imiter ses voisins du sud de l’Europe, le président français Nicolas Sarkozy annonçait son intention de réformer la Constitution pour garantir la réduction des déficits budgétaires. Et c’est toujours au nom de l’euro et de la défense du pacte de stabilité que la Commission européenne réclame un droit de regard sur les budgets nationaux avant qu’ils ne soient examinés par les Parlements.
En somme, et malgré la crise grecque, les dirigeants européens refusent d’admettre que le modèle allemand — fait de compression des dépenses publiques et reposant sur la restriction des pouvoirs d’achat et de la demande interne — n’est ni tenable ni transposable au reste de l’Europe. Plus grave encore, ils feignent d’ignorer que la phase d’essor du capitalisme financier et de libéralisation des marchés a atteint ses limites. Mais, alors que le G20 se réunit ce mois-ci à Toronto pour inciter les banques à restituer une partie des sommes pharaoniques mobilisées pour leur sauvetage depuis 2007, la perspective d’une réglementation et d’un nouveau modèle de croissance demeure inacceptable pour les princes de Wall Street et de la City.
L’instrumentalisation de l’euro démontre d’ailleurs à quel point les banques continuent à tirer les ficelles. Pour bien le comprendre, il faut revenir au fameux « vendredi noir » et aux jours qui l’ont précédé. « Les tempêtes qui secouent les marchés le vendredi sont rarement fortuites, explique un ancien économiste en chef d’une banque française. Ce sont les banques et les grands fonds d’investissement qui ont tout organisé en sous-main. Le but était d’obliger les gouvernements à réagir pendant le week-end en empêchant une sévère décote des dettes grecque mais aussi espagnole et portugaise, qui aurait plombé le bilan des banques et empêché ces dernières de se prêter de l’argent les unes aux autres sur le marché interbancaire. »

Collecteur de créances pourries

Cette manœuvre s’est révélée d’autant plus payante que même la Banque centrale européenne (BCE) a renié l’un de ses principes en acceptant de racheter des titres des dettes publiques et privées de pays fragilisés de la zone euro (8). Une mesure destinée à offrir un peu d’air au marché interbancaire, mais qui reste très décriée en Allemagne, où l’on craint que cela ne constitue un précédent qui transformerait l’institution de Francfort en collecteur de créances pourries. Cela lui ferait courir le risque de se transformer en « décharge financière » — à l’image de la Réserve fédérale américaine, laquelle a pris à son compte, depuis 2008, près de 80 milliards de dollars d’actifs toxiques. On avait connu la BCE et son président Jean-Claude Trichet un peu plus regardants sur leur statut et leur indépendance... « La BCE n’a jamais cédé aux politiques lorsqu’ils lui demandaient de baisser les taux ou de faire passer la croissance avant la lutte contre l’inflation, mais, cette fois, elle a reculé face à la pression des banques », s’étonne-t-on dans l’entourage de M. Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroupe. Il faut préciser que quarante-sept établissements bancaires avaient écrit début mai à la BCE, avec copie à quelques gouvernements européens, pour qu’elle accepte de se substituer au marché interbancaire en achetant des titres de dettes souveraines. L’information, rapportée par le Financial Times du 8 mai, n’a pas surpris les observateurs, car cela faisait plusieurs mois que les banques européennes appelaient l’institution européenne à procéder à une injection de liquidités sur le marché.
Les dirigeants européens seraient d’ailleurs avisés de prêter attention à ce qui se trame dans les salles de marché des banques, où analystes et traders planchent avec plus ou moins de discrétion sur les scénarios de dislocation de la zone euro. « La crise n’est pas terminée. Tout le monde élabore des scénarios d’investissement en pariant sur la sortie de la Grèce de la zone euro et même sur la fin de cette dernière », confirme un banquier parisien pour qui d’autres turbulences sont à prévoir sur les marchés. A coup sûr, le soldat euro est loin d’être sauvé.

 (1) Il a requis l’anonymat, comme la plupart de nos interlocuteurs. 
(2) Les Echos, Paris, 11 mai 2010. Cf. aussi « Le jour où l’euro a failli mourir », Le Monde, 18 mai 2010.
(3) CNBC, 10 mai 2010. Cf. aussi Joseph E. Stiglitz, « Peut-on encore sauver l’euro ? », Les Echos, 10 mai 2010.
(4) Le Monde Economie, 11 mai 2010, Henri Weber, Le Monde, 12 mai 2010.
(5) Newsweek, New York, 24 mai 2010.
(6) Le Monde, 16 mai 2010, et Le Figaro, Paris, 19 mai 2010.
(7) Michel Aglietta, « La longue crise de l’Europe », Le Monde.fr, 17 mai 2010.
(8) Au 20 mai, la BCE avait acheté pour 16,5 milliards d’euros de dettes souveraines et privées dont le marché interbancaire ne voulait plus. 

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/BELKAID/19187

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