Il est vrai que certains (et parfois les mêmes), ont fait pire depuis. Nous essaierons d’y revenir bientôt. Mais en attendant, que rien ne se perde... Retours sur le 7 septembre, journée d’action contre la réforme Sarkozy des retraites.
A tout seigneur...
Rendons d’abord l’hommage rituel à Jean-Pierre Pernaut (dit « JPP ») et à son journal, pour avoir joué leur partition à la perfection.
Le 6 septembre, veille de grève et de manifestations, le 13 heures de TF1 propose, après sa kyrielle de sujets importants, un dossier sur la question des retraites. Après un sujet évoquant une grève – peu suivie – dans l’enseignement, JPP l’introduit ainsi : « Demain, ce sera une autre histoire, journée d’action interprofessionnelle sur les retraites ; on attend de très grosses perturbations cette fois dans les transports, les écoles et la fonction publique notamment ». Et l’on enchaîne donc par un premier sujet, récapitulant les « perturbations » dans les transports. Retour sur le plateau, où JPP ne résiste pas à un petit commentaire taquin : « Voilà à la SNCF où d’ailleurs on n’est pas concerné par la réforme des retraites la grève commence ce soir, à 20 heures ».
Concédant rapidement que, selon quelques sondages, « une majorité de Français approuvent » cette journée d’action, il poursuit avec une précision qui vaut rappel à l’ordre : « Donc une semaine décisive pour cette réforme des retraites ; le gouvernement on le sait ne cèdera pas sur le passage à 62 ans, en tout cas l’occasion de nous rappeler l’essentiel du projet tel qu’il est aujourd’hui ». Pourquoi donc se mobiliser pour revenir sur ce point essentiel ? « On le sait », seuls les sujets dont le gouvernement a accepté de discuter sont discutables.
Un reportage vient donc opportunément rappeler le « projet tel qu’il est aujourd’hui ». Puisqu’un certain nombre de points ne font pas l’objet d’un débat, c’est très logiquement que la voix off récite au futur de l’indicatif : « À partir de juillet 2011, l’âge légal de départ en retraite augmentera progressivement à raison de 4 mois par an ». Commentaire de la mesure ? « Face à cet allongement de la durée du travail, les Français sont résignés ». Et pour l’attester, rien de tel qu’un micro-trottoir : beau comme un tract UMP, on entend d’abord une femme invoquer l’argument de l’allongement de la durée de vie, puis un homme affirmer que « si on ne le fait pas, ce sont les jeunes qui vont trinquer ». Et la voix off d’égrener quelques mesures – sans jamais prendre aucune distance, ne serait-ce qu’avec leur intention affichée : « Pour trouver de nouvelles recettes et par mesure d’équité, le taux de cotisation des fonctionnaires sera aligné sur celui des salariés du privé ».
De bon matin, sur Europe 1
Le même jour, dès 6h50, Luc Evrard livre son édito économique du matin. Absolument rien d’original, ce qui lui vaut d’être cité ici : il en résume tant d’autres... « La réforme n’est pas facultative. […] C’est la crise qui a précipité les échéances et rendu cette réforme non seulement nécessaire mais très urgente [...] Le gouvernement fait surtout tomber le TABOU [accentué] de la retraite à 60 ans […] Puisque le temps de vie augmente il faudra passer plus de temps au travail, c’est ce que le gouvernement résume par son credo : à problème démographique, solution démographique ». Et si ce « credo » n’est pas encore partagé par la majorité des Français, c’est à désespérer de la pédagogie éditocratique, qui on le sait est un art de la répétition.
Dix minutes plus tard, le présentateur Marc-Olivier Fogiel enfonce le clou, au détour d’un « lancement » : « La rue contre le pouvoir c’est un grand classique de la rentrée ». Réduire la mobilisation contre « la réforme » à un emballement sans objet parce que saisonnier, sans doute voué à s’épuiser à mesure que progressera l’automne, est aussi un « grand classique » - mais follement moderne.
Après « vive la crise »...
... « Vive la retraite » : c’est le titre de l’émission Hors Série, présentée par Béatrice Schönberg, à la ville épouse d’un membre du gouvernement, qui propose, en ce lundi 6 septembre au soir « des portraits croisés, de ces hommes et de ces femmes qui s’apprêtent à faire le grand saut. À l’approche de la retraite, ils se posent les mêmes questions que nous tous. Que faire de sa retraite ? De quoi sera fait l’avenir ? Les pensions de retraite seront-elles suffisantes pour vivre ? » Des questions qui, on le voit, soulèvent d’emblée les problèmes fondamentaux posés par la réforme gouvernementale.
Après la diffusion d’un documentaire, retour sur le plateau avec des « Français de tous horizons ». Le premier travaille « dans le bâtiment. On peut dire que vous posez des câbles électriques, parfois à haute tension. La question de la pénibilité, on le sait, est au cœur du débat. Pourquoi vous, vous allez manifester demain ? » La pénibilité « est au cœur du débat », et, heureuse coïncidence, elle est également au cœur de ce que le gouvernement est prêt à concéder pour « répondre » aux mobilisations.
Béatrice Schönberg pose ensuite une question dont il est difficile de saisir l’intention exacte, le sens précis, et surtout l’intérêt : « est-ce que vous aviez choisi ce métier parce qu’il y avait la retraite au bout ? Cette retraite que vous espériez ? ». Mais c’est cette question qu’elle posera pourtant, pour accueillir son deuxième invité, « cheminot à la SNCF », qui ne regrettera pas le voyage : « vous êtes conducteur de train. Est-ce que vous avez accepté les contraintes de votre métier parce qu’au bout il y avait la retraite ? ».
Schönberg essuie alors un refus de répondre de la part de l’intéressé, qui préfère revenir sur l’allongement de la durée de cotisation et le report de l’âge de l’ouverture des droits. La voilà ainsi contrainte, à travers sa deuxième question, de recadrer aussitôt le débat en écartant d’emblée « l’ensemble des salariés de ce pays » concernés, d’après le cheminot, par la réforme. Ce qu’elle attend, c’est d’abord un témoignage personnel : « Vous avez 48 ans. Vous avez commencé à quel âge ? Combien d’années avez-vous été conducteur de train ? Et quand allez-vous partir à la retraite ? ».
Ayant obtenu une réponse, malgré quelques réticences vite vaincues (« Mais je parle de vous par exemple. À quel âge allez-vous partir ? »), Béatrice Schönberg fait preuve d’un peu d’audace : « Mais est-ce que vous ne pensez pas que, partant à 51 ans et demi, vous êtes un privilégié, comme certains le pensent ? » Puis, l’impudent ayant manifesté son désaccord [1], Béatrice constate, compréhensive : « Alors on vous sent très militant. Combien allez-vous toucher pour votre retraite ? ».
Gilles eut le malheur de répondre, et d’avouer la somme astronomique qu’il espérait bientôt toucher tous les mois. Réaction un peu vive, mais spontanée de Schönberg : « 2.000 euros bruts ? Et vous ne considérez pas que vous êtes, peut-être, les derniers dinosaures de ce système ? ». Réponse à nouveau négative du cheminot préhistorique. C’est le moment de faire intervenir l’économiste du soir : « Jean-Yves Ruaux, bonsoir. Est-ce que vous comprenez la colère rentrée de Gilles. Est-ce qu’il ne devrait pas être le dernier à se plaindre ? ». Disons un des derniers, à tout le moins...
Le lendemain, sur Europe 1...
Cette fois, Luc Evrard met en garde contre de possibles aménagements permettant une « meilleure prise en compte de la pénibilité » : « Accorder une retraite précoce à l’ensemble d’une catégorie donnée ce serait recréer les régimes spéciaux, qui ont fini par coûter si cher et qu’on a eu tant de mal à détricoter ». Mais c’est un éditorialiste qui parle...
En revanche, Fogiel, en bon présentateur, non gréviste mais parfaitement neutre, compte sur Guy Carlier « pour nous remonter le moral en cette journée difficile ». Et Guy Carlier, en bon comique, sait quel est son rôle : « depuis plusieurs jours je pense à la chronique de ce matin en me disant il faudra absolument qu’elle soit joyeuse et positive pour alléger cette journée de galère qui s’annonce ». Humoriste de haut vol, le voilà qui enchaîne en expliquant qu’il voudrait parler d’Annie Cordy mais qu’il se sent contraint de parler des retraites : « Bon, je vais vous parler de Jean-François Copé hier soir sur France 2 qui nous a expliqué que les Français doivent être adultes, que les temps changent, que tous nos voisins ont reculé l’âge de la retraite… Mais monsieur Copé vous n’avez pas compris que dans les manifestations d’aujourd’hui le régime des retraites n’est qu’un prétexte, les Français ne sont pas crétins, sur le fond ils ont compris que la réforme était nécessaire ; c’est pas pour ça qu’ils vont descendre dans la rue ; c’est juste parce qu’ils ont peur ; ils ont peur de l’avenir – celui de leurs enfants – ils ont peur des agences de notation – il y a deux ans il savaient même pas ce que c’était... ». Analyse qu’on aurait tort de confondre avec un édito économique de Luc Evrard qui, lui, n’est pas drôle.
Chef du service politique d’Europe 1, Fabien Namias intervient quelques instants plus tard pour nous informer du « buzz politique » du jour – un « buzz » qui n’a rien d’une rumeur, mais tout d’une certitude : Nicolas Sarkozy restera « insensible au nombre de manifestants contre la réforme des retraites ». « Oui c’est un avis qu’on peut lancer aux compteurs des syndicats et des policiers : ne vous fatiguez pas, vous pouvez avoir une certitude ; quel que soit le volume des manifestations aujourd’hui, ça ne changera RIEN au fond de la réforme : la raison qui poussera les salariés à faire grève, à défiler, celle qui sera sur toutes les banderoles, le report de l’âge de départ à la retraite de 60 à 62 ans, le gouvernement n’y touchera pas. Alors bien sûr, ce soir les porte-parole de la droite seront en ordre pour dire que la majorité est à l’écoute, qu’il sera tenu compte du signal envoyé, mais ce seront des minimessages, des euh MMS, des minimessages sociaux ; on parlera pénibilité, carrières longues, polypensionnés, quelques petites avancées mais après les manifs, auprès de Nicolas Sarkozy on est formel : le cœur du projet restera identique ». À quoi bon manifester puisque la fin de l’histoire est connue de tous (ou plutôt des journalistes omniscients) ?
Plus et autre chose qu’un simple pronostic, le maître devin Namias formule ici une prophétie réalisée [2], avec une belle assurance qui emportera peut-être l’avis des indécis. Après une telle « analyse », Marc-Olivier Fogiel ne peut qu’acquiescer : « On se demande alors à quoi sert cette journée Fabien » . Tant il est vrai que, dans l’imaginaire de nos tenanciers des médias, la grève signifie d’abord et avant tout... la « galère ». C’est ce que rappelle une nouvelle fois la transition proposée par le même Fogiel : « Bon courage à vous si vous galérez dans les transports pour aller travailler, vous écoutez Europe 1, il est huit heures et demie
Heureusement, la suite de la matinale s’annonce moins « galère » : « À suivre, l’homme du jour, au moment où 2 millions de Français s’apprêtent à descendre dans la rue contre la réforme des retraites, on va prendre de la hauteur avec un comédien, qui n’est pas prêt de la prendre, sa retraite, lui ». S’il importe de « prendre de la hauteur », c’est sans doute qu’on ne saurait s’abaisser à rendre compte des raisons de cette mobilisation contre le projet du gouvernement.
Et le soir, sur la même station…
Demorand annonce le sommaire de son « 18-20 » - qui approfondit trois dossiers. Les deux premiers sont présentés dans un curieux parallèle : « La Belgique qui s’évapore pendant qu’en France on manifeste ». Le troisième, c’est l’avenir de l’équipe de France de football... Puis il souhaite la « bienvenue aux auditeurs de radios publiques qui étaient en grève aujourd’hui » - et qui ne seront pas déçus.
C’est d’abord la journaliste du Figaro Natacha Polony qui prend la parole et se lance dans un monologue qui élève le débat à une hauteur telle qu’on a peine à suivre l’argumentation : « Aujourd’hui on a presque 2,5 millions de personnes qui ont manifesté pour que les vieux rentrent chez eux, se reposer. On a des entreprises de l’autre côté qui trouvent que finalement, les vieux, certes ils payent des cotisations de retraites, mais quand même si on pouvait les mettre en pré-retraite parce qu’ils sont pas performants, ce serait mieux ; et du coup j’ai voulu crier mon amour des vieux, mon amour des vieux… au travail ». D’un côté, « 2,5 millions de manifestants », de l’autre, « des entreprises ». Entre les deux, et en surplomb, Natacha Polony qui nous gratifie d’une grande et limpide analyse, qu’on retrouvera en note [3].
Un peu plus tard, c’est au tour de Pierre-Marie Christin de gronder ces « irresponsables » preneurs d’otages que sont les grévistes... anglais. Qu’importe le pays, pourvu qu’on garde le cliché : « D’abord je vais exprimer – et tant pis pour la neutralité journalistique – ma totale solidarité avec ceux qui en ce moment marchent bravement vers leur lointaine banlieue, tous ces otages de la grève, ces victimes innocentes de syndicats irresponsables, oui, pauvres, pauvres anglais ! Bon j’ai un petit peu triché, je suis pas devenu fou, je vous rassure, mais c’est vrai il y a bien aujourd’hui à Londres une grève du métro, c’est une pirouette, pardon, mais je dois vous dire que la ritournelle sur les Français seuls capables – ou incapables – d’accepter les réformes dans une Europe qui serait sage et qui se réformerait toute seule comme par miracle, ben ça commence à m’énerver ».
Cliché contre cliché : sans doute ennuyé de voir contesté celui d’une France ayant le monopole des conflits sociaux, si répandu dans les médias, Demorand rappelle son chroniqueur à l’ordre : « Oui mais nulle part en tout cas ça n’a l’ampleur que prennent les choses en France ». Christin approuve : « Oui ça c’est vrai y a une dramaturgie des rituels qui n’appartiennent qu’à nous ».
C’est par un bavardage entre Nicolas Demorand, Olivier Duhamel et Philippe Manière que se poursuit l’émission, le premier demandant aux « spécialistes » de livrer une sorte d’horoscope politicien sur la « fin de mandat » de Nicolas Sarkozy. Il vaut la peine de citer les deux experts. On apprend grâce à Duhamel que « tout le monde sait, finalement, que cette réforme va être adoptée pour l’essentiel », que « tout le monde soit s’en félicite, soit regrette, comme vous [Manière], qu’elle n’aille pas plus loin, soit s’y résigne » . Duhamel circonscrit parfaitement le « débat » médiatique sur la réforme des retraites : ou l’on s’en félicite, ou l’on regrette que le gouvernement n’ait pas été plus loin dans la remise en cause du système actuel, ou... l’on se résigne. Toute contestation du projet apparaît ainsi impensable aux yeux de Duhamel, et le mouvement actuel contre la réforme se réduit à un baroud d’honneur.
Évidemment d’accord, Manière surenchérit en laissant entendre que, si de nombreux salariés sont allés manifester, c’est moins contre la réforme des retraites que contre… « la réforme des 35 heures » : « Je pense effectivement qu’il y a des gens qui sont descendus dans la rue pour protester contre autre chose que la réforme des retraites. Je crois que ce contre quoi on a tous un petit peu envie de se révolter, c’est une certaine dureté des temps, une certaine dureté du travail. Et là je crois que ça nous ramène à un certain nombre de réformes qui ont été faites préalablement, je pense en particulier à la réforme des 35 heures ».
À peine une heure plus tard, c’est au tour de l’expert-sondeur Roland Cayrol d’intervenir avec un résumé de la situation bouleversant de pénétration : « Les Français sont majoritairement hostiles à cette réforme. Ils le disent dans toutes les enquêtes et ils le disent dans la rue. Ils sont en même temps un peu résignés à ce qu’elle passe, et ça s’est moins entendu aujourd’hui mais c’est là. Le gouvernement est décidé à aller jusqu’au bout de sa réforme. On a la situation qui était prévue. Évidemment il y a un événement syndical, social important. Mais il n’empêchera évidemment pas la réforme. »
Demorand l’interroge alors sur le « paradoxe » entre « forte mobilisation et forte résignation » : Roland Cayrol, faisant preuve d’une clairvoyance éphémère, l’explique par une analyse qui commence par une critique des médias et... se termine en déclaration d’autosatisfaction : « Depuis le temps qu’on entend un discours expert et médiatique qui nous dit qu’on ne peut pas ne pas y passer, que comme on dit aujourd’hui c’est incontournable le débat sur la retraite [Demorand : « There is no alternative, comme disait Margaret Thatcher »]. Voilà en effet les Français ont fini par s’y habituer et par s’y résigner. Pas complètement : ils regrettent, ils disent encore une minute monsieur le bourreau, mais enfin voilà ils savent qu’on va y passer ».
Mélenchon au Grand Cirque du « Grand Journal »
Sur Canal +, le 7 septembre, Jean-Luc Mélenchon fait son entrée sur le plateau du Grand Journal. Première question de Michel Denisot : « Alors on va voir les chiffres, les chiffres dans un instant, mais… vous avez manifesté, mais vous n’avez pas fait grève ? ». Et Jean-Michel Aphatie de renchérir : « Mais du coup, vous faites pas grève, vous, hein ! Vous ne faites jamais grève ». La réponse de Mélenchon laisse Denisot perplexe : « Là, vous êtes vraiment entre deux chaises, quoi : "je soutiens, je manifeste, mais je fais pas grève"… ». Faut-il croire ici, en suivant la logique de ces reproches et par contraste, que ces journalistes non-grévistes l’étaient, eux, par conviction ?
... Ou par obligation professionnelle ? Car le devoir d’informer doit primer. D’informer sur la base de sondages, évidemment, et la première question d’Ali Baddou revient à leur « réalité » : « Puisque vous parlez de rapport de forces, y a pas un truc paradoxal entre, d’un côté, les Français qui sont contre la réforme puisque plus de 70% des personnes interrogées dans les sondages disent qu’elles sont contre, et en même temps y a une majorité de personnes qui pensent que c’est inéluctable ? C’est ça, le rapport de forces réel ». Le rapport des forces réel, c’est bien entendu celui que décrivent les chiffres des instituts de sondage. N’y voyez là aucun « truc paradoxal ».
Après quelques « questions » qui informent assez sur la maîtrise du dossier par les interviewers et le niveau du débat qu’ils instaurent (Ariane Massenet : « Oui, mais faut réformer, ça vous êtes d’accord ? » – Michel Denisot : « Ce qu’on entend [mais où ?], c’est : il manque 30 milliards dans les caisses ». – Ali Baddou : « Mais c’est vrai qu’il y a de plus en plus de personnes qui partent à la retraite et qu’il y a de moins en moins de personnes pour les financer. Ça, en tout cas, tout le monde peut le comprendre même si on n’est pas économiste ». – Michel Denisot : « Mais dans quasiment tous les pays européens, on a repoussé l’âge de la retraite. », etc.), Mélenchon est invité à proposer sa « recette » [sic]. Il évoque alors la taxation du capital. Traduction immédiate (par Ariane Massenet) : « Donc il ne faut pas réformer les retraites, pour vous. Il ne faut pas réformer les retraites pour vous, il faut trouver l’argent ailleurs ? » Admirable ! Trouver de l’argent ailleurs pourrait pourtant constituer une « réforme ». Il est vrai qu’elle ne coïncide pas exactement avec « la » réforme.
Après la pub, et le numéro de duettistes trop rares (Yves Thréard et Laurent Joffrin) sur le thème : « Qui a gagné, qui a perdu aujourd’hui », Jean-Michel Aphatie intervient, et, prenant un peu de hauteur, s’interroge longuement sur un autre « truc paradoxal » de première importance : l’affaiblissement d’Éric Woerth, qui pourrait bien renforcer le premier ministre François Fillon, pourtant en passe d’être limogé par le président de la République. Et le Grand « Journal » passa à autre chose.
Au lendemain de la manifestation…
- ... Le Figaro y a vu ce qu’il voulait voir. « Beaucoup d’autres slogans concernaient le fond même de la réforme, et notamment le thème de la pénibilité [...] Plus utopique, une banderole exigeait la "même durée de vie pour tous" ». Autant de choses vues, et ... « autant de signes, peut-être, qu’une partie des manifestants se résigne au report à 62 ans de l’âge légal de la retraite, mais pose des conditions pour que la mesure soit atténuée pour les salariés les plus “usés” par leur travail » Autant de signes, donc, que les manifestants se conforment étroitement à l’attitude que le gouvernement voudrait qu’ils aient et que les modifications apportées par ce dernier répondent exactement aux revendications des manifestants.
- … Et RTL organise des parodies de débat.
En ce 8 septembre, Christophe Hondelatte propose sur RTL un débat autour de la signification des grèves et manifestations de la veille. Autour de la table, Élisabeth Lévy, Denis Tillinac et Alain-Gérard Slama, soit trois invités classés à droite, comme le fera remarquer le quatrième, Claude Cabane, membre de la rédaction de L’Humanité. Après avoir eu à peine le temps de décrire la manifestation parisienne à laquelle il a participé, ce dernier se voit alors quasiment clouer le bec par les trois autres « polémistes ».
Rappelons que l’émission propose aux auditeurs d’élire la « langue de vipère » du jour. Et Denis Tillinac ne ménagea pas ses efforts : en s’attaquant bille en tête, d’abord, à « l’opinion publique » - celle que les éditocrates et sondologues disent refuser, à près de 70%, le projet de réforme. Donc, Nicolas Sarkozy ne doit pas appliquer la « politique de l’opinion publique », cette dernière étant « une espèce de pute capricieuse, inconséquente, égocentrique et versatile ». Face aux protestations de Cabane, il se défend alors en affirmant que « le peuple n’a rien à voir avec l’opinion publique. […] L’opinion publique était pour Hitler à hauteur de 90% tout au long des années 30 en Allemagne, c’est pas pour ca qu’elle avait raison ». L’opinion publique ne vaut que dans la mesure où elle pense comme on le souhaite, et les sondages ne valent que dans la mesure où ils le confirment.
Leçon de géographie ressassant de fausses évidences (« il est évident que tous les pays occidentaux ont abaissé l’age de la retraite jusqu’à 65 voire 67 ans pour ce qui concerne le Japon »), ou argument d’autorité à grosses ficelles (« elle [cette réforme] se fera, mais dans quelques années ce sera rapidement 64 ou 65 ans ou plus pour des raisons démographiques tellement évidentes que les socialistes et les communistes eux-mêmes en privé en conviennent »), rien n’arrête Denis Tillinac.
Alain-Gérard Slama, autre stratégie, fait dans la pure et simple apologie du gouvernement. Ainsi : « Le texte on le sait va être voté par les représentants du peuple [...] Il a été abondamment discuté. […] On mesure là l’impact du discrédit de ce pauvre Eric Woerth [sic] parce que Dieu sait s’il a consulté, Dieu sait s’il a reçu, Dieu sait s’il a fait des scenarii, Dieu sait s’il a fait des propositions. […] Quand j’entends dire des gens de bonne foi dans la rue : “nous avons manifesté pour sauver les retraites”, bon sang non ! C’est le texte qui cherche à sauver les retraites […]. Que l’on suive le projet du PS, c’est pour le coup que les retraites seront fichues ».
Quant à Élisabeth Lévy, critique incorruptible du « politiquement correct », elle s’en prend aux raisonnements « démagogiques » consistant à réclamer une taxation du capital pour financer les retraites. Il faut en effet arrêter « de faire croire aux gens qu’en faisant payer les riches on va sortir le pays de tous ses problèmes. […] Arrêtons de dire [mais qui dit cela, dans les grands médias ou ailleurs ?] que les problèmes de la France c’est parce qu’il y a des gens riches. Vraiment arrêtons ! C’est irresponsable ) ».
On pourrait, sans plaisir et sans fin, multiplier ce genre d’exemples. Quand les propos ne sont pas d’une banalité affligeante, sous couvert d’audace, ils s’appliquent à répéter les présentations et arguments biaisés, voire les contre-vérités qui, inlassablement répétés depuis des mois par les médias dominants (pour ne pas dire depuis des années), ont fini par acquérir un statut d’évidences. Qui pourrait nier le rôle néfaste de celles-ci surtout quand on présente leur ressassement ad nauseam sous le nom ronflant de « débat » ?
Un Collectif d’Acrimed
Rendons d’abord l’hommage rituel à Jean-Pierre Pernaut (dit « JPP ») et à son journal, pour avoir joué leur partition à la perfection.
Le 6 septembre, veille de grève et de manifestations, le 13 heures de TF1 propose, après sa kyrielle de sujets importants, un dossier sur la question des retraites. Après un sujet évoquant une grève – peu suivie – dans l’enseignement, JPP l’introduit ainsi : « Demain, ce sera une autre histoire, journée d’action interprofessionnelle sur les retraites ; on attend de très grosses perturbations cette fois dans les transports, les écoles et la fonction publique notamment ». Et l’on enchaîne donc par un premier sujet, récapitulant les « perturbations » dans les transports. Retour sur le plateau, où JPP ne résiste pas à un petit commentaire taquin : « Voilà à la SNCF où d’ailleurs on n’est pas concerné par la réforme des retraites la grève commence ce soir, à 20 heures ».
Concédant rapidement que, selon quelques sondages, « une majorité de Français approuvent » cette journée d’action, il poursuit avec une précision qui vaut rappel à l’ordre : « Donc une semaine décisive pour cette réforme des retraites ; le gouvernement on le sait ne cèdera pas sur le passage à 62 ans, en tout cas l’occasion de nous rappeler l’essentiel du projet tel qu’il est aujourd’hui ». Pourquoi donc se mobiliser pour revenir sur ce point essentiel ? « On le sait », seuls les sujets dont le gouvernement a accepté de discuter sont discutables.
Un reportage vient donc opportunément rappeler le « projet tel qu’il est aujourd’hui ». Puisqu’un certain nombre de points ne font pas l’objet d’un débat, c’est très logiquement que la voix off récite au futur de l’indicatif : « À partir de juillet 2011, l’âge légal de départ en retraite augmentera progressivement à raison de 4 mois par an ». Commentaire de la mesure ? « Face à cet allongement de la durée du travail, les Français sont résignés ». Et pour l’attester, rien de tel qu’un micro-trottoir : beau comme un tract UMP, on entend d’abord une femme invoquer l’argument de l’allongement de la durée de vie, puis un homme affirmer que « si on ne le fait pas, ce sont les jeunes qui vont trinquer ». Et la voix off d’égrener quelques mesures – sans jamais prendre aucune distance, ne serait-ce qu’avec leur intention affichée : « Pour trouver de nouvelles recettes et par mesure d’équité, le taux de cotisation des fonctionnaires sera aligné sur celui des salariés du privé ».
De bon matin, sur Europe 1
Le même jour, dès 6h50, Luc Evrard livre son édito économique du matin. Absolument rien d’original, ce qui lui vaut d’être cité ici : il en résume tant d’autres... « La réforme n’est pas facultative. […] C’est la crise qui a précipité les échéances et rendu cette réforme non seulement nécessaire mais très urgente [...] Le gouvernement fait surtout tomber le TABOU [accentué] de la retraite à 60 ans […] Puisque le temps de vie augmente il faudra passer plus de temps au travail, c’est ce que le gouvernement résume par son credo : à problème démographique, solution démographique ». Et si ce « credo » n’est pas encore partagé par la majorité des Français, c’est à désespérer de la pédagogie éditocratique, qui on le sait est un art de la répétition.
Dix minutes plus tard, le présentateur Marc-Olivier Fogiel enfonce le clou, au détour d’un « lancement » : « La rue contre le pouvoir c’est un grand classique de la rentrée ». Réduire la mobilisation contre « la réforme » à un emballement sans objet parce que saisonnier, sans doute voué à s’épuiser à mesure que progressera l’automne, est aussi un « grand classique » - mais follement moderne.
Après « vive la crise »...
... « Vive la retraite » : c’est le titre de l’émission Hors Série, présentée par Béatrice Schönberg, à la ville épouse d’un membre du gouvernement, qui propose, en ce lundi 6 septembre au soir « des portraits croisés, de ces hommes et de ces femmes qui s’apprêtent à faire le grand saut. À l’approche de la retraite, ils se posent les mêmes questions que nous tous. Que faire de sa retraite ? De quoi sera fait l’avenir ? Les pensions de retraite seront-elles suffisantes pour vivre ? » Des questions qui, on le voit, soulèvent d’emblée les problèmes fondamentaux posés par la réforme gouvernementale.
Après la diffusion d’un documentaire, retour sur le plateau avec des « Français de tous horizons ». Le premier travaille « dans le bâtiment. On peut dire que vous posez des câbles électriques, parfois à haute tension. La question de la pénibilité, on le sait, est au cœur du débat. Pourquoi vous, vous allez manifester demain ? » La pénibilité « est au cœur du débat », et, heureuse coïncidence, elle est également au cœur de ce que le gouvernement est prêt à concéder pour « répondre » aux mobilisations.
Béatrice Schönberg pose ensuite une question dont il est difficile de saisir l’intention exacte, le sens précis, et surtout l’intérêt : « est-ce que vous aviez choisi ce métier parce qu’il y avait la retraite au bout ? Cette retraite que vous espériez ? ». Mais c’est cette question qu’elle posera pourtant, pour accueillir son deuxième invité, « cheminot à la SNCF », qui ne regrettera pas le voyage : « vous êtes conducteur de train. Est-ce que vous avez accepté les contraintes de votre métier parce qu’au bout il y avait la retraite ? ».
Schönberg essuie alors un refus de répondre de la part de l’intéressé, qui préfère revenir sur l’allongement de la durée de cotisation et le report de l’âge de l’ouverture des droits. La voilà ainsi contrainte, à travers sa deuxième question, de recadrer aussitôt le débat en écartant d’emblée « l’ensemble des salariés de ce pays » concernés, d’après le cheminot, par la réforme. Ce qu’elle attend, c’est d’abord un témoignage personnel : « Vous avez 48 ans. Vous avez commencé à quel âge ? Combien d’années avez-vous été conducteur de train ? Et quand allez-vous partir à la retraite ? ».
Ayant obtenu une réponse, malgré quelques réticences vite vaincues (« Mais je parle de vous par exemple. À quel âge allez-vous partir ? »), Béatrice Schönberg fait preuve d’un peu d’audace : « Mais est-ce que vous ne pensez pas que, partant à 51 ans et demi, vous êtes un privilégié, comme certains le pensent ? » Puis, l’impudent ayant manifesté son désaccord [1], Béatrice constate, compréhensive : « Alors on vous sent très militant. Combien allez-vous toucher pour votre retraite ? ».
Gilles eut le malheur de répondre, et d’avouer la somme astronomique qu’il espérait bientôt toucher tous les mois. Réaction un peu vive, mais spontanée de Schönberg : « 2.000 euros bruts ? Et vous ne considérez pas que vous êtes, peut-être, les derniers dinosaures de ce système ? ». Réponse à nouveau négative du cheminot préhistorique. C’est le moment de faire intervenir l’économiste du soir : « Jean-Yves Ruaux, bonsoir. Est-ce que vous comprenez la colère rentrée de Gilles. Est-ce qu’il ne devrait pas être le dernier à se plaindre ? ». Disons un des derniers, à tout le moins...
Le lendemain, sur Europe 1...
Cette fois, Luc Evrard met en garde contre de possibles aménagements permettant une « meilleure prise en compte de la pénibilité » : « Accorder une retraite précoce à l’ensemble d’une catégorie donnée ce serait recréer les régimes spéciaux, qui ont fini par coûter si cher et qu’on a eu tant de mal à détricoter ». Mais c’est un éditorialiste qui parle...
En revanche, Fogiel, en bon présentateur, non gréviste mais parfaitement neutre, compte sur Guy Carlier « pour nous remonter le moral en cette journée difficile ». Et Guy Carlier, en bon comique, sait quel est son rôle : « depuis plusieurs jours je pense à la chronique de ce matin en me disant il faudra absolument qu’elle soit joyeuse et positive pour alléger cette journée de galère qui s’annonce ». Humoriste de haut vol, le voilà qui enchaîne en expliquant qu’il voudrait parler d’Annie Cordy mais qu’il se sent contraint de parler des retraites : « Bon, je vais vous parler de Jean-François Copé hier soir sur France 2 qui nous a expliqué que les Français doivent être adultes, que les temps changent, que tous nos voisins ont reculé l’âge de la retraite… Mais monsieur Copé vous n’avez pas compris que dans les manifestations d’aujourd’hui le régime des retraites n’est qu’un prétexte, les Français ne sont pas crétins, sur le fond ils ont compris que la réforme était nécessaire ; c’est pas pour ça qu’ils vont descendre dans la rue ; c’est juste parce qu’ils ont peur ; ils ont peur de l’avenir – celui de leurs enfants – ils ont peur des agences de notation – il y a deux ans il savaient même pas ce que c’était... ». Analyse qu’on aurait tort de confondre avec un édito économique de Luc Evrard qui, lui, n’est pas drôle.
Chef du service politique d’Europe 1, Fabien Namias intervient quelques instants plus tard pour nous informer du « buzz politique » du jour – un « buzz » qui n’a rien d’une rumeur, mais tout d’une certitude : Nicolas Sarkozy restera « insensible au nombre de manifestants contre la réforme des retraites ». « Oui c’est un avis qu’on peut lancer aux compteurs des syndicats et des policiers : ne vous fatiguez pas, vous pouvez avoir une certitude ; quel que soit le volume des manifestations aujourd’hui, ça ne changera RIEN au fond de la réforme : la raison qui poussera les salariés à faire grève, à défiler, celle qui sera sur toutes les banderoles, le report de l’âge de départ à la retraite de 60 à 62 ans, le gouvernement n’y touchera pas. Alors bien sûr, ce soir les porte-parole de la droite seront en ordre pour dire que la majorité est à l’écoute, qu’il sera tenu compte du signal envoyé, mais ce seront des minimessages, des euh MMS, des minimessages sociaux ; on parlera pénibilité, carrières longues, polypensionnés, quelques petites avancées mais après les manifs, auprès de Nicolas Sarkozy on est formel : le cœur du projet restera identique ». À quoi bon manifester puisque la fin de l’histoire est connue de tous (ou plutôt des journalistes omniscients) ?
Plus et autre chose qu’un simple pronostic, le maître devin Namias formule ici une prophétie réalisée [2], avec une belle assurance qui emportera peut-être l’avis des indécis. Après une telle « analyse », Marc-Olivier Fogiel ne peut qu’acquiescer : « On se demande alors à quoi sert cette journée Fabien » . Tant il est vrai que, dans l’imaginaire de nos tenanciers des médias, la grève signifie d’abord et avant tout... la « galère ». C’est ce que rappelle une nouvelle fois la transition proposée par le même Fogiel : « Bon courage à vous si vous galérez dans les transports pour aller travailler, vous écoutez Europe 1, il est huit heures et demie
Heureusement, la suite de la matinale s’annonce moins « galère » : « À suivre, l’homme du jour, au moment où 2 millions de Français s’apprêtent à descendre dans la rue contre la réforme des retraites, on va prendre de la hauteur avec un comédien, qui n’est pas prêt de la prendre, sa retraite, lui ». S’il importe de « prendre de la hauteur », c’est sans doute qu’on ne saurait s’abaisser à rendre compte des raisons de cette mobilisation contre le projet du gouvernement.
Et le soir, sur la même station…
Demorand annonce le sommaire de son « 18-20 » - qui approfondit trois dossiers. Les deux premiers sont présentés dans un curieux parallèle : « La Belgique qui s’évapore pendant qu’en France on manifeste ». Le troisième, c’est l’avenir de l’équipe de France de football... Puis il souhaite la « bienvenue aux auditeurs de radios publiques qui étaient en grève aujourd’hui » - et qui ne seront pas déçus.
C’est d’abord la journaliste du Figaro Natacha Polony qui prend la parole et se lance dans un monologue qui élève le débat à une hauteur telle qu’on a peine à suivre l’argumentation : « Aujourd’hui on a presque 2,5 millions de personnes qui ont manifesté pour que les vieux rentrent chez eux, se reposer. On a des entreprises de l’autre côté qui trouvent que finalement, les vieux, certes ils payent des cotisations de retraites, mais quand même si on pouvait les mettre en pré-retraite parce qu’ils sont pas performants, ce serait mieux ; et du coup j’ai voulu crier mon amour des vieux, mon amour des vieux… au travail ». D’un côté, « 2,5 millions de manifestants », de l’autre, « des entreprises ». Entre les deux, et en surplomb, Natacha Polony qui nous gratifie d’une grande et limpide analyse, qu’on retrouvera en note [3].
Un peu plus tard, c’est au tour de Pierre-Marie Christin de gronder ces « irresponsables » preneurs d’otages que sont les grévistes... anglais. Qu’importe le pays, pourvu qu’on garde le cliché : « D’abord je vais exprimer – et tant pis pour la neutralité journalistique – ma totale solidarité avec ceux qui en ce moment marchent bravement vers leur lointaine banlieue, tous ces otages de la grève, ces victimes innocentes de syndicats irresponsables, oui, pauvres, pauvres anglais ! Bon j’ai un petit peu triché, je suis pas devenu fou, je vous rassure, mais c’est vrai il y a bien aujourd’hui à Londres une grève du métro, c’est une pirouette, pardon, mais je dois vous dire que la ritournelle sur les Français seuls capables – ou incapables – d’accepter les réformes dans une Europe qui serait sage et qui se réformerait toute seule comme par miracle, ben ça commence à m’énerver ».
Cliché contre cliché : sans doute ennuyé de voir contesté celui d’une France ayant le monopole des conflits sociaux, si répandu dans les médias, Demorand rappelle son chroniqueur à l’ordre : « Oui mais nulle part en tout cas ça n’a l’ampleur que prennent les choses en France ». Christin approuve : « Oui ça c’est vrai y a une dramaturgie des rituels qui n’appartiennent qu’à nous ».
C’est par un bavardage entre Nicolas Demorand, Olivier Duhamel et Philippe Manière que se poursuit l’émission, le premier demandant aux « spécialistes » de livrer une sorte d’horoscope politicien sur la « fin de mandat » de Nicolas Sarkozy. Il vaut la peine de citer les deux experts. On apprend grâce à Duhamel que « tout le monde sait, finalement, que cette réforme va être adoptée pour l’essentiel », que « tout le monde soit s’en félicite, soit regrette, comme vous [Manière], qu’elle n’aille pas plus loin, soit s’y résigne » . Duhamel circonscrit parfaitement le « débat » médiatique sur la réforme des retraites : ou l’on s’en félicite, ou l’on regrette que le gouvernement n’ait pas été plus loin dans la remise en cause du système actuel, ou... l’on se résigne. Toute contestation du projet apparaît ainsi impensable aux yeux de Duhamel, et le mouvement actuel contre la réforme se réduit à un baroud d’honneur.
Évidemment d’accord, Manière surenchérit en laissant entendre que, si de nombreux salariés sont allés manifester, c’est moins contre la réforme des retraites que contre… « la réforme des 35 heures » : « Je pense effectivement qu’il y a des gens qui sont descendus dans la rue pour protester contre autre chose que la réforme des retraites. Je crois que ce contre quoi on a tous un petit peu envie de se révolter, c’est une certaine dureté des temps, une certaine dureté du travail. Et là je crois que ça nous ramène à un certain nombre de réformes qui ont été faites préalablement, je pense en particulier à la réforme des 35 heures ».
À peine une heure plus tard, c’est au tour de l’expert-sondeur Roland Cayrol d’intervenir avec un résumé de la situation bouleversant de pénétration : « Les Français sont majoritairement hostiles à cette réforme. Ils le disent dans toutes les enquêtes et ils le disent dans la rue. Ils sont en même temps un peu résignés à ce qu’elle passe, et ça s’est moins entendu aujourd’hui mais c’est là. Le gouvernement est décidé à aller jusqu’au bout de sa réforme. On a la situation qui était prévue. Évidemment il y a un événement syndical, social important. Mais il n’empêchera évidemment pas la réforme. »
Demorand l’interroge alors sur le « paradoxe » entre « forte mobilisation et forte résignation » : Roland Cayrol, faisant preuve d’une clairvoyance éphémère, l’explique par une analyse qui commence par une critique des médias et... se termine en déclaration d’autosatisfaction : « Depuis le temps qu’on entend un discours expert et médiatique qui nous dit qu’on ne peut pas ne pas y passer, que comme on dit aujourd’hui c’est incontournable le débat sur la retraite [Demorand : « There is no alternative, comme disait Margaret Thatcher »]. Voilà en effet les Français ont fini par s’y habituer et par s’y résigner. Pas complètement : ils regrettent, ils disent encore une minute monsieur le bourreau, mais enfin voilà ils savent qu’on va y passer ».
Mélenchon au Grand Cirque du « Grand Journal »
Sur Canal +, le 7 septembre, Jean-Luc Mélenchon fait son entrée sur le plateau du Grand Journal. Première question de Michel Denisot : « Alors on va voir les chiffres, les chiffres dans un instant, mais… vous avez manifesté, mais vous n’avez pas fait grève ? ». Et Jean-Michel Aphatie de renchérir : « Mais du coup, vous faites pas grève, vous, hein ! Vous ne faites jamais grève ». La réponse de Mélenchon laisse Denisot perplexe : « Là, vous êtes vraiment entre deux chaises, quoi : "je soutiens, je manifeste, mais je fais pas grève"… ». Faut-il croire ici, en suivant la logique de ces reproches et par contraste, que ces journalistes non-grévistes l’étaient, eux, par conviction ?
... Ou par obligation professionnelle ? Car le devoir d’informer doit primer. D’informer sur la base de sondages, évidemment, et la première question d’Ali Baddou revient à leur « réalité » : « Puisque vous parlez de rapport de forces, y a pas un truc paradoxal entre, d’un côté, les Français qui sont contre la réforme puisque plus de 70% des personnes interrogées dans les sondages disent qu’elles sont contre, et en même temps y a une majorité de personnes qui pensent que c’est inéluctable ? C’est ça, le rapport de forces réel ». Le rapport des forces réel, c’est bien entendu celui que décrivent les chiffres des instituts de sondage. N’y voyez là aucun « truc paradoxal ».
Après quelques « questions » qui informent assez sur la maîtrise du dossier par les interviewers et le niveau du débat qu’ils instaurent (Ariane Massenet : « Oui, mais faut réformer, ça vous êtes d’accord ? » – Michel Denisot : « Ce qu’on entend [mais où ?], c’est : il manque 30 milliards dans les caisses ». – Ali Baddou : « Mais c’est vrai qu’il y a de plus en plus de personnes qui partent à la retraite et qu’il y a de moins en moins de personnes pour les financer. Ça, en tout cas, tout le monde peut le comprendre même si on n’est pas économiste ». – Michel Denisot : « Mais dans quasiment tous les pays européens, on a repoussé l’âge de la retraite. », etc.), Mélenchon est invité à proposer sa « recette » [sic]. Il évoque alors la taxation du capital. Traduction immédiate (par Ariane Massenet) : « Donc il ne faut pas réformer les retraites, pour vous. Il ne faut pas réformer les retraites pour vous, il faut trouver l’argent ailleurs ? » Admirable ! Trouver de l’argent ailleurs pourrait pourtant constituer une « réforme ». Il est vrai qu’elle ne coïncide pas exactement avec « la » réforme.
Après la pub, et le numéro de duettistes trop rares (Yves Thréard et Laurent Joffrin) sur le thème : « Qui a gagné, qui a perdu aujourd’hui », Jean-Michel Aphatie intervient, et, prenant un peu de hauteur, s’interroge longuement sur un autre « truc paradoxal » de première importance : l’affaiblissement d’Éric Woerth, qui pourrait bien renforcer le premier ministre François Fillon, pourtant en passe d’être limogé par le président de la République. Et le Grand « Journal » passa à autre chose.
Au lendemain de la manifestation…
- ... Le Figaro y a vu ce qu’il voulait voir. « Beaucoup d’autres slogans concernaient le fond même de la réforme, et notamment le thème de la pénibilité [...] Plus utopique, une banderole exigeait la "même durée de vie pour tous" ». Autant de choses vues, et ... « autant de signes, peut-être, qu’une partie des manifestants se résigne au report à 62 ans de l’âge légal de la retraite, mais pose des conditions pour que la mesure soit atténuée pour les salariés les plus “usés” par leur travail » Autant de signes, donc, que les manifestants se conforment étroitement à l’attitude que le gouvernement voudrait qu’ils aient et que les modifications apportées par ce dernier répondent exactement aux revendications des manifestants.
- … Et RTL organise des parodies de débat.
En ce 8 septembre, Christophe Hondelatte propose sur RTL un débat autour de la signification des grèves et manifestations de la veille. Autour de la table, Élisabeth Lévy, Denis Tillinac et Alain-Gérard Slama, soit trois invités classés à droite, comme le fera remarquer le quatrième, Claude Cabane, membre de la rédaction de L’Humanité. Après avoir eu à peine le temps de décrire la manifestation parisienne à laquelle il a participé, ce dernier se voit alors quasiment clouer le bec par les trois autres « polémistes ».
Rappelons que l’émission propose aux auditeurs d’élire la « langue de vipère » du jour. Et Denis Tillinac ne ménagea pas ses efforts : en s’attaquant bille en tête, d’abord, à « l’opinion publique » - celle que les éditocrates et sondologues disent refuser, à près de 70%, le projet de réforme. Donc, Nicolas Sarkozy ne doit pas appliquer la « politique de l’opinion publique », cette dernière étant « une espèce de pute capricieuse, inconséquente, égocentrique et versatile ». Face aux protestations de Cabane, il se défend alors en affirmant que « le peuple n’a rien à voir avec l’opinion publique. […] L’opinion publique était pour Hitler à hauteur de 90% tout au long des années 30 en Allemagne, c’est pas pour ca qu’elle avait raison ». L’opinion publique ne vaut que dans la mesure où elle pense comme on le souhaite, et les sondages ne valent que dans la mesure où ils le confirment.
Leçon de géographie ressassant de fausses évidences (« il est évident que tous les pays occidentaux ont abaissé l’age de la retraite jusqu’à 65 voire 67 ans pour ce qui concerne le Japon »), ou argument d’autorité à grosses ficelles (« elle [cette réforme] se fera, mais dans quelques années ce sera rapidement 64 ou 65 ans ou plus pour des raisons démographiques tellement évidentes que les socialistes et les communistes eux-mêmes en privé en conviennent »), rien n’arrête Denis Tillinac.
Alain-Gérard Slama, autre stratégie, fait dans la pure et simple apologie du gouvernement. Ainsi : « Le texte on le sait va être voté par les représentants du peuple [...] Il a été abondamment discuté. […] On mesure là l’impact du discrédit de ce pauvre Eric Woerth [sic] parce que Dieu sait s’il a consulté, Dieu sait s’il a reçu, Dieu sait s’il a fait des scenarii, Dieu sait s’il a fait des propositions. […] Quand j’entends dire des gens de bonne foi dans la rue : “nous avons manifesté pour sauver les retraites”, bon sang non ! C’est le texte qui cherche à sauver les retraites […]. Que l’on suive le projet du PS, c’est pour le coup que les retraites seront fichues ».
Quant à Élisabeth Lévy, critique incorruptible du « politiquement correct », elle s’en prend aux raisonnements « démagogiques » consistant à réclamer une taxation du capital pour financer les retraites. Il faut en effet arrêter « de faire croire aux gens qu’en faisant payer les riches on va sortir le pays de tous ses problèmes. […] Arrêtons de dire [mais qui dit cela, dans les grands médias ou ailleurs ?] que les problèmes de la France c’est parce qu’il y a des gens riches. Vraiment arrêtons ! C’est irresponsable ) ».
On pourrait, sans plaisir et sans fin, multiplier ce genre d’exemples. Quand les propos ne sont pas d’une banalité affligeante, sous couvert d’audace, ils s’appliquent à répéter les présentations et arguments biaisés, voire les contre-vérités qui, inlassablement répétés depuis des mois par les médias dominants (pour ne pas dire depuis des années), ont fini par acquérir un statut d’évidences. Qui pourrait nier le rôle néfaste de celles-ci surtout quand on présente leur ressassement ad nauseam sous le nom ronflant de « débat » ?
Un Collectif d’Acrimed
Notes
[1] Dans des termes qu’il faut lire pour saisir tout le sel de la réaction de Schönberg : « Non, non. À une époque quand les retraites ont été crées en 1946, puisqu’avant 1946 tous les salariés n’avaient pas le droit à une retraite, l’âge moyen d’espérance de vie était de 63 et 69 ans pour les femmes et 63 ans pour les hommes et la retraite à 65 ans. Donc personne ne se posait la question de savoir si c’était juste de partir à 65 ans quand on avait une espérance de vie de 63 ans. Aujourd’hui, il y a un retour des choses, les choses évoluent, les gens vivent mieux dans la société, vivent plus longtemps. Peut-être il faut se poser une question : est-ce qu’il n’est pas bien d’avoir des personnes peut-être plus jeunes mais qui peuvent être utilisées autrement, qui peuvent servir la société autrement et qui peuvent aussi profiter de la vie autrement que dans un cadre de travail ».
[3] « Pourquoi ? Parce que je pense qu’on est en train de se planter totalement sur la conception qu’on a du travail, et que finalement ceux qui sont contre la réforme des retraites et ceux qui sont pour ont la même conception ; à savoir une conception fondée sur soit une pénibilité due au fait que le travail est une tripalium, c’est-à-dire une torture, soit le fait que c’est une performance, donc un apport de technologies nouvelles, donc que seuls les jeunes pourraient mettre en œuvre ces technologies ; or le travail c’est aussi une œuvre, c’est-à-dire quelque chose où l’on fait aussi valoir l’expérience. Plus on avance dans la vie professionnelle et plus on accumule une connaissance, mais ça nécessite qu’on reconnaisse les savoirs professionnels, ce qu’on ne sait pas faire ».
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