Comment les représentants de l’Etat font d’une procédure de soins, l’hospitalisation d’office, un moyen d’enfermer les patients au mépris de l’avis des psychiatres.
A l'automne 2009, fraîchement arrivé dans les Pyrénées-Orientales, le nouveau préfet a décidé de s'attaquer aux sorties d'essai pratiquées dans les hôpitaux psychiatriques. Raison invoquée : le risque de "trouble à l'ordre public". Le Dr Philippe Raynaud, chef de pôle à l'HP de Thuir, est l'un des premiers psychiatres à faire les frais de cette nouvelle politique.
"En septembre, les gendarmes ont ramené à l'hôpital certains patients en sortie d'essai sous prétexte qu'ils étaient potentiellement dangereux. Certains avaient un travail et l'ont perdu. On a actuellement un patient hospitalisé à temps plein depuis six mois alors que rien dans son état ne justifie qu'il soit consigné jour et nuit", s'énerve le psychiatre qui vit l'enfer depuis l'automne dernier.
Empêcher les patients de sortir ou pire les réintégrer quand ils sont dehors, en résumé les enfermer à l’hôpital psychiatrique…
Ces pratiques se sont généralisées, voire banalisées, depuis le début de l’année. Il y a d’abord eu le discours de Nicolas Sarkozy à Antony, en décembre 2008 :
“La décision d’autoriser une personne hospitalisée d’office à sortir de son établissement ne doit pas être prise à la légère (…). Je souhaite que désormais le préfet décide de la sortie, que ce soit une sortie d’essai ou une sortie définitive, sur la base d’un avis rendu par un collège de trois soignants : le psychiatre qui suit le patient, un infirmier qui connaît la personne et ses habitudes et un psychiatre qui ne suit pas le patient (…). Le préfet reste libre de sa décision naturellement, mais l’avis du collège de santé sur la situation du patient lui permettra d’être informé et éclairé…”
Plus d’un an après, une circulaire envoyée en interne aux préfets le 11 janvier 2010 leur demandait de vérifier les antécédents des personnes hospitalisées d’office (HO). La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, et le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, ont conjointement signé le document. Il autorise officiellement les préfets à outrepasser l’avis des médecins et à mettre leur veto à une sortie d’essai s’ils estiment le patient potentiellement dangereux.
“Qui sont-ils pour évaluer la dangerosité d’un patient ?, s’agace le Dr Raynaud. La dangerosité, ça ne veut rien dire en soi. Ce n’est pas un état, c’est un moment.”
Comme lui, de nombreux psychiatres sont en colère contre les abus de pouvoir des préfets et les atteintes aux libertés de leurs patients.
En Picardie, le Dr Isabelle Montet se bat depuis deux ans pour défendre un patient schizophrène. Déclaré irresponsable par la justice pour un meurtre commis il y a dix ans, l’homme, âgé d’une quarantaine d’années, est aujourd’hui confiné à l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise, comme s’il était en prison.
“Il a tué dans un accès de délire, explique-t-elle, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été placé en HO. Mon rôle est de le soigner. Pas de l’enfermer.”
A l’été 2008, alors que le patient, stabilisé, sort régulièrement de l’établissement, le préfet décide subitement de s’opposer aux sorties d’essai en invoquant le fameux risque de “trouble à l’ordre public”. Le motif paraît irrecevable et liberticide pour le Syndicat des psychiatres des hôpitaux dont fait partie Isabelle Montet et qui représente près de la moitié de la profession.
“On est en pleine régression, estime son président Jean-Claude Pénochet, psychiatre et chef de service au CHU de Montpellier. En 1838, il y avait la prison et l’asile pour ceux qui avaient tué. En 1990, on a estimé qu’on pouvait soigner les gens en respectant le droit des personnes. Mais, avec la politique sécuritaire actuelle, on est en train de revenir en arrière. Aujourd’hui, il est devenu plus difficile de sortir de l’hôpital que d’y entrer.”
Unique recours pour les patients : la saisine du juge des libertés et de la détention (JLD), seul à pouvoir statuer en dernier lieu sur une éventuelle levée de l’HO. C’est le combat d’Isabelle Montet. “Une question de principe”, explique cette psychiatre qui, à force de persévérance, a finalement réussi à obtenir “la libération” de son patient chaque week-end.
Dans les Alpes- Maritimes, le nombre de ces recours devant le juge s’est multiplié par dix en deux ans. En 2008, le tribunal de grande instance de Nice enregistrait seulement dix procédures, contre une centaine déjà sur les neuf premiers mois de l’année 2010. Les autorités surveillent avec attention le département des Alpes-Maritimes après le meurtre d’un passant par un déséquilibré à Roquebrune-Cap-Martin début janvier. Depuis, le préfet refuse presque systématiquement les sorties d’essai aux patients hospitalisés d’office.
A l’hôpital de Sainte-Marie de Nice, un cadre de santé témoigne sous couvert d’anonymat :
“Moi, j’ai un patient HO qui n’a pas mis le nez dehors depuis le début de l’année et qui vient tous les jours dans mon bureau pour me demander si le préfet a consulté son dossier !”
A Thuir, le Dr Raynaud témoigne, lui, d’un vrai flicage des malades en dehors de l’établissement.
“Chaque patient en sortie d’essai a maintenant son gendarme référent, raconte ce médecin ulcéré. On se croirait sous Brejnev !”
En dehors des graves atteintes aux libertés des patients, cette politique pèse aussi sur leur prise en charge à l’hôpital. C’est sans aucun doute à Nice que la situation est la plus explosive. Le centre d’accueil d’urgence psychiatrique du CHU est débordé. Cet été, douze lits seulement pour dix-neuf patients. Parmi eux, 60 % d’hospitalisations d’office :
“Les HO, on est obligés de les accepter, explique Nicolas De Conench’, infirmier psy au CHU de Nice. Certains dormaient par terre ou sur des brancards.”
Ambiance tendue, patients stressés, les agressions se multiplient contre le personnel soignant.
“Cet été, lors d’une rencontre avec les syndicats, le préfet des Alpes-Maritimes a reconnu un bug, sans pour autant changer de politique”, témoigne Christiane Cini, responsable syndicale CGT à l’hôpital Saint-Roch de Nice, qui continue d’alerter l’Agence régionale de santé et le préfet sur l’aggravation de la situation. Mais le préfet ne répond pas. Il a rejeté les questions des Inrocks, tout comme le ministère de l’Intérieur et celui de la Santé.
Cet automne, le gouvernement doit présenter à l’Assemblée nationale un projet de loi pour une nécessaire réforme de la prise en charge des malades mentaux. Un projet de loi contesté par les collectifs de psychiatres (les “39 contre la nuit sécuritaire”), opposés à l’idée de centrer leur métier sur le contrôle plutôt que sur le soin.
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