À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

12/10/2010

Niches: 71 milliards sous le tapis

On croyait tout savoir des niches tant le sujet a fait les gros titres ces derniers mois. Mais la semaine dernière, dans un silence médiatique assez épais (preuve que le sujet commence à lasser et que la multiplicité des chiffres tend à former un maquis assez impénétrable), la Cour des Comptes a sorti un rapport qui nous apprend que le compte n'était pas bon. Selon ce rapport, rien qu'en prenant la part de revenus que les entreprises ne paient pas  à l'Etat grâce à ces "niches", le total du manque s'élève à ... 172 Mds€ annuels.
Attention, car il y a niche et niche. Ces derniers temps, le débat a fait rage sur les désormais fameuses 500 niches fiscales et les 75 Mds€ correspondants dont j'ai moi-même fait un état des lieux sur ce blog. Une niche fiscale, ou "dépense fiscale" dans le langage de Bercy est un dispositif permettant aux particuliers ou aux entreprises de payer moins d'impôts à l'Etat ou aux collectivités locales. On a nettement moins parlé des niches sociales, celles qui permettent de payer moins de cotisations à la Sécu. Or, ces dernières représentant 79 Mds€ à elles seules.
Ce nouveau rapport débusque des niches dans les niches. En effet, il n'existe pas de définition officielle des niches fiscales et elles ne sont pas inscrites au budget (et pour cause, ce sont des non-recettes). Du coup, le gouvernement a déclassé (planqué ?) 71 Mds€ de dérogations qui étaient auparavant considérées des niches. Chiffre qu'il faudrait donc ajouter aux 75 et 79 milliards déjà cités (ce que fait le rapport). Des montants qui finissent par donner le tournis et brouiller le débat. Cette recension sans fin et sans limite des manques à gagner de l'Etat et de la Sécu ne finit-il pas par être contre-productif et à masquer le débat nécessaire sur la fiscalité?
Quand y en a plus, y en a encore !
On pensait donc en avoir fini avec les niches fiscales, recensées, étudiées, passées au scanner. Mais ce rapport, délivré par le CPO (Conseil des Prélèvements Obligatoires), dépendant de la Cour des Comptes, et à la demande de la Commission des Finances de l'Assemblée Nationale, amène des éléments nouveaux. Certes, les chiffres sur les niches fiscales et sociales sont connus, et les lignes directrices du rapport sans surprise (trop de dispositifs, trop de complexité, pas assez d'information, pas assez d'évaluation, problèmes d'efficacité).  Il apporte cependant déjà quelques précisions sur l'accroissement déjà connu des niches. Il nous apprend que pas moins de 107 dispositifs fiscaux, pour les seules entreprises, ont été créés depuis 2002. Et plus de 80% de ceux-ci dans les 4 dernières années. Les dérogations sociales pour les entreprises ont, elles aussi, bondi de 44 à 64 sur les 5 dernières années. Feindre la surprise serait malvenu mais le rapport fait plus que confirmer que ceux qui chassent les niches aujourd'hui sont ceux qui les bâtissaient hier.
Mais, surtout, le CPO sort de son chapeau 71 Mds€ de dispositifs dit "déclassés". Il faut savoir que ces fameuses niches fiscales sont sous les projecteurs depuis peu, l'expression "dépenses fiscales" (vocable officiel) date de 1979 et celles-ci doivent être publiées depuis la loi de Finances de 1980. Le problème est que la définition est très floue: il s'agit des écarts à la norme fiscale. Celle-ci n'étant pas explicitement définie, on comprend aisément que l'on puisse s'arranger un peu avec la réalité.
Les 71 milliards étaient donc classés par Bercy comme niches fiscales lors des précédentes recensions mais ne sont désormais plus que des modalités particulières de calcul de l'impôt ou des mesures dérogatoires (vous ne comprenez pas la différence? Normal, il n'y en a pas vraiment). Or, ces dispositifs "déclassés" ne représentaient que 19.5 Mds€ en 2005. Pourquoi un tel accroissement? Pour planquer ces chiffres sous le tapis ou, comme le rapport le dit dans le langage feutré propre à la Cour des Comptes: «le recours aux dispositifs dérogatoires fiscaux a pu être perçu comme un moyen de s’exonérer des contraintes posées au niveau budgétaire».
Il s'agit en fait d'un nombre réduit de dispositifs, mais très coûteux :
  • Régime des sociétés mères/filles : 30 Mds€ / an
  • Régime de l'intégration fiscale pour les groupes : 15 Mds€ / an
  • Taxation au taux réduit des plus-values à long terme provenant de cessions de titres de participation (ou loi Copé) : 6 à 8 Md€ / an
Trois mesures, plus de 50 Mds€/an (plus que ce que rapporte l'impôt sur le revenu)! Et le CPO de dire benoîtement qu'«il convient de relever que le coût des trois mesures les plus coûteuses n’est plus chiffré à compter de 2009 ou de 2010, ce qui ne permet pas d’assurer la transparence de l’information budgétaire sur le coût de ces mesures.» D'abord, on déclasse, ensuite on ne chiffre plus. L'Etat qui est le fer de lance au G20 de la transparence financière pour les entreprises ne semble pas s'appliquer les mêmes préceptes!
Expliciter en détail les trois mesures qui coûtent si cher serait assimilable à un acte de barbarie sur lecteurs (peut-être est-ce aussi pour cela que le rapport du CPO n'a pas eu d'écho... comme expliciter en quelques lignes ou secondes une non-recette annuelle de 30 Mds€?) mais je vais quand même en donner un aperçu. Le régime mère-fille veut dire que, si une société détient au moins 5% d'un seconde, la seconde peut alors être considérée comme sa fille. Si la fille dégage un bénéfice, paye de l'impôt sur les sociétés (IS) dessus et remonte le reste en dividende à la mère, cette dernière n'aura pas à repayer de l'IS sur les dividendes. Bref, on évite une double-imposition. Evidemment, on peut discuter du seuil de 5% (qui doit être tenu 2 ans) mais, sur le principe, rien de bien choquant ...
Le régime d'intégration fiscale n'a rien non plus d'un scandale, loin de là. Un groupe (mot qui ne rime pas forcément avec CAC40!), formé de plusieurs sociétés, peuvent opter pour le régime d'intégration fiscal, c'est-à-dire que, plutôt que chaque société paye son IS, le groupe paye de l'IS pour l'ensemble des sociétés. Cela revient au même ? Pas tout à fait ... En effet, si vous avez dans votre groupe une société qui fait 1 M€ de bénéfices et une autre 1 M€ de déficit et que vous n'êtes pas en régime d'intégration fiscale, vous payez de l'IS sur 1 M€ (soit 330 k€). En intégration fiscale, vous ne payez plus d'IS (-1 + 1 = 0). Le dispositif peut être dévoyé ou être porteur d'aubaines mais il n'est pas malsain en soi.
Le troisième dispositif, dit "niche Copé" (de Jean-François du même nom) relève nettement moins du bon sens. Elle exonère d'IS les plus-values liées à la cession d'une filiale possédée depuis au moins 2 ans. Elle a été votée pour éviter que les sociétés françaises ne s'exilent vers des cieux plus cléments et visait en principe les sociétés familiales et les PME. Une sortie de bouclier fiscal bis mais nettement plus coûteux que l'autre : environ 22 Mds€ en trois ans là ou Bercy estimait que la mesure ne coûterait qu'un milliard par an ! Et qui a au final majoritairement profité aux grands groupes dans un bel effet d'aubaine.
Quelques comptes
Refaisons les comptes. Si l'on croise les différentes sources, on arrive à peu près à cela:
  • Niches fiscales: 35 Mds€ pour les entreprises, 40 Mds€ pour les particuliers
  • Niches sociales: 66 Mds€ pour les entreprises, 13 Mds€ pour les particuliers
  • Niches fiscales "déclassées": 71 Md€
Soit la coquette somme de 225 Mds€ annuels. Si l'on regarde par type de recette attendu :
  • L'Etat récolte 255 Mds€ de recettes fiscales annuelles contre 400 Mds€ «espérés» (145 Mds€ de niches fiscales). Les niches représentent donc 36% de l'impôt.
  • Les organismes sociaux récupèrent 350 Mds€ sur les 430 Mds€ possibles (80 Mds€ de niches sociales) : les niches représentent donc 19% des prélèvements.
Pour l'ensemble des deux, c'est donc 27% des recettes qui passent à l'as. Le déficit étant environ de 150 Mds€, il serait tentant de dire que supprimer toutes les niches permettrait non seulement de mettre le budget à l'équilibre mais aussi de dégager des marges de manœuvre. Mais cela voudrait dire que la France souffre actuellement d'un manque drastique d'impôts.
Or, le taux de prélèvements obligatoires (impôts et prélèvements) a augmenté constamment depuis la Libération, et s'est envolé à partir de la fin des 30 glorieuses (c'est-à-dire sous un Président de droite), puis s'est stabilisé autour de 43/44% depuis 1983 :
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En fait, depuis 1983 (le fameux "tournant de la rigueur"), l'imposition est stable, mais celle de l'Etat a régressé (de 4 points) et celle de la sécu (prélèvements) et des collectivités locales a augmenté.
Une comparaison avec nos voisins montre que nous sommes plutôt dans le haut de la fourchette :
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Et c'est sans compter avec des pays comme les les Etats-Unis ou le Japon (moins de 30%). En clair, s'il reste un peu de place pour augmenter les impôts et prélèvements sur une base de choix de société (comme pour les pays nordiques), la suppression pure et simple des niches fiscales et sociales nous propulserait à des altitudes insoutenables (environ 55% de PIB, 6 points de plus que le Danemark).
L'impôt en creux
Ce rapport semble pour moi marquer une limite. Le débat qui a été fait sur les niches fiscales dans les derniers mois était nécessaire pour amener à une certaine prise de conscience sur le mille-feuilles des dispositifs, l'inefficacité, l'injustice voir l'iniquité de certaines mesures. Je m'en suis moi-même fait l'écho dans ce blog et ne renie pas la démarche. Ne serait-ce que pour la complexité, un graphique livré par le CPO prête à sourire. Près de 30% des pourtant redoutés contrôles URSSAF (contrôle du bon paiement des cotisations sociales/patronales) aboutissent désormais à... un remboursement :
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Mais on voit au faible écho médiatique de cette dernière publication que l'empilement des rapports et des chiffres crée désormais de la confusion et de la lassitude. Surtout, nous sommes dans une démarche singulière. L'angle sous lequel a été abordé la fiscalité en cette année 2010 est largement celui de la non-fiscalité. On définit l'impôt en creux, par celui qu'on ne paye pas. Ce qui peut entraîner des syllogismes (supprimons les niches fiscales et tout ira bien) et marque surtout un évitement de l'obstacle principal: notre fiscalité constitue un maquis impénétrable et les chiffres sur les niches fiscales montrent par l'absurde que nous sommes à un point où une réforme profonde de la fiscalité, avec une remise à plat globale des dispositifs, devient inévitable. Il est évidemment utopique de penser qu'elle puisse intervenir en fin de quinquennat. Espérons juste qu'elle soit au programme des partis de gouvernement en 2012. Au-delà des choix idéologiques qui ne manqueront pas d'être faits, il existe des lignes directrices qui devraient pouvoir faire consensus: simplicité, égalité (ou à tout le moins équité), efficacité et évaluation. 

http://resultat-exploitations.blogs.liberation.fr/finances/2010/10/niches2.html

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