« Bombe à retardement », « situation précatastrophique »… La résistance aux antibiotiques suscite une inquiétude grandissante dans le milieu médical. En cause, la surconsommation, les médicaments génériques. Et surtout l'abandon de la recherche…
Depuis cet été, le monde a un nouvel ennemi public : NDM-1. Derrière cette étrange appellation se cache le New Delhi métallo-bêta-lactamase, le gène d'une bactérie aux propriétés redoutables : il la rend résistante aux antibiotiques. Découvert en 2008 dans les hôpitaux britanniques, le microbe a notamment été retrouvé aux Etats-Unis, en Australie et… en France. Tous ces cas ont en commun de résister aux antibiotiques de la famille des bêta-lactamines (pénicillines et céphalosporines) ainsi qu'aux très puissants carbapénèmes, utilisés à l'hôpital. Les perspectives ont de quoi inquiéter. « Pour l'instant, on ne connaît pas encore la rapidité d'expansion du phénomène […], mais ce qui est certain c'est que ça va se diffuser », a prédit le mois dernier Patrice Nordmann, chef du service microbiologie-bactériologie-virologie à l'hôpital Bicêtre près de Paris, à l'occasion d'un colloque à Boston sur les maladies infectieuses. Pour ce spécialiste, la situation a même tout d'une « une bombe à retardement ».
D'ores et déjà, la résistance aux antibiotiques fait des victimes. « Quelque 25.000 décès par an en Europe sont associés aux bactéries multirésistantes, dont 4.200 en France. C'est plus que les morts liées au sida. Le risque est grand de revenir à la situation du XIXe siècle, où une simple infection bactérienne pouvait être fatale », détaille Florence Séjourné, directrice générale de la biotech Da Volterra, qui cherche de nouveaux mécanismes d'action dans ce domaine. Reste à savoir comment des sociétés comme les nôtres, qui ont gagné quinze ans d'espérance de vie grâce aux antibiotiques, ont pu en arriver là.
Dès le départ, la lutte est inégale, entre des bactéries qui ont 3,5 milliards d'années, se comptant en million de milliards de millions, et quelque 200 antibiotiques, dont les plus anciens remontent à soixante-dix ans. En fait, la résistance n'est pas un phénomène récent : en 1947, déjà, les bactéries responsables de la méningite tuberculeuse, une forme particulière de tuberculose, ont résisté à la streptomycine (*). Le risque avait même été perçu par Alexander Fleming, « père » des antibiotiques grâce à sa découverte de la pénicilline en 1928. En moyenne, on estime que les résistances apparaissent dans les douze mois suivant la sortie d'un nouvel antibiotique.
Premier responsable pointé du doigt : le mauvais usage de ces médicaments miracles, capables de soigner en quelques jours des maladies graves, tout en étant globalement très bien tolérés par l'organisme. Victimes de leur succès, ils ont vu leur consommation exploser. Au point de représenter un marché de 40 milliards de dollars au niveau mondial l'an dernier, selon le cabinet IMS Health. Or le niveau d'utilisation des antibiotiques et le taux de résistance des microbes sont directement corrélés. D'où l'appel des pouvoirs publics français à limiter leur utilisation. Depuis 2002, date du lancement du programme « Les antibiotiques c'est pas automatique » par l'Assurance-maladie, 40 millions de prescriptions ont été évitées. Mais la consommation est repartie à la hausse depuis 2007 et affichait une augmentation de 4 % l'an dernier. Face à cette nouvelle inflation, une seconde campagne a été lancée. Elle vise notamment à limiter l'utilisation contre les infections virales comme les bronchites, les rhinopharyngites et les syndromes grippaux. « A elles seules, les maladies virales représentent plus du quart des prescriptions d'antibiotiques. Pourtant, les antibiotiques n'agissent pas sur les virus ; ils sont donc inutiles dans le traitement de ces infections », relève l'Assurance-maladie.
D'autant que les anti-infectieux coûtent cher à la Sécurité sociale. Les montants remboursés ont dépassé le milliard d'euros l'an dernier. Les volumes ont augmenté (+ 5,2 % de boîtes en plus en 2009), alors que les prix des produits ont reculé de 2,3 %, notamment à la faveur des génériques. Car les antibiotiques sont de « vieux » médicaments -la Pyo-stacine, un produit de Sanofi-Aventis qui figure au 31 e rang des produits remboursés, a par exemple trente-sept ans. Ils ne bénéficient plus de la protection de leur brevet et peuvent être copiés légalement.
Le générique, voilà le deuxième coupable de l'augmentation de la consommation, donc des résistances ! « Les génériques d'antibiotiques sont une aberration. Il est pour le moins curieux de vouloir contrôler la consommation d'un produit en abaissant son prix », s'emporte Antoine Andremont, professeur de microbiologie à Paris-VII. Les laboratoires, déjà refroidis par le peu de résultats obtenus grâce aux nouvelles méthodes de recherche (« screening » à haut débit, recombinaisons, etc.), ont fini d'être découragés par le manque d'incitation financière. « Le vrai problème tient au fait que la recherche n'est pas payée de retour sur investissement. Développer un nouveau médicament coûte entre 800 millions et 1 milliard de dollars. Or le prix des antibiotiques par unité est très bas. La preuve : ils représentent 4,3 % du chiffre d'affaires en volume de la pharmacie en France, mais seulement 3,2 % des ventes en valeur », déplore Christian Lajoux, le président du LEEM, le syndicat français des laboratoires.
En matière de prix, les autorités de santé sont sur la sellette : leur évaluation de l'amélioration du service médical rendu par un médicament permet de moins en moins aux laboratoires d'obtenir un prix satisfaisant. Johnson & Johnson en a fait les frais l'an dernier avec son antibiotique Doribax, un carbapénème réservé au traitement des infections nosocomiales (contractées à l'hôpital) dues à des bactéries multirésistantes. Tout en reconnaissant que ce nouveau médicament apportait un service médical rendu important, la Haute Autorité de santé a jugé que Doribax n'avait « pas démontré d'amélioration du service médical rendu par rapport aux thérapeutiques utilisées dans la prise en charge actuelle des pneumonies nosocomiales ainsi que des infections intra-abdominales et urinaires compliquées ». Et de conclure à une absence de progrès thérapeutique. Difficile, dans ces conditions, d'obtenir un bon prix auprès du Comité économique des produits de santé.
Les laboratoires se défendent toutefois d'avoir complètement baissé les bras. « Il y a trois ans, nous avons mené une réflexion sur un éventuel abandon de ce domaine mais je m'y suis opposé. Dans les antibactériens, aucun projet n'était arrivé en développement clinique en douze ans. Aujourd'hui, nous disposons de deux projets en phase I et d'un projet en phase II. Nous allons continuer à lutter, en particulier contre les infections hospitalières. Car si quelque chose peut mettre en danger l'humanité, ce sont bien les maladies infectieuses », explique Moncef Slaoui, patron de la recherche du géant britannique GlaxoSmithKline. C'est l'un des volets du problème : les quelques projets en cours de développement ne sont pas assez avancés pour espérer voir un nouvel antibiotique arriver rapidement sur le marché.
« Nous sommes dans une pénurie complète dont on voit mal comment sortir. Il ne s'est rien passé de notable depuis 15-20 ans et aucun nouveau produit n'apparaîtra au cours des cinq à dix prochaines années. Car l'intensité de la recherche reste insuffisante. Statistiquement, il faudrait beaucoup plus de projets en phase II et III pour produire des résultats », analyse Claude Allary, du cabinet Bionest. Selon les consultants de CBDM.T, seuls 14 projets sont en phase II d'essais cliniques au niveau mondial, et 4 en phase III, la dernière avant commercialisation. Autant dire que les portefeuilles de candidats-médicaments sont vides. « Pour les bactéries à Gram négatif (comme celles qui provoquent des infections urinaires, NDLR), il n'y a rien dans les pipe-lines. Et pour les Gram positifs comme les staphylocoques, il n'y a que quelques molécules. Dans certaines pathologies, on se remet à utiliser la Colimycine, un vieux médicament des années 1950, difficile à manier. Nous sommes dans une situation précatastrophique », avertit Antoine Andremont.
Le salut viendra peut-être des biotechnologies. Car si les « big pharmas » ont massivement désinvesti ce champ de la recherche, les travaux se poursuivent dans de petites sociétés. Par exemple chez Novexel : constituée en 2004 à partir des anti-infectieux d'Aventis, elle a été acquise l'an dernier par le britannique AstraZeneca. « Finalement, le pipeline de projets de recherche de Sanofi-Aventis est passé chez AstraZeneca », commente un bon observateur du secteur. Ou chez Cubist, un partenaire américain de Novartis. Ou encore chez Basilea, qui a subi en juin un sévère revers en phase III avec sa molécule ceftobiprole. Quant à Sanofi, conscient de son devoir « citoyen », il a réinvesti début 2009 dans une nouvelle unité basée à Toulouse, et explore de nouvelles voies grâce aux partenariats signés avec les biotechs KaloBios et Alopexx. « Nous sommes à un stade très précoce. Notre anticorps développé avec Alopexx est entré en phase I au deuxième trimestre mais il ne pourra pas arriver sur le marché avant 2016-2017 », reconnaît Marc Cluzel, le patron de la recherche de Sanofi-Aventis. Dans le cas de la tuberculose, la sensibilisation au problème de la multirésistance a payé. « Il existe aujourd'hui plusieurs projets en développement, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans. Avec le TMC 207 de Johnson & Johnson, on peut espérer une autorisation temporaire d'utilisation d'ici un à deux ans », indique Nicolas Veziris, du laboratoire de bactériologie de la Pitié-Salpêtrière. Il était temps : les cas de tuberculose mutirésistante étaient évalués à 440.000 dans le monde en 2008. Ils ont entraîné la mort de 150.000 personnes, d'après le rapport de l'Organisation mondiale de la santé rendu public cette année.
Sem comentários:
Enviar um comentário