L’idée de mur inclut un double sens, une ambigüité. Un mur sert-il à isoler l’autre ou à s’isoler, à emmurer l’autre ou à s’emmurer, à exclure ou à s’exclure ? Le mur est cette peau qui enveloppe le groupe tout autant qu’elle l’isole et le protège de l’environnement, de tout ce qui n’est pas soi. Car, sans protection, il n’est pas de liberté d’être... soi. Il va donc de soi que plus les différenciations s’accentuent plus les murs se dressent. Le paradoxe est qu’à l’heure de la globalisation sauvage et du mythe du village planétaire, ce sont les chantres de la mondialisation qui s’évertuent à ériger de plus en plus de murs... de plus en plus hauts.
Pour empêcher l’immigration illégale, les USA construisent le long de la frontière mexicaine une clôture sécurisée longue de 3.200 km. Les autorités espagnoles ont construit un grillage du même type, à Melilla, pour freiner l’entrée d’immigrés africains dans l’Union Européenne.
Wendy Brown, professeur de sciences politiques à l’université de Berkeley constate que depuis que le mur de Berlin s’est effondré, les murs-frontières ne font que proliférer. Le plus tristement célèbre est celui bien entendu construit par les Israéliens dans le but d’écarteler la Cisjordanie. Mais le phénomène semble se généraliser. L’Afrique du Sud s’est dotée d’une barrière de sécurité électrifiée sur sa frontière avec le Zimbabwe. L’Arabie Saoudite est en train de s’envelopper de murailles sur ses frontières avec le Yémen et l’Irak. Des barrières plus élémentaires ont été construites par l’Inde pour s’isoler du Pakistan, du Bangladesh et de la Birmanie. L’Ouzbékistan a clôturé sa frontière avec le Kirghizistan en 1999, et celle avec l’Afghanistan en 2001 ; le Turkménistan en fait autant avec l’Ouzbékistan. Le Botswana a construit une clôture électrifiée sur sa frontière avec le Zimbabwe. La Thaïlande et la Malaisie se sont entendues pour dresser entre leurs deux pays une frontière de béton et d’acier. La Corée du Sud a dressé un mur infranchissable face à la Corée du Nord tout comme le Maroc face au Polisario du Sahara Occidental.
Les grandes murailles modernes dressées par les pays riches ont pour vocation de préserver une zone de prospérité contre ceux, plus pauvres, qui voudraient accéder à ces Eldorado. Si l’on songe que les flux migratoires seront de l’ordre de trois milliards de personnes dans les 50 ans qui viennent, le métier de constructeur de murs de la honte a de l’avenir.
Toutefois, pour Wendy Brown, cette prolifération des murs qui marque le début du 21eme siècle, si elle théâtralise tout en gesticulations la souveraineté nationale, elle annonce et consacre néanmoins son érosion. Bien que se révélant largement inefficaces sur le plan fonctionnel, les murs possèdent un pouvoir symbolique incontestable. Ils fonctionnent comme les icônes d’un pouvoir souverain et d’une nation préservée. Souvent cette clôture physique se trouve renforcée métaphoriquement. En effet, la fiévreuse campagne menée par le gouvernement français en faveur de l’identité nationale tente d’établir magiquement une frontière à l’intérieur d’une même nation.
En réalité, les économies nationales des pays développés dépendent en bonne partie de ce contre quoi ces murs sont érigés, à commencer par la main-d’œuvre bon marché. Ces murs poreux permettent en fait aux gouvernants d’entretenir l’illusion de l’intégrité de l’état-nation tout en sachant que ce dernier est en train de tomber en décrépitude sous les coups de butoir de la globalisation libérale. Les politiques des pays développés ayant abdiqué face à l’économie mondialisée, font semblant de barrer le chemin aux flux migratoires pour des raisons essentiellement électoralistes mais oublient d’endiguer l’hémorragie des capitaux et la délocalisation effrénée de l’industrie nationale. En face, les pays pauvres habités par la hantise de la désintégration cherchent désespérément à se doter de carapaces bien inutiles. Après l’implosion de l’URSS, le capital, libéré de toute entrave, instaure un chaos propice à la spéculation sauvage. Toute velléité nationaliste devient un obstacle. Pour disloquer les états-nations récalcitrants l’empire attise les conflits ethniques et religieux et va jusqu’à intervenir directement pour faire triompher le post nationalisme. L’invasion de l’Irak est une illustration parfaite de ce processus qui touche de plus en plus de nations en Afrique et en Asie. La lente agonie des états au milieu de ce no man’s land juridique, de cette jungle du non-droit a constitué le ferment d’une crise de valeurs qui secoue la planète depuis plus de deux décennies.
Mais si cette prolifération dérisoire des murs semble bien anachronique, un cas bien particulier déroge en quelque sorte à la règle. C’est le cas de cette entité, sortie tout droit d’un mythe pour investir le réel. A l’opposé du colonialisme européen du 19ème siècle qui se légitime si l’on peut dire spatiale ment en invoquant la supériorité de l’Europe sur les espaces géographiques qu’elle s’approprie, l’originalité du sionisme est qu’il se situe sur l’échelle du temps pour légitimer son appropriation de l’espace. Des groupes hétéroclites de colons germaniques, slaves et autres venus de tous les coins de l’Europe prétendent qu’il y a deux ou trois mille ans, leurs ancêtres étaient les propriétaires légitimes de la Palestine. Si les colons du 19ème siècle prétendaient (ils le prétendent encore) civiliser les indigènes, les colons sionistes se donnent pour mission de nettoyer les indigènes. On ne peut leur nier le mérite d’être nets !
A la différence des autres pays, Israël s’est doté d’un double carapace, l’une la protégeant des ennemis extérieurs, l’autre de ceux se trouvant à l’intérieur. Il faut reconnaître cependant que la garde de ses frontières ne lui coûte presque rien puisque ce sont paradoxalement ses ennemis jurés qui lui assurent une protection sans faille. Le Liban, le seul pays voisin à avoir permis l’infiltration de résistants a été sévèrement puni par deux guerres meurtrières. Aujourd’hui, c’est aux frais de l’ONU que les sionistes assurent la garde de la frontière libanaise. Pour boucler la boucle, voilà que les égyptiens ajoutent à leurs merveilles pharaoniennes la huitième merveille du monde : un mur souterrain fait d’acier, enfoncé de 20 à 30 mètres dans le sol, le long de leur frontière avec la bande de Gaza. On peut même dire que la boucle est doublement bouclée. Ce mur permet en même temps de fermer hermétiquement la seule portion de la frontière israélienne restée perméable et d’asphyxier irrémédiablement les un million cinq cent mille palestiniens prisonniers au camp de concentration de Gaza.
Analysant la démission des pays arabes face à Israël, le penseur égyptien M’hamed Hassanine Haykel considère qu’aujourd’hui, les pays arabes ont déserté l’histoire car ils ne possèdent plus de projets, ils ne font que se cramponner désespérément à la géographie.
Israël est par ailleurs le seul pays au monde à avoir construit des "frontières intérieures" au beau milieu des territoires qu’il administre. Un mur de plus de huit mètres de haut, de 70 à 100 mètres de large, avec fossés et barbelés, caméras et mitrailleuses télécommandées, déchire la terre palestinienne sur plus de sept cent kilomètres, séparant Israël de la Cisjordanie . Au lieu de suivre la ligne verte longue de 320 km, le mur dessine à l’intérieur du territoire palestinien d’immenses nœuds et méandres, dont certains ont plus de 20 km de profondeur. L’objectif est clair, il consiste à faire main basse sur une bonne partie de la Cisjordanie et asphyxie la population pour la pousser à l’exode. A Gaza la situation vire au tragique car la population subit depuis des années un blocus aérien, maritime, terrestre et... souterrain qui la coupe du monde et la prive même de soins et de médicaments. Ces prisons à ciel ouvert fonctionnent selon deux modes coercitifs si on leur applique la grille définie par Michel FOUCAULT (1). Les sionistes usent de manière concomitante de deux formes de châtiments. Un mode moderne qui se caractérise par l’enfermement, la surveillance systématique et le dressage ce qui à la longue transforme les prisonniers en loques humaines. L’autre forme de châtiment est le mode archaïque du supplice qui a une fonction représentative, scénique, publique et exemplaire. Ce mode de châtiment, chéri par les dirigeants israéliens, sert en même temps d’épouvantail aux palestiniens et aux pays arabes voisins. L’horreur et la gratuité des massacres perpétrés l’an derniers à Gaza constituent l’un des multiples exemples de cette forme de châtiment.
Ces palestiniens, châties pour avoir commis le crime de s’être trouvé là au mauvais moment, doivent-ils quitter les terres de leurs pères ou bien se transformer en esclaves dociles, sans identité, enfermés dans des bantoustans, tout juste bons à fournir leurs maîtres en organes frais ?
De fait accompli en fait accompli, bénéficiant de la complicité d’un Occident passé maître dans l’art du génocide et de toutes les formes d’exploitation, les israéliens finiront peut être un jour par annexer ce qui reste de la Palestine et par transférer ce qui reste de sa population, car leur démocratie exemplaire ne souffre guère d’être souillée par des mélanges impurs.
S’emmurant et emmurant les autres dans la haine, ce minuscule pays d’une vingtaine de milliers de km, possédant, on ne sait par quel miracle économique, plus de deux cents têtes nucléaires et l’une des armées les plus puissantes, fascine littéralement ses voisins qui n’hésitent pas à répondre à ses désirs les plus fous pourvu que l’ogre se garde bien de sortir de sa tanière. La construction du mur souterrain par l’Egypte semble constituer les dernières touches d’un rite sacrificiel dans lequel les gazaouis joueront le triste rôle de victimes expiatoires. Mais le monstre repu pour un moment, ayant terminé avec les palestiniens, inassouvissable, lèvera un jour son regard pour embrasser toutes ses plaines immenses, sans défense, s’étendant du Nil à l’Euphrate...
1) Michel FOUCAULT, Surveiller et Punir : naissance de la prison (1975)
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