À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

09/10/2009

Le nucléaire, sujet tabou: Attention séances fission

Si le nucléaire est négligé par les JT et éludé par les politiques, ses zones d’ombre et ses dangers suscitent des documentaires et des enquêtes souvent remarquables. Dont l'élaboration est la plupart du temps périlleuse. Nous avons décidé de creuser ce sujet tabou. Un premier tableau, puis un retour sur quatre films fort intéressants disponibles en VOD ou en DVD. Prudence, prudence, vous entrez dans un gros dossier…



Est-ce une réaction en chaîne qui touche la télévision ? Depuis un an, enquêtes et documentaires bombardent de questions cruciales un des domaines les plus tabous de notre société : le nucléaire. Tous sont porteurs d'informations capitales, tous excellents dans des styles différents. Mardi 13 octobre, Arte diffuse Déchets, le cauchemar du nucléaire, enquête magistrale – et internationale – sur le talon d'Achille de cette industrie pas comme les autres, menée par le réalisateur Eric Guéret et la journaliste de Libération Laure Noualhat. Il y eut auparavant un portrait sensible de La Hague et de ses habitants : Au pays du nucléaire, d'Esther Hoffenberg (sur France 2) ; une inquiétante plongée dans la maintenance des centrales en compagnie de ses intérimaires : RAS, nucléaire, rien à signaler, du Belge Alain de Halleux (sur Arte) ; les insolubles problèmes que pose le démantèlement d'un petit réacteur : Brennilis, la centrale qui ne voulait pas s'éteindre, de Brigitte Chevet (sur France 3). Il y aura bientôt Alerte nucléaire sur France 3, à propos des risques d'accident. Mais c'est sans doute le numéro de Pièces à conviction, Uranium, le scandale de la France contaminée qui a fait le plus parler de lui en février dernier, provoquant la colère d'Areva (1).

De l'extraction du minerai (Niger, la bataille de l'uranium, sur France 5) au démantèlement des centrales en passant par leur exploitation et la gestion de leurs déchets, le tour d'horizon est complet, fouillé. On est très loin de la légèreté dont font preuve les journaux télévisés. Quand EDF lance un grand emprunt ou annonce une augmentation de ses tarifs, jamais les choix énergétiques de la France ne sont questionnés. On parle d'« investissements » sans préciser qu'il s'agit de construire des réacteurs EPR et de racheter des centrales étrangères. On euphémise à tout va (les centrales deviennent des « installations »), jusque dans les images puissantes et rassurantes de tours de refroidissement vues du ciel. Même cécité lorsque l'électricité est exonérée de la taxe carbone. Au mieux, on précise qu'« elle est considérée comme une énergie non polluante », images d'éoliennes et de panneaux solaires à l'appui... alors que 80 % de notre électricité est produite par le nucléaire (record mondial) !

Qui pouvait imaginer le déni dans lequel
vivent la plupart des habitants du Cotentin,
région la plus nucléarisée du monde ?

La négligence des JT peut s'expliquer par leur forme contrainte. Mais comment justifier l'ignorance des politiques ? En 2007, lors du débat télévisé entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, chacun des deux candidats proféra des énormités sur le sujet (pointées sans pitié dans Déchets, le cauchemar du nucléaire). A l'indigence de l'info et à l'ignorance des politiques semble répondre le fatalisme du public... Qui savait, avant d'avoir vu La France contaminée, que deux cents mines d'uranium furent exploitées dans l'Hexagone ? Qui pouvait imaginer le déni dans lequel vivent la plupart des habitants du Cotentin, région la plus nucléarisée du monde ? Quelqu'un avait-il idée du coût faramineux et des impasses techniques du démantèlement des centrales ? Des risques que la politique du moindre coût fait courir à la sûreté des réacteurs ? Et pourquoi si peu de gens ont-ils participé au débat public sur l'EPR ? Le tabou du nucléaire, mis en évidence par l'ethnologue Françoise Zonabend dans un travail pionnier auprès des habitants de La Hague, aurait-il gagné toute la société ?

Pour les réalisateurs, s'attaquer à ce tabou ne fut pas aisé. D'abord parce que, témoigne Esther Hoffenberg, « personne ne vient vous chercher pour faire un film sur ce sujet » – sauf Arte, qui jouit d'une grande liberté du fait de son statut transnational. Ensuite parce que le sujet est difficile à représenter : la radioactivité est invisible, pas comme une marée noire. Enfin parce que les lieux sont très protégés. Romain Icard, auteur de La France contaminée, en a fait l'expérience : « Avec une carte de presse, vous pouvez sans problème filmer devant l'Elysée. Mais si vous sortez une caméra devant la clôture d'une centrale, la gendarmerie est là dans les deux minutes. »

Résultat, la plupart disent avoir développé une certaine « parano » lors de leur enquête. Ils emploient même des mots étranges pour qualifier l'industrie nucléaire et ses pratiques : « lobby », « secte », « pieuvre », « consanguinité », « manipulation », « propagande », « culte du secret »... Aurions-nous affaire à d'acharnés activistes antinucléaires adeptes de la théorie du complot ? Tout le contraire : c'est leur approche pragmatique, équilibrée qui fonde leur travail. « Nous n'avons pas réalisé un film militant, dit Eric Guéret. Nous nous appuyons sur une enquête scientifique. » Celle-ci a été réalisée par la Criirad (Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité), comme celles de Romain Icard dans La France contaminée et de Brigitte Chevet à Brennilis. Esther Hoffenberg, elle, a fait appel à l'Acro, l'Association pour le contrôle de la radioactivité de l'Ouest, animée par des scientifiques qui militent pour une information indépendante, mais affichent la plus stricte neutralité sur le choix de l'énergie nucléaire.

« Neutralité » ? « Indépendance » ? Des gros mots dans l'univers du nucléaire où, si l'on n'est pas « pro », on est forcément « anti ». « Poser des questions, c'est déjà être subversif », témoignent en chœur Laure Noualhat et Esther Hoffenberg. Dans le film de cette dernière, la physicienne Monique Sené constate : « Choisir de devenir expert indépendant revient à sacrifier sa carrière. » Déjà, dans les années 80, La Presqu'île au nucléaire, le livre de l'ethnologue Françoise Zonabend, se heurta à une indifférence irritée. Que venaient faire les sciences humaines (et une femme !) au milieu de nos prouesses technologiques (tellement viriles) ? En 1994, son film (2) fut même l'objet d'une campagne de dénigrement, et sa personne directement visée. Même procès d'intention contre le professeur Jean-François Viel, qui mit en évidence un surcroît de leucémies près de l'usine de retraitement de déchets de La Hague.

“Parler du nucléaire,
c'est toucher le zizi du président.”

Pourquoi les défenseurs de cette industrie sont-ils si chatouilleux ? Alain de Halleux fournit une réponse très imagée : « Parler du nucléaire, c'est toucher le zizi du président. » A l'origine, le développement du nucléaire fut un secret d'Etat. La création du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) par le général de Gaulle, en 1945, puis le développement de la filière française répondaient à de nobles ambitions : assurer le rayonnement de la France et procurer le bien-être social. En dotant le pays d'un arsenal nucléaire et d'une technologie exportable, le très nationaliste CEA redorait le blason d'un pays affaibli par la perte de l'empire colonial. En construisant des centrales à tour de bras, EDF tout juste nationalisée fournissait aux Français une électricité abondante et bon marché. Se mit donc en place un régime « technopolitique » – des choix technologiques dictés par des objectifs politiques. Mais opérés par des techniciens. En l'occurrence, les ingénieurs du corps des Mines, élite de l'élite, minorité des minorités, qui perpétue l'immense pouvoir que représente la maîtrise de l'énergie en occupant tous les postes clés : autorités de contrôles, industries (Areva, EDF), ministères, enseignement supérieur. Et bien sûr présidence de la République où, depuis de Gaulle, tout se décide dans la plus grande opacité.

Nous ne sommes plus dans les années 50. L'industrie nucléaire, bien plus qu'à la grandeur de la France, travaille à gagner des parts de marché, à réaliser des profits... et à sa reproduction. Par ailleurs, la catastrophe de Tchernobyl et l'émergence du principe de précaution obligent à imaginer le pire. Mais la nucléocratie, elle, n'a pas bougé. Voilà donc le « lobby » auquel se sont frottés les auteurs des enquêtes. Et auquel ils risquent de ne plus s'attaquer : « On est fichés », « on a un casier », disent-ils. Réaliser un film un tant soit peu critique sur le nucléaire et sa gestion ne pardonne pas.

Les « pros » et les « antis » On y revient toujours. Cette irréductible opposition rend le débat impraticable. Ce n'est peut-être pas un hasard. Confiner la critique à des cercles militants (qui aiment à se l'accaparer) fait certainement l'affaire de ceux qui préfèrent éviter la discussion. Jacques-Emmanuel Saulnier, porte-parole d'Areva, s'en défend : « On ne choisit pas ses adversaires », répète-t-il en évoquant « le lobby antinucléaire. D'ailleurs, nos opposants nous aident à progresser dans le domaine de la transparence ». Et de la communication, aussi. Car Areva est très bien rodée pour répondre aux attaques des « antis » (Greenpeace ou le réseau Sortir du nucléaire). En revanche, quand des journalistes soulèvent des questions jamais formulées, dans La France contaminée (sur les déchets miniers) ou dans Déchets, le cauchemar du nucléaire (sur le retraitement), la grande machine à communiquer se trouve prise au dépourvu.

Reconnaissons cependant à Areva le mérite de la franchise. Comme son ancêtre le CEA, elle assume son rôle politique. « Si nous réalisons des campagnes de publicité, c'est parce que le grand public est notre client politique : tout le monde a une opinion sur le nucléaire », explique Jacques-Emmanuel Saulnier, dont la fonction – porte-parole – est plus courante dans les gouvernements ou les partis que dans les entreprises. Pour travailler à l'acceptation citoyenne de leur technologie, EDF et Areva se donnent les moyens. La première dépense pas loin de 100 millions d'euros en achat d'espaces publicitaires chaque année. Le budget de communication de la seule usine Areva de La Hague s'élève à 2 millions d'euros par an. Par comparaison, Déchets, le cauchemar du nucléaire, fruit de longs mois d'enquête, énorme investissement pour Arte, n'a coûté que 550 000 euros...

Des belles affiches d'Areva sont envoyées
dans les collèges sans que les enseignants
aient rien demandé…

Les moyens sont financiers mais aussi rhétoriques : occultation, dénégation, banalisation, euphémisation. L'occultation, ce sont les plaquettes d'information restées dans les armoires des mairies pour ne pas effrayer les populations, comme le montre Brigitte Chevet à Brennilis. C'est affirmer que les risques sont maî­trisés sans jamais évoquer la nature de ces risques. La dénégation, c'est le fameux nuage de Tchernobyl bloqué à nos frontières. La banalisation, c'est comparer les dangers de la radioactivité avec ceux du tabac... ou du « sel de cuisine » !!! C'est affirmer que la production de déchets nucléaires s'élève à moins d'un kilo par habitant et par an... comme s'il s'agissait d'un kilo d'épluchures de pa­tates ! L'euphémisation, c'est présenter le nucléaire comme une éner­gie « durable » – les ressources en ura­nium sont-elles donc inépuisables ? –, c'est parler de « recyclage » au lieu de retraitement, alors que l'en­quête diffusée mardi sur Arte le révèle : 90 % du combustible « recyclé » n'a pour l'heure trouvé aucun emploi... « Les communicants se com­portent comme des gendarmes du langage », note Esther Hoffenberg, également inquiète du fait qu'ils visent spécialement le jeune public. Tandis que les manuels scolaires préoccupés de réchauffement clima­tique célèbrent l'énergie qui a assuré l'indépendance énergétique de la France, des belles affiches d'Areva sont envoyées dans les collèges sans que les enseignants aient rien demandé, des partenariats sont noués avec des publications destinées aux enfants ou aux ados (Mon quotidien, Les Clés de l'actualité) pour y glisser les mêmes « informations »...

Alors, « pro » ou « anti » ? « Ce n'est pas la question, on est tous ensemble dedans », résume Esther Hoffenberg. A défaut de résoudre les questions anthropologiques que posent son irréversibilité, ses déchets qu'il faudra surveiller pendant des centaines et des milliers d'années, il est urgent de faire du nucléaire un objet du débat politique. De relever le défi de la démocratie.

telerama.f - 09.10.09

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails