La série de suicides chez France Télécom n’a guère suscité de réactions dans le monde intellectuel. Vous vous êtes récemment exprimée, en parlant à ce propos d’« assassinats »…
Hélène Cixous. On recouvre avec le mot suicide la vérité sanglante de la chose. Il s’agit vraiment d’assassinats, des assassinats extrêmement pervers, c’est-à-dire qu’on fait tout pour que les gens se suppriment. Ce sont des histoires de suppression : suppressions de postes, suppressions d’âmes, de coeurs, de corps… L’histoire de France Télécom, qui est atroce, est une métaphore de la cruauté qui se manifeste ailleurs aussi. J’appartiens à l’université. L’université subit une double violence en ce moment. On lui demande, sous prétexte d’autonomie, de s’auto-réduire, de supprimer des postes de tous les côtés. On délègue aux victimes la tâche de se supprimer elles-mêmes. Il faut voir l’ignominie de la démarche. Les malheureux - reçoivent l’ordre du ministère : « Coupez-vous la tête vous-mêmes ! » Voilà. « Tuez-vous vous-mêmes ! » dit-on aux travailleurs de France Télécom et aux autres, « Exécutez-vous. »
Derrière ces ordres, il y a des souffrances. Pas seulement la souffrance d’autrefois, celle que nous connaissons : plus de travail, le chômage. Il s’agit d’exil sur le lieu du travail, dans le travail même. On crée des situations sans issue. Aucune possibilité de retrouver de l’humain. La machine à déshumaniser est tellement bien organisée. On installe maintenant dans les universités quelque chose qui s’appelle DRH : directeur des ressources humaines. Bien sûr, ça nous vient des États-Unis. De quoi s’agit-il ? De l’exploitation de l’humain en tant que matériau. C’est du minerai. Comment va-t-on organiser le minerai humain… Comment va-t-on traiter la matière humaine… Je vous assure que ces mots, les gens les sentent dans leur corps. C’est absolument abominable : se dire qu’on est traité comme un morceau de matière par un dénommé directeur des ressources humaines. Au-delà de la crise économique, il y a une crise de civilisation.
Dans l’université, tout le monde sait qu’il n’y a pas de recherche possible sans qu’il y ait ce qu’on appelle aux États-Unis « academic freedom », - liberté de pensée, d’expression académique. Eh bien, ce qu’on supprime, c’est la liberté, il n’y a plus aucune liberté, ni à l’université ni dans les entreprises. Nous sommes des employés au service d’une machine, et ces employés, ce sont des morceaux de matière broyée. Voyez par exemple la loi sur la mobilité, passée en plein mois de juillet, pour que personne ne puisse réagir : c’est la suppression a priori de toute liberté. Mobilité ? Un mot pour vous dire qu’on va vous bouger, vous déplacer. Vous n’êtes plus qu’un boulon inerte, un petit pion. Cette loi oblige les fragments à être déplacés, dévissés, et replacés n’importe où, compte non tenu du destin d’une personne, des circonstances familiales, des besoins, etc. Et si on n’accepte pas, au bout de trois refus qui sont évidemment programmés, calculés - je ne doute pas qu’on mettra en place des solutions telles que les gens seront amenés à les refuser -, ils sont éjectés de leur position de fonctionnaire. « Mobilité » ? Déracinement.
Au coeur des drames de France Télécom, il y a précisément les « mobilités forcées »…
Hélène Cixous. Il y a ainsi une mise en place générale, chez les gens qui travaillent, de plus que de la déstabilisation : de la détresse la plus profonde. Ils sont expulsés de leur droit à être humain. Je trouve que c’est criminel. Comme les directives viennent d’en haut, il s’ensuit une sorte de hiérarchisation de l’exploitation et de l’oppression : le grand chef transmet le mal au moyen chef qui transmet ça au petit chef, etc. Ce qui se sécrète - car c’est vraiment une sorte de maladie auto-immunitaire qui s’installe -, c’est du ressentiment et de la haine à chaque échelon. La solidarité, ça n’existe plus. On sait que les syndicats ne sont plus assez forts, assez protecteurs, mais il faut dire que les systèmes de transmission de cette destruction s’assurent qu’il y ait rupture de lien et isolement, de telle manière que les regroupements auto-défensifs d’autrefois ne se font plus.
À l’époque des Temps modernes, de Charlie Chaplin, les opprimés avaient la possibilité de s’organiser. Aujourd’hui, quand ils arrivent à s’organiser, ils ont plutôt tendance à penser leur détresse en termes économiques, alors que ce n’est pas ça : ce qui se cache derrière l’économique est une sorte de mise à mort de l’être au travail. On pense chiffres. Chaque mot compte : on dit qu’on va « réduire les effectifs », on doit rendre des comptes « chiffrés » de ce qui est incalculable, le sens, l’invention. C’est insensé : les chiffres sont fous. Dans l’université, il y a aussi ce qu’on appelle la DBN : cela signifie que, tous les trois mois, vous devez indiquer au service de gestion financière vos projets, et les résultats escomptés ! Les enseignants deviennent des comptables promis à la faillite. Alors, bien sûr, les gens éprouvent des humiliations épouvantables. La vie, ce n’est pas ça : la vie, c’est converser avec les autres, faire circuler du sens…
Après toute une période où l’idéologie gestionnaire a dominé, avec les conséquences sur le travail que l’on constate aujourd’hui, n’est-on pas devant le défi de réarmer la pensée transformatrice sur la question du travail ?
En particulier face à un Nicolas Sarkozy qui, lui, s’est emparé du sujet avec son fameux « travailler plus ».
Hélène Cixous. J’abonde dans votre sens. Dans le monde de la littérature auquel je suis attachée, que j’essaye de défendre, parce qu’il est attaqué de tous côtés, on a aussi détruit la valeur travail. Il n’y a pas d’écriture qui ne soit pas un travail, une transmission de traditions. Alors même que la soi-disant littérature qu’on diffuse aujourd’hui partout, c’est de la littérature qui ne travaille pas, qui ne se souvient pas, qui n’a pas lu. Vous pensez bien que je suis pour la valeur travail. Nicolas Sarkozy dit qu’il faut travailler plus pour gagner plus. C’est un grand malheur d’envoyer un tel message aux travailleurs : c’est leur dire que le travail a comme équivalent le gain. Alors que c’est infiniment plus que ça : c’est évidemment la fierté, la satisfaction, la création, la beauté. Réduction monstrueuse que de dire une chose pareille !
L'Humanité - 30.09.09
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