La fin de l'opacité financière proclamée après le sommet de Londres laisse sceptique les fiscalistes. Car les Etats qui se sont engagés à plus de transparence ne manquent pas de ressources pour contourner les règles.
Une bonne blague ? C'est ce qu'ont pensé beaucoup de spécialistes de la gestion de fortune à la lecture de la liste noire des paradis fiscaux communiquée au G 20 par l'OCDE et publiée le 2 avril. Parmi les territoires irréprochables, on trouve, aux côtés de la France et de l'Allemagne, les îles Anglo-Normandes, Jersey, Guernesey, et l'île de Man. Ces dernières sont pourtant accusées d'accueillir une grande partie de la fraude fiscale en Europe. Jersey, un caillou de 116 kilomètres carrés, a accumulé 500 milliards d'euros d'actifs et compte pas moins de 32 000 sociétés, dont beaucoup ne sont que des boîtes aux lettres. C'est le royaume des trusts, ces structures opaques qui permettent de camoufler l'identité des bénéficiaires des fonds. Pourquoi diable le G 20 a-t-il alors blanchi cette île au large de Saint-Malo ? C'est que cette dépendance britannique a fait quelques efforts. Elle a signé treize conventions fiscales internationales ?- avec la France, le 31 mars, deux jours avant le sommet de Londres - dans lesquelles elle s'engage auprès d'Etats à donner des informations à leur fisc sur leurs ressortissants ayant ouvert un compte sur son sol. Or, pour sortir blanchi du G 20, il fallait signer douze accords...
Est-ce pour autant la fin des paradis fiscaux ? C'est ce qu'ont proclamé les grandes puissances de la planète avec leur liste un peu déroutante. «Le temps du secret bancaire est révolu», a clamé Nicolas Sarkozy, à l'instar de Gordon Brown et d'Angela Merkel. D'après eux, ces trous noirs de la finance vont perdre ce qui faisait leur charme aux yeux des fraudeurs : leur opacité. Un véritable choc pour des zones par lesquelles seraient détournés pas moins de 100 milliards d'euros de recettes fis- cales chaque année, rien qu'en Europe. Et, à l'inverse des îles Anglo-Normandes, d'autres paradis du continent, comme la Suisse, le Luxembourg, la Belgique, ou le Liechtenstein, sont stigmatisés sur une «liste grise» d'Etats qui ont promis de signer des accords d'échanges d'informations, mais ne l'ont toujours pas fait. «C'est un véritable tremblement de terre, se félicite Pascal Saint-Amans, le haut fonctionnaire de l'OCDE qui a piloté l'élaboration de cette liste. Jusqu'alors, la Suisse et le Luxembourg refusaient l'idée même d'échanger un jour des renseignements avec les fiscs étrangers. De fait, ils vont supprimer leur secret bancaire.»
L'enthousiasme des croisés de l'OCDE masque une victoire à la Pyrrhus. «L'initiative risque de connaître le même échec que celle des listes noires des paradis fiscaux établies au début des années 2000», s'inquiète Thierry Godefroy, économiste au CNRS, qui a coécrit Le Capitalisme clandestin, l'illusoire régulation des places offshore (La Découverte). Car ces territoires qui vivent de la fraude fiscale internationale - plus de la moitié du PIB suisse proviendrait de la gestion de capitaux étrangers fuyant le fisc - vont se battre bec et ongles pour contourner les règles qu'ils ont officiellement acceptées. «Sur le papier, ils lèvent un coin de voile sur le secret bancaire. Mais dans les faits ils ne lâcheront jamais les informations qui risquent de saper le business qui a fait leur prospérité», décrypte Thierry Godefroy.
Ingénierie du camouflage
Le discours triomphant post-G 20 sous-estime l'ingéniosité de ces Etats pour «résister» à la transparence. Pour obtenir un renseignement, les administrations étrangères devront d'abord justifier leur demande. «Le fisc devra suivre un protocole compliqué et fera sans doute face à l'attitude très réservée de l'administration du pays concerné et, en cas de poursuite, à celle des tribunaux locaux», analyse Robert Matthieu, auteur de Payer moins d'impôts pour les nuls (Editions First), et ancien inspecteur des impôts. «Il n'y aura pas d'échanges automatiques, il faudra que le fisc puisse exposer des soupçons assez poussés. Ce ne sera pas facile, et cela demandera du temps et de la persuasion», ajoute Stéphane Salou, avocat du cabinet Norton Rose LLP, spécialiste des expatriés. La Suisse a fait savoir qu'elle ne donnerait de renseignements qu'en cas de «soupçons concrets et fondés», ce qui lui laissera une grande marge d'appréciation. «C'est sûr, il y aura un apprentissage. Il ne sera pas facile de basculer du secret bancaire absolu à la coopération fiscale parfaite, nous confie Eric Woerth, le ministre du Budget et des Comptes publics. Mais les Etats qui se sont engagés à coopérer seront obligés de nous répondre.»
Trop optimiste, Eric Woerth ? Sans doute. Les paradis fiscaux risquent en effet de ne pas répondre aux demandes de renseignements, arguant que le fraudeur présumé est... introuvable. Car ces territoires ont développé une véritable ingénierie du camouflage. Par la constitution de trusts, de fondations ou de fiducies, leurs conseillers financiers peuvent transformer tout fraudeur en homme invisible. «J'ai eu un client qui avait créé une société à Madère pour défiscaliser ses revenus, avec un montage qui faisait disparaître totalement son nom, à travers des officines qui servaient d'écran, témoigne un gestionnaire de family office spécialisé dans les grosses fortunes. Il m'a demandé de l'aider à tout arrêter, car il se demandait s'il pouvait encore être sûr que l'argent était encore à lui», s'amuse-t-il. Et de citer une autre société «dont les circuits de filiales offshore étaient si complexes que personne ne savait où atterrissaient les dividendes».
Pour casser cette opacité, de nombreuses ONG, notamment le réseau Tax Justice Network, basé à Londres, réclament la constitution d'un fichier européen des sociétés offshore, avec la divulgation de leurs réels bénéficiaires. Ce n'est pas gagné, vu la capacité de résistance de ces territoires. Un exemple : il y a quelques années, les Britanniques avaient essayé de réformer leur législation offshore, en voulant taxer d'office tous les ayants droit de leurs trusts. Les gestionnaires de ces sociétés avaient alors menacé d'inscrire, comme bénéficiaires éventuels, le Premier ministre de l'époque et le chef de l'administration fiscale ! Les Britanniques avaient alors renoncé à leur projet...
Juristes affûtés
Du coup, les administrations fiscales risquent de connaître les mêmes déboires que les juges enquêtant dans des affaires financières. Très souvent, les demandes d'entraides judicaires envoyées à ces paradis ne reviennent jamais. Ainsi, Renaud Van Ruymbeke, juge d'instruction à Paris, a-t-il accusé Monaco, l'île Maurice et Singapour de ne pas avoir répondu à ses demandes d'informations, ce qui a bloqué ses investigations. Et débouché sur un non-lieu dans des affaires de corruption. Ces territoires ont des juristes hors pair, qui affûtent leurs arguments juridiques pour justifier l'absence de coopération judiciaire, un sujet absent du G 20. En matière fiscale, on peut leur faire confiance, ils feront la même chose.
Car les paradis fiscaux ont réalisé depuis longtemps que les gros patrimoines ont la possibilité de fuir les territoires trop coopératifs. «Les mailles du filet seront toujours assez larges pour permettre aux gros investisseurs d'aller d'un pays à l'autre, et de profiter de la meilleure fiscalité et des structures les plus opaques», nous confie un grand assureur. D'ailleurs, une grosse fortune française, qui possède plusieurs comptes en Suisse et un patrimoine de plus de 10 millions d'euros, nous a confié : «Je me pose des ques- tions. J'en ai déjà discuté avec mon conseiller, à Genève, qui m'a parlé d'une solution avec une filiale de Hong-kong...»
Alors, perdu, le combat contre les paradis fiscaux ? Pas tout à fait. Le premier effet du G 20 a été de pousser les quatre pays mis sur liste noire à s'engager, le 7 avril, à respecter les normes fiscales internationales. Par ailleurs, cette croisade a ouvert une brèche. En laissant planer le doute sur une transmission d'informations aux fiscs, elle a suscité un début d'inquiétude pour beaucoup de clients fortunés. «Tous ceux qui ont transféré des fonds illégalement peuvent être désormais découverts», se félicite Eric Woerth. Cette perspective inquiète notamment les Français qui se croyaient à l'abri en Suisse. Selon l'un des plus gros fiscalistes de la place parisienne, nos grosses fortunes auraient placé, sur plusieurs générations, environ 500 milliards de dollars sur les bords du lac Léman. Que feront-ils ? «J'ai des clients qui ont hérité de comptes en Suisse. La plupart sont tétanisés. Peu déclarent au moment de la succession, à cause des pénalités énormes qu'inflige le fisc en cas de rapatriement des sommes en France», témoigne Jean-Pierre Rondeau, président de Megara Finance, un cabinet de conseil en gestion de patrimoine de renom.
Pour ces contribuables inquiets, Eric Woerth se veut conciliant, car il espère un retour massif de l'argent de l'évasion fiscale. Certes, il ne promet aucune amnistie. Les «vrais fraudeurs» seront taxés lourdement, jusqu'à 80% des sommes rapatriées. Toutefois, il fera du cas par cas. «Certains ne sont pas responsables de cette situation en ayant parfois hérité d'un patrimoine localisé dans les paradis fiscaux, nous confie-t-il. Pour ces contribuables de bonne foi, il pourrait être envisagé de diminuer au moins en partie les pénalités.» Un retour au bercail d'une partie des fortunes transférées sous des cieux fiscaux plus cléments ? En ces temps de disette budgétaire, cet effet collatéral de la croisade anti-paradis fiscaux serait le bienvenu.
LE BANC D'ESSAI DES PARADIS FISCAUX DE PROXIMITE
SUISSE
Feutrée Avantages pour les Français
- Le pays attirait beaucoup jusqu'en 2000 pour son secret bancaire - dont la violation est punie jusqu'à cinq ans de prison - et sa fiscalité des revenus très légère. Depuis, c'est surtout son «forfait fiscal» qui intéresse les riches Français. Ils sont imposés non sur leurs revenus, mais sur leur «train de vie». La facture dépasse rarement 80 000 euros : une sérieuse économie par rapport à la France. Inconvénient
- Les tarifs des banquiers suisses et leur gestion peu performante.
Ce qui va changer
- La Suisse s'est engagée à transmettre des informations, au cas par cas, aux administrations fiscales qui présentent une demande justifiée. Pour l'instant, ce sont surtout les Américains qui mettent la pression. LUXEMBOURG
Offensé Avantages pour les Français
- Un secret bancaire légal et uniquement levé en cas «d'escroquerie». Des contrats d'assurance-vie «parapluie», qui acceptent du liquide et des parts de sociétés non cotées - ce qui est interdit en France. Enfin, des Soparfi, des holdings qui permettent d'échapper à tout impôt. Rien d'étonnant à ce que les clients français oublient quasi systématiquement de déclarer ces revenus au fisc français. Inconvénient
- Aucun.
Ce qui va changer
- Le grand-duché, en échange du maintien de son secret bancaire, taxe les intérêts à 20%, - 35% à partir de 2011 - et en reverse une partie aux autres Etats membres de l'Union européenne. Le prix d'un secret bancaire qui reste bien gardé. BELGIQUE
Exposée Avantages pour les Français
- Pas de taxation des plus-values ni du capital pour les étrangers résidents. En vingt ans, Bruxelles est devenu un quartier (chic) de Paris. Il suffit de pouvoir prouver que ses activités privées et professionnelles sont «prépondérantes» en Belgique, même si l'on travaille en France. Le secret bancaire est garanti, sauf «en cas de fraude fiscale».
Inconvénients
- Un fisc tatillon et un impôt sur le revenu très élevé.
Ce qui va changer
- Rien pour les «exilés fiscaux». Mais pour les nombreux épargnants qui ouvraient des comptes en Belgique en oubliant de le déclarer au fisc français, les temps risquent de devenir difficiles. Le nouveau dispositif renforcé d'échange d'informations, opérationnel fin 2009, va leur poser un sérieux problème. JERSEY
Mouillée Avantages pour les Français
- L'île au large de Saint-Malo abrite des milliers de trusts. Ces sociétés ne donnent pas le nom de leurs actionnaires, connus du seul trustée (le gestionnaire) qui décide des investissements et des distributions des revenus. Bien connu des grandes fortunes britanniques, ce paradis serait aussi utilisé par quelques centaines de riches Français pour gérer leurs actifs financiers et immobiliers en toute opacité.
Inconvénient
- Le fisc français travaille d'arrache-pied sur les parts de trust afin de les soumettre à l'ISF.
Ce qui va changer
- Jersey a signé 13 conventions fiscales avec des pays de l'OCDE, et la loi sur les trusts «anonymes» pourrait être réformée. Les amateurs devront alors se diriger du côté des Caraïbes.
Challenges - Eric Tréguier - 09.04.09
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
12/04/2009
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