À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

12/04/2009

Enquête collective : digression sur le "suivi" avec Kafka

Kafka et la culpabilité.

À partir du travail d’entretiens sur le suivi et de la permanence précarité, nous n’avons pas eu recours exclusivement à des textes théoriques, mais aussi à des textes littéraires, pour essayer de comprendre notamment le sentiment de culpabilité lié à transformation des droits sociaux en dette.

Nous rencontrons systématiquement chez les personnes interviewées une forme ou une autre de culpabilité. Mieux que les psychologues et sociologues, Kafka paraît saisir de manière puissante le climat de suspicion, de culpabilité qui sévit dans nos sociétés. Le court qui suit, inspiré de la lecture de Kafka, a été écrit à partir du travail dans les permanences. Il résonne avec l’enquête collective en cours là où celle-ci touche à l’expérience quotidienne du rapport aux institutions.

C’est une façon d’interroger la fonction de la « loi », et notamment de la « loi sociale », qui fait écho au film tourné dans le cadre de la recherche à partir d’un texte de Faulkner (extrait des Palmiers sauvages, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977). Chacun de ces auteurs invite, à sa manière, à interroger notre condition existentielle entre « précarité » et « culpabilité ».

Digression sur le « suivi individuel » avec Kafka

« Les Assurances sociales sont nées du mouvement ouvrier, l’esprit lumineux du progrès devrait donc les habiter. Or, que voyons nous ? Cette institution n’est qu’un sombre nid de bureaucrates, parmi lesquels je fonctionne en qualité de juif unique et représentatif. »

Lundi, à la réunion « précarité », on a dit des choses très importantes qu’on risque de perdre (lorsqu’on rédige, on ne retrouve plus la même intensité). Des choses qui font écho à d’autres chose dites dans les textes sur la commission Cap (Conséquences de l’application du protocole UNEDIC), les nouveaux entrants, la subordination qui, depuis le début, me font penser à Kafka et à ses écrits. Kafka était haut-fonctionnaire dans l’une des premières formes d’Assurance sociale, il en connaissait bien le fonctionnement et la logique. Il a fait de l’Assurance un analyseur de nos sociétés.

Comme on l’a dit lundi, les institutions telles que le RMI ou l’Assurance chômage énoncent quelque chose avant même d’articuler le moindre discours. Elles disent qu’il y a un problème (le chômage, l’employabilité, etc.). Mais, étant donné que ce n’est pas la société qui est convoquée au « suivi individuel », mais toi, « Joseph K », un glissement s’opère entre « il y a un problème social » et « c’est toi le problème ! ».

Le glissement est contenu dans l’institution même, dans ses pratiques et ses procédures, avant de s’inscrire dans les têtes des travailleurs sociaux et des allocataires.

Comme dans Le Procès, l’« accusation » n’est jamais formulée clairement (ils essaient de le faire - le chômage, c’est de ta faute ! -, mais ça résiste aussi du côté de l’institution, puisque la faute « chômage » a des contours vagues, indéfinis, imprécis - la seule définition possible est politique, et ça pose quand même des problèmes !).

Mais on oublie très rapidement le caractère flou de l’accusation. Elle installe le doute et la sensation d’être coupable de quelque chose, d’être « en défaut », puisqu’on a bien reçu un papier et qu’on a bien été convoqué/arrêté ; on doit bien se présenter à telle adresse, tel jour, à telle heure, dans tel bureau. L’« arrestation » de Joseph K. ne change rien à sa vie, il continue à travailler, à vivre comme avant, de telle sorte qu’il est à la fois arrêté et libre.

Le sentiment de culpabilité, ça revient tout le temps : les nouveaux entrants dans le régime de l’intermittence que nous avons interviewés déclinent chacun une culpabilité différente et, si on en avait réuni dix, il y aurait probablement eu dix culpabilités différentes ; pareil dans les entretiens Cap, etc...

Coupable ou innocent, de toute façon on institue un dossier sur toi, « Joseph K ». Il y a un dossier quelque part et des fonctionnaires qui s’en occupent, mais tu ne verras jamais que les larbins de l’institution et jamais les « grands procurateurs ». D’ailleurs, est-ce qu’il y a une institution verticale des bureaux, avec chefs et sous-fifres, ou est-ce que tout se passe horizontalement, entre « subalternes » ? Un peu des deux, mais la bonne information est toujours dans le bureau d’à côté ; il faut taper à la porte suivante, à l’infini.

Le 3949 (la plate-forme téléphonique récemment mise en place par Pôle emploi qui remplace le face-à-face avec les agents de l’institution) est la version contemporaine du « bureau ». Il faut composer plusieurs fois le 3949 pour accéder à des « fonctionnaires » et, comme ce ne sont jamais les mêmes, il faut vérifier à chaque fois s’il s’agit bien de la même loi, puisque chacun l’interprète à sa façon.

Souvent, les fonctionnaires ne la connaissent pas, et, de toute manière, ils raccrochent après, la conversation s’interrompt au bout de 6 minutes. Il faut alors taper à la porte à côté, et ainsi de suite. Le 3949 est une déterritorialisation du bureau et du fonctionnaire.

Les « tribunaux » du « procès », comme l’accusation, n’ont pas de limites clairement définies. Ils sont dispersés dans la ville, et on ne sait pas très bien en quoi ils consistent.

La « loi » de Kafka me paraît mieux coller aux lois « sociales », aux règlements de la sécurité sociale, qu’à la loi pénale, parce qu’elle est relativement malléable, en prolifération continue et en expansion permanente. Elle a des « marges », variables d’une institution à l’autre, que les allocataires, autant que les fonctionnaires, peuvent être amenés à tour de rôle à exploiter ou subir.

Kafka distinguait trois types d’acquittement : l’acquittement réel (« on n’en a jamais eu vent »), l’acquittement apparent (« réclame un effort violent et momentané ») et l’atermoiement illimité (« un petit effort chronique »). C’est le dernier qui nous concerne de plus près.

L’acquittement définitif n’existe qu’en théorie. L’acquittement apparent caractérise les sociétés disciplinaires, où l’on passe d’un enfermement à un autre, d’une culpabilité à une autre. De la famille à l’école, de l’école à l’armée, de l’armée à l’usine, etc., et chaque passage est marqué par un jugement/évaluation. On passe d’un acquittement (« Tu n’es plus un enfant, tu n’es plus un écolier ») à un autre procès, instruit par un autre dossier : « Tu es un soldat, tu es un travailleur, tu es un retraité », etc.

L’atermoiement illimité, par contre, maintient indéfiniment le procès dans sa première phase, c’est-à-dire dans une situation où l’on relève à la fois de la présomption d’innocence et de la culpabilité (on est bien en procès, on a bien été convoqué et on a bien un dossier). Dans l’atermoiement illimité, la sentence de culpabilité ou d’acquittement n’arrive jamais. L’état de suspension entre innocence et culpabilité oblige à être continuellement mobilisé, disponible, aux aguets.

L’atermoiement illimité demande encore plus d’attention : « un petit effort, mais chronique », dit le peintre Le Tintoret, c’est-à-dire plus d’implication subjective.

La loi n’a pas d’intériorité, la loi est vide (la loi est « pure forme »), puisque, dans le meilleur des cas, c’est toi-même, Joseph K, qui dois contribuer à construire et reconstruire ta sentence en travaillant ton dossier et tes convocations.

La relation qui se brode au cours du suivi sur ce fond de culpabilité est un procès/processus dans lequel il faut jouer le jeu tout en se dérobant, anticiper les évolutions, les tournants, les aspérités, sans y croire vraiment (« cynisme » du fonctionnaire et des allocataires).

De toute manière, ta subjectivité est convoquée et elle est impliquée. Elle travaille, pense, hésite, se pose de questions, même malgré toi.

La prolongation indéfinie de la première phase du procès comporte un « suivi » qui n’a pas de fin.

L’emploi du temps de l’« accusé » et l’emploi du temps du « suivi » se règlent l’un sur l’autre.

« Les interrogatoires sont très courts ; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois ; on peut même, avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période ; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé. »

Comme dans Le Procès, être accusé, ce n’est pas de tout repos, c’est un travail. Il faut suivre son dossier, il faut s’en occuper, beaucoup et constamment (l’« industriel » engage tout son temps et son argent pour se défendre).

Dans le cas des intermittents, suivre son procès-dossier devient un deuxième travail. Il faut se tenir au courant de l’évolution de la loi, de ses changements, pénétrer ses subtilités ; il faut se hisser au même niveau de connaissance que les fonctionnaires, voire les dépasser. Les RMIstes préparent leur rencontre, leur face-à-face avec l’institution, en élaborant des tactiques, ils affinent des « projets » plus ou moins fantaisistes. Tous travaillent en fournissant, directement ou indirectement, des indices, des informations, tous fonctionnent comme producteurs de feedbacks lu par l’institution.

Dans les sociétés disciplinaires, la loi pénale a été légitimée par la lutte contre les illégalismes et par (pour ?) la paix sociale, mais, en réalité au lieu d’éliminer les illégalismes, elle a produit et différencié elle-même les « crimes » et les « criminels ». De même, dans les sociétés de contrôle, la loi sociale a pour légitimité la lutte contre le chômage et pour le plein-emploi, mais elle ne fait qu’inventer, multiplier, différencier mille façons de ne pas être employé à plein temps. La « loi » sociale, comme la loi pénale, n’a pas échoué, mais pleinement réussi.

cip-idf.org

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails