Erik RYDBERG
Le travail est une marchandise et une denrée plutôt dépréciée. Salariés stables et salariés précaires coexistent dans un climat d’insécurité générale.
Groupe de recherche pour une Stratégie économique alternative (*)
Réunis dans un front unitaire inhabituel, jeudi 29 janvier, les huit syndicats français ont appelé les travailleurs à une grève générale d’une journée. Pour dire quoi ? Entre autres ceci : que la crise ne doit pas rimer avec recul social mais conduire à des politiques de protection de l’emploi, de revalorisation des revenus et de réduction des inégalités. Le message est assez inattendu pour qu’on s’y attarde. Ici, en Belgique, les faiseurs d’opinions se sont entendus pour répéter que ce n’est vraiment pas le moment. Pas de demande de hausses de salaire, s’il vous plaît. La crise enfonce le clou. Marge salariale : zéro. La part qui revient au travail dans le PIB a beau être en recul depuis des années, c’est donc "business as usual", continuons comme cela. Tout le monde n’est pas de cet avis. Ni les syndicats, ni les ONG qui ont entamé une campagne sous la bannière du "travail décent", ni la "communauté internationale" qui voit avec crainte l’opinion mondiale rejeter la mondialisation. Il y a là comme un fil conducteur.
L’idée d’universaliser le "travail décent" vient de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation mise en place par l’Organisation internationale du travail (OIT). Elle a été reprise par les Nations unies en 2005 avec ce message : si l’on veut enrayer la tendance au rejet de la mondialisation, il faut mettre partout en œuvre des politiques de travail décent et de "plein-emploi productif". On n’avait plus entendu cela depuis longtemps.
En Belgique, les ONG vont populariser cela par le slogan Les travailleurs ne sont pas des outils, création d’une agence publicitaire qui voyait là une manière de mettre au goût du jour le célèbre appel à l’union "des prolétaires du monde entier" de la première association internationale des travailleurs (1864). Mais il fait aussi écho à la position de principe de l’OIT consacrée en 1944 dans sa Déclaration dite de Philadelphie : "Le travail n’est pas une marchandise". Le problème, naturellement, c’est que c’en est une, justement. Les termes mêmes de "marché de l’emploi" sont là pour ramener sur terre les doux rêveurs.
C’est une marchandise et une denrée plutôt dépréciées. Partout, en Europe, les mauvais emplois se multiplient. La "wal-martisation sociale" fait coexister salariés stables et salariés précaires dans un climat d’insécurité générale. On en est arrivé au point, observe le sociologue Robert Castel, où ceux et celles qui ont un emploi doivent s’estimer heureux d’appartenir à la classe privilégiée des travailleurs pauvres et, par là, échapper à la catégorie du pauvre tout court : mieux vaut être un travailleur pauvre qu’un "mauvais pauvre, un misérable parasite assisté". Ceux-là, aussi, sont mis en concurrence. C’est dans le programme. Les grands traits de cette offensive contre le monde du travail ont été analysés dans le livre que le Gresea a publié voici peu (1).
Logique, donc, que cela grince. Le pouvoir d’achat ? Jour après jour, la presse rappelle que le coût de la vie ne cesse d’augmenter et, donc, les revenus de baisser. Sont surtout affectés, les gens qui éprouvent des difficultés déjà à joindre les deux bouts. Pour une image frappante, voir les dépenses des ménages dites contraintes, c’est-à-dire les dépenses quasi incompressibles, débitées automatiquement, loyers, assurances, abonnement téléphonique, etc. En France, ces dépenses sont passées en 45 ans de 22 à 45 pc du budget familial, et jusqu’à 75 pc chez les ménages les plus modestes. Marge de manœuvre ? Quasi nulle.
Quel rapport avec l’idée d’universaliser le travail décent ? Elle est propulsée par un même contexte. Comme l’économiste François Chenais l’a résumé, aujourd’hui, "c’est, de façon tendancielle, le salaire des travailleurs chinois qui sert de repère à la fixation des salaires ailleurs dans le monde." Ces mêmes bas salaires asiatiques ont permis aux Etats-Unis de vivre à crédit (3000 milliards d’euros), de contenir inflation et salaires, et de jeter les bases de la bulle financière qui crève aujourd’hui sous nos yeux. Tout se tient.
Sortir de cette spirale exigera de mieux comprendre le rôle que jouent les salaires dans le système économique, de plus en plus jugé insoutenable, et qu’une position syndicale véritablement internationaliste puisse en extraire une ligne politique commune. On en est loin. Une des options nées de la dynamique OIT sur le travail décent consiste à étendre les droits sociaux fondamentaux aux pays du Sud. C’est une façon de renchérir le prix de la marchandise travail dans ces pays et, par ricochet, protéger ici les acquis sociaux, freiner un peu les délocalisations et la mise en concurrence des nations. Elle se heurte, au Sud, au fait que les bas salaires sont un de leurs rares atouts pour se moderniser et poser les jalons du progrès social.
Une autre option est de s’attaquer au système de bénéfices extravagants que les entreprises multinationales tirent de la situation. En 2004, grâce à leurs filiales étrangères, les multinationales américaines ont exporté pour 2.620 milliards de dollars, soit un montant six fois supérieur à celui obtenu à partir du sol propre. Et en 2007, les 500 entreprises les plus importantes des Etats-Unis ont reversé l’équivalent de 139 pc de leur revenu net à leurs actionnaires, par ponction sur les bénéfices reportés. Voilà qui suppose d’en revenir à une analyse, classique à gauche, de la face immergée des salaires, c’est-à-dire au surplus que le travail permet de dégager. A la grosse louche, on parlera alors de la répartition des richesses produites. En Europe, en un quart de siècle : dégringolade. Les travailleurs renonçaient à quelque 30 pc de la valeur ajoutée qu’ils avaient produite en 1975; en 2007, ils en lâchent 42 pc, soit un recul de plus de 12 points. Enrayer cette offensive suppose, ici et là-bas, une connaissance de la structure des salaires, des entreprises, de la formation des richesses. La connaissance est pouvoir, comme disait Francis Bacon. Et l’ignorance, impuissance.
(*) www.gresea.be
1. "Capital contre travail - L’offensive sur les salaires", Dupret, Houben et Rydberg, Editions Couleur Livres, 2007.
La Libre Belgique 02.02.09
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
02/02/2009
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