La crise économique qui frappe aujourd’hui l’ensemble de la planète est née d’une crise financière majeure : en un an, 25 000 milliards de dollars se sont évaporés. Deux impasses se présentent alors. La première, morale, dit l’argent est un mal, donc la crise est un bien, il faut s’en réjouir et ne rien faire. La seconde, cynique et idéologique, dit : la monnaie et la finance sont les poumons de l’économie et, pour le bien même des plus pauvres, il faut tout faire pour essayer de sauver le système, c’est-à-dire les plus riches qui nous ont conduits là. C’est pourtant entre ces deux impasses que s’ouvre le champ des possibles. Tentative d’exploration.
« 25 000 milliards de dollars envolés en fumée ». Depuis septembre 2008, le vertige face aux annonces de l’ampleur des krachs boursiers, aux faillites et quasi-faillites inattendues — Lehman Brothers, mais aussi Morgan Stanley, General Motors ou Ford — cède la place à l’incompréhension, à l’ahurissement voire à la colère. Comment 25 000 milliards de dollars ont-ils pu disparaître, presque du jour au lendemain ? Comment la richesse peut-elle s’envoler ? La réponse est presque simpliste : c’est le propre d’une crise, d’une crise financière de très grande ampleur. Elle a pris une triple forme : crise de liquidités — les banques ne se prêtent plus les unes aux autres au jour le jour comme elles ont l’habitude de le faire, par crainte que l’autre fasse faillite ; crise boursière — toutes les places financières mondiales ont subi un décrochage majeur de leur index de référence, que ce soit Wall Street, Tokyo, Londres, Paris ou les pays émergents à tel point que la volatilité est encore la règle en décembre (on ne s’étonne presque plus d’entendre que telle bourse a connu une augmentation ou une perte en une seule journée de plusieurs pourcents) ; crise de solvabilité — les banques ont eu besoin d’être renflouées par des capitaux publics.
Or, cette crise financière s’est transformée cet automne en une crise économique mondiale, à l’ampleur incertaine, mais indiscutablement très sérieuse. Elle a du même coup mis au jour l’incroyable écart entre le rythme de la valorisation boursière et plus généralement des rendements financiers et le rythme de la croissance économique, tout particulièrement dans les pays occidentaux anciennement industrialisés. Alors que les rendements sur certains titres ont pu pendant plusieurs années atteindre allègrement 30, voire 40% par an, la croissance économique, elle, était de l’ordre de 4% aux États-Unis et seulement de 2% en Europe occidentale. Ainsi, même si la progression de la rémunération des spéculateurs peut se comprendre à la lumière de la progression des risques contre lesquels ils assurent tous les agents économiques qui ne peuvent les supporter, force est de rappeler qu’il ne peut y avoir durablement de gap aussi gigantesque entre la progression de leur rémunération et le rythme d’augmentation des richesses produites.
Mais, la crise actuelle est bien loin d’une simple « correction », comme on nomme habituellement les retours de balancier dans le vocabulaire euphémisé de la finance. Il s’agit bien d’une crise majeure : la comparaison avec celle des années 1930 ne doit pas être prise comme un simple chiffon rouge, elle est adéquate parce qu’elle vise à saisir ses mécanismes et surtout à rappeler les erreurs à éviter pour ne pas l’aggraver, bref à tirer les leçons de l’histoire. Alors face à une telle crise, quelle est la légitimité des plans de sauvetage étatiques annoncés par les plus grandes puissances ? Face à l’incompréhension, voire la stupeur suscitées par les annonces réitérées de centaines de milliards de dollars ou d’euros consacrés d’abord à sauver les banques, puis à relancer l’activité économique, la question est aussi de savoir ce qui se joue : doit-on avant tout éviter la casse ? ou d’autres possibles sont-ils envisageables ?
Il ne s’agit pas seulement de faire contre mauvaise fortune bon cœur, mais aussi de se rendre à l’évidence : l’inquiétude que nous ressentons face à cette crise se mêle d’une petite dose — un peu inavouable — de jubilation. Pas seulement parce que les images de traders en déroute réveil-lent un sentiment de revanche sociale, mais aussi parce que nous pressentons de manière diffuse que nous sommes peut-être à un tournant. Si le secteur financier a capté, voire confisqué, au moins ces six dernières années, une partie de la richesse mondiale, cette « rente colossale » comme l’appelle Michel Aglietta est aujourd’hui bel et bien remise en cause. N’hésitons pas à en prendre acte pour nous en réjouir : nous verrons peut-être dans les prochaines années plus de têtes bien faites, formées dans les écoles de l’élite nationale, rechigner à se faire recruter par les métiers de la finance et consacrer leurs talents aux ONG, au développement durable, ou à d’autres activités socialement utiles [1] et jusque-là souvent dévalorisées. Alors, quelles exigences faire valoir face aux plans anti-crise ? quelles revendications défendre pour faire de cette crise un tournant dans l’histoire de la régulation économique [2] ?
les plans d’urgence, quelques doutes et un scandale
Chronologiquement et par son rôle décisif, le premier plan d’urgence est celui annoncé aux États-Unis par le secrétaire du Trésor Paul Paulson en octobre 2008. Il consistait à consacrer plus de 700 milliards de dollars à la création d’une institution chargée de racheter aux banques américaines en difficulté leurs « actifs toxiques », c’est-à-dire les créances qu’elles détiennent et qui aujourd’hui ne valent plus (ou presque plus) rien — soit parce qu’elles comportent des subprimes, soit parce que la défiance qui prévaut sur les marchés financiers les rend invendables. Cette stratégie de sauvetage se fondait entre autres sur l’expérience suédoise des années 1990 et sur celle des caisses d’épargne américaines qui en 1989 ont été sauvées in extremis de la faillite par l’État américain. Or ce plan a été annulé de facto le 11 novembre 2008, lorsqu’a été annoncé son remplacement par une recapitalisation des banques américaines en danger. Ce changement de stratégie paraît pour le moins risqué ; en période de défiance, rien n’est moins indiqué. Or ses motivations ne sont pas claires : pour les uns, il s’explique par le fait que le montant des « actifs toxiques » est bien trop élevé pour que le premier plan soit applicable, pour les autres, c’est la conjoncture de l’élection américaine début novembre qui en est la cause : la recapitalisation ne pouvait être annoncée car elle engageait Paulson sur une pente trop proche du candidat démocrate et l’urgence obligeait à agir ou du moins à annoncer un plan de sauvetage pour étouffer la panique. Quelle qu’en soit l’origine, ces détours apparaissent peu appropriés dans la situation de crise qui perdure. On peut à la fois louer le pragmatisme consistant à entrer dans le capital des banques et émettre des doutes sur son efficacité ; car les effets dits de second tour ne sont pas pour autant évités : il est fort probable que le brutal ralentissement économique de la fin 2008 et du début 2009 produise en retour une nouvelle crise bancaire.
Mais, à l’aune des mesures choisies en France, il faut reconnaître que le plan Paulson paraît presque irréprochable. En effet, les modalités du plan de soutien aux banques françaises annoncé en novembre relèvent, elles, du pur scandale. L’État a en effet acheté des « titres subordonnés » : contrairement aux actions, ces titres ne donnent aucun pouvoir à leurs détenteurs, c’est-à-dire aucune influence réelle sur la gestion de l’entreprise. En d’autres termes, l’État français apporte du capital aux banques françaises qui en font la demande au nom de leurs difficultés, mais il ne siège pas à leurs conseils d’administration et ne leur demande en retour aucune contrepartie. À l’heure où aussi bien les États américain que britannique imposent aux banques qu’ils ont repêchées des mesures de restriction des rémunérations de leurs dirigeants, le gouvernement français réussit la gageure de continuer à faire des cadeaux à ceux qui réclament son aide. On comprend mieux pourquoi Gordon Brown a pu passer outre-atlantique pour l’homme de la situation ; son pragmatisme est pour le moins impressionnant dans le pays qui est le berceau du libéralisme économique : nationalisation — sans que le terme soit employé, bien sûr — de Northern Rock dès février 2008, nationalisation partielle des huit plus grandes banques britanniques en échange de règles contraignantes et d’un droit de regard de l’État, baisse de la TVA dès novembre 2008 et relèvement de 5 points du taux d’imposition sur les revenus les plus élevés. En même temps, cette première série de mesures (il y en aura peut-être de nouvelles en 2009, notamment après l’investiture de Barack Obama qui conduira à l’annonce d’un plan de politique économique anti-crise) témoigne peut-être aussi d’une faiblesse bien comprise par le gouvernement britannique : cette crise qui est en train d’atteindre l’ensemble de la population porte en elle les germes d’une crise sociale et peut-être tout particulièrement en Grande-Bretagne où les inégalités se sont nettement creusées depuis 30 ans et où le secteur financier est très important (un quart de l’emploi ). Après tout, c’est bien une des leçons de 1929 : la crise économique mondiale met à bas les consensus sociaux fragiles et donne lieu à une relecture des positions sociales qui peut produire des soulèvements, des révolutions ou la désignation de boucs émissaires. À cette aune, la politique britannique vue de décembre 2008 semble la seule à prendre la mesure de ce danger [3].
Faut-il pour autant se désespérer ? Non, parce que cette crise est une triple occasion de revoir le régime salarial, de redéfinir la concurrence fiscale et ses règles et de revoir la place des activités financières dans les économies industrialisées.
revoir le régime salarial
Si l’on ne prend pas les ménages américains pour de doux dingues qui s’endettent sans envisager l’avenir, c’est-à-dire le remboursement de leurs dettes, et si l’on ne croit pas que les activités financières ont vocation à imposer leur domination sur toutes les activités économiques, alors on peut chercher la cause de l’agencement qui a conduit à la crise actuelle dans la faible progression des salaires depuis une trentaine d’années. En effet, d’un côté, c’est parce que les salaires croissaient lentement qu’ils ont été redoublés par de multiples formes de rémunérations (plus ou moins nouvelles) pour les cadres dirigeants ou pour les salariés les plus protégés des grandes entreprises : primes, boni, intéressement, stock options, parachutes dorés, etc. De l’autre, les poli-tiques de modération salariale, qui sont devenues la norme depuis les années 1980, ont poussé les ménages américains qui voulaient augmenter leur niveau de vie à s’endetter très massive-ment et de manière structurelle : la vie à crédit s’est à ce point généralisée que leur taux d’épargne est devenu négatif. Dès lors, au moment où la production ralentit brusquement voire régresse, il pourrait être judicieux de mener une nouvelle politique des revenus. Si Roosevelt a été prêt dès 1933 à embaucher des salariés pour, en reprenant la formule de Keynes, « creuser des trous et les reboucher », on pourrait viser une redéfinition plus pérenne du partage de la valeur ajoutée : faire que la progression des salaires suive plus nettement celle de la productivité. Il ne peut être question, en France, de faire retrouver à la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée le niveau qu’elle avait atteint en 1982, car ce maximum historique n’a juste-ment été qu’une exception française, bien difficile à envisager aujourd’hui vue la concurrence des pays dits à bas salaires. Pour autant, on peut envisager de faire progresser les salaires plus franchement, partout où les gains de productivité sont importants. Bref, sortir du dogme de la modération salariale et par là même soutenir une demande aujourd’hui chancelante. L’obstacle n’est cependant pas mince : d’une part, en temps de crise, les gains de productivité ont plutôt tendance à ralentir, de l’autre, cette augmentation des salaires ne relève pas directement de la puissance publique mais des négociations entre partenaires sociaux dans lesquelles les syndicats ap-paraissent bien affaiblis, surtout lorsque le chômage repart nettement à la hausse. Demeure néanmoins l’opportunité des départs en retraite massifs des baby boomers — dans les pays où ils sont nombreux — puisqu’ils permettent d’anticiper une baisse du chômage et des gains de productivité accrus. En la matière, les salaires des jeunes entrants sur le marché du travail qui ont subi de plein fouet depuis une vingtaine d’années — et plus encore sur les dix dernières — la faiblesse des progressions salariales devraient faire l’objet d’une attention particulière. On pourrait aussi paradoxalement se battre pour que les salaires des grands patrons soient augmentés en échange d’une baisse de leur rémunération globale grâce à une restriction de l’usage des primes et autres stock options pour à la fois redonner sens à l’éventail des rémunérations salariales et limiter l’asservissement des managers à l’évolution de la valeur boursière de la société dans laquelle ils travaillent.
redéfinir la concurrence fiscale et se battre enfin contre les paradis fiscaux
La mondialisation excessivement rapide de la crise ces trois derniers mois offre une opportunité his-torique de redéfinir la concurrence fiscale ou plutôt de la réglementer. En effet, l’incroyable expansion des « produits structurés » qui ont été le support de la spéculation sur le marché hypothécaire américain a été rendue possible par l’existence de paradis fiscaux rendant opaques à la fois la nature et l’ampleur des transactions qu’ils représentaient. Et comme en témoigne — très mollement, il est vrai — la déclaration du G20 à l’issue du sommet du 15 novembre 2008, les pa-radis fiscaux sont de véritables accélérateurs de la circulation de produits hautement spéculatifs, sans possibilité donnée aux investisseurs de s’informer suffisamment sur eux et d’analyser leurs caractéristiques. Autrement dit, les paradis fiscaux ont permis ces dernières années de créer une véritable rente pour les concepteurs et vendeurs de ces « produits structurés » dont les hauts dirigeants bancaires disent eux-mêmes aujourd’hui qu’ils n’y ont jamais rien entendu, exceptée la perspective de rendements fulgurants qu’il s’agissait de ne pas laisser aux concurrents. Ils ont du même coup intensifié la logique purement mimétique des intervenants sur les marchés financiers, ce qui a conduit à la polarisation de leurs anticipations, à la hausse pendant plusieurs an-nées, à la baisse désormais, ce qui fragilise l’ensemble de l’édifice financier aujourd’hui. Certes, ce constat n’a pas grand-chose de nouveau, à ceci près que l’ampleur de la crise en cours rend possible qu’on ne l’oublie pas sitôt énoncé. C’est aussi à partir de ce constat que l’on peut penser une réforme financière qui ne soit pas un simple appel à un retour en arrière : au lieu de réclamer l’abrogation de la liberté de circulation des capitaux, qui est irréversible, il permet d’introduire une réglementation décisive.
Mais les intérêts des paradis fiscaux ont-ils pour autant changé pour qu’une remise à plat soit pensable ? Peut-être un petit peu, au moins pour deux raisons. Premièrement, le plus grand pa-radis fiscal au monde, la place financière de Londres, est touché de plein fouet. Deuxièmement, parce que l’obligation de coordonner les réactions contre la crise — à la fois pour appliquer les le-çons de la crise de 1929 et pour faire face à une crise dans une économie mondialisée — crée de facto un cadre dans lequel pourraient prendre place les négociations pour mettre en œuvre une lutte pour la disparition des paradis fiscaux. Les obstacles n’en demeurent pas moins importants : Londres aura intérêt à tout tenter pour garder sa place privilégiée dans la sphère financière — après tout, c’est sans aucun doute l’un des motifs essentiels de l’énergique réaction du gouvernement britannique — et il n’est pas sûr que l’administration Obama soit disposée à mettre tout son poids dans la balance pour faire fléchir les intérêts de ses alliés anglo-saxons. En outre, tout démantèlement coopératif des paradis fiscaux impliquerait de mettre en œuvre des procédures de dédommagement pour les États, villes ou centres financiers qui en feraient les frais : on peut penser alors que l’urgence de plans de relance nationaux primera sur le financement de cette ré-glementation négociée. Enfin, si la lutte contre les paradis fiscaux demeure le fait de quelques pays, qu’elle prenne la forme d’interdictions ou de taxation lourde de tous les capitaux en émanant, elle ne pourrait être efficace qu’à la condition de rassembler une proportion décisive des économies sous peine de faire de ses initiateurs les perdants de la concurrence fiscale renforcée. Au-delà de toutes ces réserves, ce qui peut faire la différence aujourd’hui, c’est une fois de plus le souci partagé de ne pas reproduire les erreurs dévastatrices des années 1930 : Roosevelt a déci-dé en mars 1933 de fermer toutes les banques pour instituer d’urgence une réglementation très restrictive séparant les banques de dépôts des banques d’affaires précisément parce que la confusion des activités avait été la source de la transmission de la crise boursière à toute l’économie. À notre tour de prendre acte du diagnostic de la crise actuelle : puisque les paradis fiscaux ont nourri et amplifié toutes les bulles spéculatives depuis vingt ans, puisqu’ils ont été au cœur de la mécanique qui a produit la débâcle prémonitoire d’Enron, puisqu’ils ont été le fer de lance d’une financiarisation exagérée de l’économie, il est temps de réduire leur pouvoir de nuisance. Tous ceux qui ont décortiqué la faillite d’Enron le savaient, tous les autres le savent désormais, l’occasion ne doit pas être manquée.
repenser la place des activités financières
Si l’on refuse de voir dans la crise contemporaine la conséquence de dérives du système financier, si l’on récuse l’idée selon laquelle la moralisation et l’appel incantatoire à plus de transparence de ces activités suffiront à éviter de telles crises, si l’on défend que la financiarisation de nos économies capitalistes en est non le dévoiement mais l’aboutissement, force est d’en déduire qu’il faut saisir l’opportunité de cette crise pour redéfinir le rôle et la place des activités financières dans notre système. Car la crise donne lieu à une double méprise : d’un côté, considérer que les banques sont les ultimes détenteurs de privilèges, elles qui ont été sauvées par les deniers publics alors qu’elles avaient ostensiblement failli à leur fonction principale qui est l’évaluation des risques. De l’autre, croire que la crise financière actuelle manifeste au fond la « mauvaise part » des dérives de la finance, qu’il s’agirait dès lors de contrecarrer. À la première, on ne peut qu’objecter que sauver les banques était une nécessité incontournable : il n’y a à ce jour pas d’alternative pour éviter l’enchaînement terrible qui s’est manifesté à partir de 1929. Les banques sont, en système capitaliste, des institutions centrales et désormais fragiles. Pour autant, les modalités de sauvetage doivent être l’objet d’une exigence tout aussi indiscutable. À la seconde, il faut donc rétorquer que l’histoire du capitalisme, aussi loin qu’on la fasse remonter dans le passé, témoigne du fait que chaque fois qu’elles le peuvent, qu’elles ont libre cours pour le faire, les activités financières captent la plus grande part possible de la richesse. Fernand Braudel définit ainsi le capitalisme comme une sphère économique superlative, l’étage supérieur des activités économiques appuyé non pas sur la production mais bien sur la circulation d’actifs en jouant de différences de potentiels dans le temps ou dans l’espace. En d’autres termes, toute économie est traversée en permanence par la logique de captation des richesses qui gouverne le monde de la fi-nance au nom de la prise de risque sur laquelle elle repose. Dès lors, il faut faire de cette crise un tournant en matière de régulation : au lieu de poursuivre la course perdue d’avance contre des innovations financières de plus en plus sophistiquées destinées à échapper aux contraintes réglementaires, introduire au contraire un nouveau pôle dans ce jeu à mille bandes en socialisant le financement de l’activité. Si certains considèrent qu’il faut envisager sérieusement de fermer les bourses, on peut plus facilement défendre la création d’un pôle public de grande taille, dans cha-que économie qui le souhaite, destiné à gérer des portefeuilles dans une perspective de long terme. Une telle institutionnalisation d’un contre-pouvoir aux logiques court-termistes des marchés financiers aurait le double avantage de sécuriser et stabiliser l’accès à des financements pour des entreprises qui en ont besoin et d’offrir des instruments de placement pour une épargne mondiale très importante. L’idée n’est donc pas seulement de contrebalancer les institutions financières en place par le lancement de nouvelles adoptant un horizon opposé, mais aussi de renverser le fonctionnement des marchés en marginalisant ou au moins en réduisant les activités purement spéculatives de telle sorte qu’elles ne prennent plus en charge que les risques les plus élevés, comme la logique le voudrait. Ainsi, le financement de l’activité économique pourrait être en quelque sorte apaisé, la gouvernance des firmes déliée des objectifs de valorisation financière à court terme ; les administrations publiques pourraient reconquérir par ce nouveau biais leur rôle d’État-providence en promouvant un placement à la fois fiable et socialement utile de l’épargne des ménages.
faire de la protection de l’environnement le fil directeur
Dès lors, une inflexion possiblement radicale de la trajectoire de l’économie mondiale pourrait s’amorcer : elle consisterait à développer massivement toutes les activités visant à réduire la destruction environnementale ou à réparer ses dégâts et à substituer, à celles qui poussent l’accumulation vers la débâcle, des productions alternatives restaurant les possibilités de survie à long terme de l’humanité. Cette perspective qui avait encore tout d’un vœu pieux, il y a encore un an, a indiscutablement gagné en crédibilité du fait même de la crise : celle-ci jette l’opprobre sur l’industrie financière et son orientation court-termiste de sorte que d’une part la recherche de nouvelles activités dans la sphère dite réelle est exacerbée et que d’autre part la projection dans le long terme paraît réhabilitée. De plus, il est urgent de trouver des investissements ayant de forts effets d’entraînement sur l’ensemble de l’économie auxquels pourraient être dédiés les plans de relance économique : en la matière, proposer des prêts bonifiés pour la rénovation des bâtiments est une piste à l’étude en France comme aux États-Unis, car une telle mesure aurait le mérite de compenser les effets de la crise sur le secteur du BTP tout en insufflant une dynamique nouvelle à l’économie d’énergie et à la lutte contre le réchauffement climatique. Le financement de celle-ci se prête en outre particulièrement bien à des partenariats public-privé comme l’exige la situation bancaire actuelle : en témoignent les prêts pro-vert créés par les Banques populaires.
La mise en œuvre d’un véritable engagement écologique pourrait aller bien plus loin : impliquant une redéfinition de la fiscalité et pourquoi pas l’utilisation de taxes écologiques à des fins de protection sociale (comme l’Allemagne l’a fait pendant cinq ans), elle conforterait la redéfinition du régime salarial que nous évoquions plus haut. Elle nécessiterait aussi de transformer profondément la comptabilité pour y intégrer les biens environnementaux, leur utilisation et leur remplacement, ce qui mettrait à bas les normes comptables qui ont tant nourri la crise financière, c’est-à-dire la comptabilité fair value. Qui plus est la lutte contre le réchauffement climatique nécessite une coopération internationale que la crise a rendue nécessaire. Enfin c’est de la forme de développement que suivront les PED (pays en développement) dont dépend la possibilité de réduire les émissions de CO2 : définir et appliquer à court terme une stratégie d’investissement dans la lutte contre le réchauffement répondrait à la double exigence de proposer une politique coopérative de lutte contre la crise à la mesure de sa nature mondiale et de faire en sorte que ces PED sautent des étapes dans leur développement de manière à acquérir les techniques les plus économes en énergie et les moins dispendieuses en gaz à effet de serre. Plus précisément la coopération écologique internationale pourrait combiner les atouts d’une politique enfin adéquate aux enjeux climatiques — il ne nous reste que dix ans pour éviter que la température moyenne de la planète ne s’élève de plus de deux degrés — et ceux d’une réponse appropriée à la crise de la mondialisation que nous vivons. Pour le coup, elle inscrirait la lutte contre la crise dans une triple dimension, économique bien sûr, mais aussi sociale et environnementale puisque le social demeure la fin dernière de toute politique démocratique et que le climat et la biodiversité sont des biens collectifs planétaires.
[1] Non que la finance ne soit pas utile, mais à la lumière de l’ampleur de sa mainmise sur les richesses ces dernières années on pourrait défendre qu’elle a aussi représenté une concurrence impitoyable pour les autres secteurs d’activité en termes de recrutement.
[2] On peut noter que Nicolas Sarkozy a bien senti le potentiel de transformation ou plutôt de rhétorique de la transformation que recèle la situation de crise actuelle ; il en a appelé à rien moins que refonder le capitalisme, ce qui ne manque pas de sel pour un dirigeant qui, il y a à peine un an et demi, en appelait à adopter en France les méthodes de crédit hypothécaire américaines !
[3] Le cas américain en la matière est à part : l’élection de Barack Obama a suscité un tel mouvement d’espoir que la cohésion sociale semble y avoir repris de la force de son seul fait, toute la question étant de savoir combien de temps cet « état de grâce » pourra durer
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