Une hausse des inégalités de salaires ? Comment ça ? Les données publiées par l’Insee chaque année répètent que « les inégalités diminuent ». C’est encore le cas dans « Les salaires en France » document paru en décembre dernier. Nulle trace d’évolution des inégalités salariales [1]. Et même, les ouvriers sont à l’honneur avec « des évolutions plus favorables », car ils ont obtenu +0,5 % en moyenne annuelle sur la période 2001-2006, contre +0,2 % pour les autres catégories sociales.
Les données historiques plus longues diffusées par l’Institut statistique (voir graphique ci-dessous) font apparaître une nette diminution des inégalités salariales de la fin des années 1960 au milieu des années 1980. En gros, le rapport des salaires des 10 % les mieux payés rapporté à celui des 10 % les moins bien payés est passé de 1 à 4,2 à 1 à 3. Depuis plus de 20 ans, les modifications ont été très faibles.
D’où sortent alors les revenus mirifiques, équivalents à des centaines d’années de Smic et les classements à couper le souffle dont bruisse la presse ? [2]. Ce paradoxe mérite quelques explications.
Tout d’abord, l’Insee ne s’intéresse pas aux extrêmes. L’institut ne diffuse pas de données sur les très riches, et ce sont justement ces très riches qui s’en sont le mieux sortis au cours des dernières années. Le plus souvent, l’Insee s’arrête au seuil des 10 %, et c’est à partir de là que les hausses ont été les plus fortes. On le compare ce seuil avec celui des 10 % des moins bien payés : à ce niveau le salaire minimum évite une ouverture plus grande des écarts. Ensuite, on mesure les inégalités de façon relative (le rapport entre les salaires), alors que le commun des mortels pense aux écarts de niveaux de salaires. Une hausse de 1 % pour un Smicard représente 10 €. Mais une hausse équivalente pour celui qui en touche 10 000, c’est 1 000 €, l’équivalent de l’ensemble du revenu de notre Smicard. Si tous les revenus progressent de 1 %, les inégalités relatives sont stables, mais l’écart s’est creusé de 990 €.
A notre demande, l’Insee a fait tourner ses machines à calcul et sorti des chiffres sur les 1 % des salariés les mieux payés à temps complet, 160 000 personnes. Résultat, toujours pas de hausse des inégalités. Sur la période 1998-2006, le 1 % le plus riche a été augmenté de 6 % (après inflation), les 10 % les plus pauvres de 6,2 %. Le rapport entre le 1 % le plus riche et les 10 % les plus pauvres n’a pas varié, toujours de 1 à 7.
Mais alors, d’où vient le problème ? Pour le comprendre, il faut aller chercher les hausses encore plus haut dans la hiérarchie salariale. En fouillant bien dans les données de l’Insee, on trouve quelques indices. Selon l’institut, le pouvoir d’achat des salaires des dirigeants de société anonyme a gagné 55 % sur la période 1998-2006, 10 fois plus que la plupart de leurs salariés, le salaire net moyen ayant augmenté d’un peu plus de 5 % après inflation. Disons les choses encore plus clairement : ils ont gagné 2 000 € de plus par mois, le salarié moyen une centaine d’euros. Ceci sans compter d’autres avantages éventuels en nature.
Un chercheur de l’école d’Economie de Paris, Camille Landais, a essayé d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe chez les salariés situés tout en haut de l’échelle, à la suite des travaux réalisés par l’économiste Thomas Piketty, en utilisant des déclarations d’impôt sur le revenu. Il est vite tombé sur les données qui décrivent mieux la réalité. Les 0,01 % des plus hauts salaires ont augmenté de 69 % entre 1998 et 2006. Soit un bonus de 34 000 € l’an, ou + 2 835 € tous les mois ! A ce niveau, le bulletin de paie affiche 83 000 € mensuels… C’est là que tout se joue, et ce phénomène est totalement masqué dans les données officielles. De l’autre côté, en moyenne, les salaires des 90 % les moins bien payés ont cru de 0,9 %, soit 11 € de plus par mois... La hausse des inégalités de salaires devient beaucoup plus claire.
Cette évolution constitue un retournement historique qui, en France, se déroule à partir du milieu des années 1990. C’est alors que se retourne la courbe des inégalités de revenus, et de salaires en particulier. Se plaçant dans une perspective plus longue, le chercheur montre qu’à partir de 1997 la part des 1 % des salaires les plus élevés, qui était relativement stable depuis 1977, commence à s’élever pour passer de 5,8 à 6,6 % en 2005. Cette évolution au sein du monde de l’entreprise est en décalage à peu près total avec les discours publics de l’époque. 1995, voit l’élection de Jacques Chirac sur le thème de la « fracture sociale » et la gauche arrive au pouvoir en 1997. Mais l’action publique va appuyer le phénomène à partir de 2000 en mettant en place progressivement des diminutions d’impôts de plus en plus importantes pour les foyers les plus riches.
La crise actuelle va-t-elle remettre les pendules à l’heure ? Côté plus-values boursières, l’année 2008 ne s’annonce pas comme un grand cru... Côté salaires, l’affaire est plus compliquée. La part variable, importante dans certaines entreprises des secteurs financiers, va plonger, réduisant les revenus des mieux rémunérés. « Mais globalement, la répercussion ne sera pas forcément aussi importante que cela pour les hauts salaires, notamment dans les autres secteurs. A terme, la question est plutôt de savoir si, comme à la suite de la crise de 1929, de nouvelles formes de régulation, de nouvelles normes salariales se mettront en place permettant de limiter les excès », explique Camille Landais aujourd’hui chercheur à l’Université de Californie-Berkeley. En bas de l’échelle, le salaire minimum va jouer un rôle essentiel pour éviter des évolutions dramatiques. Mais la hausse du chômage va se répercuter de façon rapide sur les revenus des plus démunis. « Les budgets publics sont sous pression, mais les citoyens, constatant que l’on trouve des fonds pour renflouer les banques, s’attendront sans doute à ce que les gouvernements financent également les couvertures chômage et les aides à l’emploi. », remarque l’économiste britannique Tony Atkinson [3].
Sur une longue période, les écarts se réduisent.
Evolution du rapport entre le niveau des 10 % des plus hauts salaires et des 10 % les plus bas salaires Source : Insee
|
Inégalités de salaires internationales : tout le monde est servi
La montée des inégalités de salaires est un phénomène mondial. C’est en tous cas ce qu’ont constaté deux rapports réalisés de façon quasi simultanée par des organisations internationales. Le Bureau international du travail (BIT) a publié fin novembre son premier « Rapport global sur les salaires » [4]. Les deux tiers des pays où des données ont pu être obtenues affichent des hausses du niveau des inégalités salariales. Quelques jours avant, le même constat était dressé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) [5]. L’organisme des pays riches conclut à « un élargissement prononcé de la distribution des salaires ». Traduisez : de fortes hausses des inégalités.
Le BIT comme l’OCDE notent que cette hausse des inégalités se propage selon des modèles différents suivant les pays. Au plan international, tout ne se détériore pas partout – au moins avant la récession économique mondiale. Le BIT note une diminution des inégalités de salaires en Indonésie, au Brésil et au Mexique, pays qui, il est vrai, partaient de très haut. Pour l’OCDE, la France et l’Irlande sont les seuls pays (sur un total de 20) pour lesquels on a constaté une diminution entre 1999 et 2005 des inégalités.
La hausse des inégalités salariales peut prendre trois formes différentes, note le BIT. La première est une envolée des hauts salaires, comme c’est le cas pour le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Mais aussi, deuxième version, dans des bas revenus qui ne suivent pas la progression des autres niveaux de salaire, comme c’est le cas pour l’Allemagne. Enfin, un étirement généralisé avec un bas de la hiérarchie qui tombe et un haut qui s’envole, comme c’est le cas pour l’Australie.
Comme pour la France, les données de ces deux rapports demeurent très incomplètes. Elles ne portent que sur les salariés en temps plein, et ne concernent pas les très hauts salaires. Hors l’exemple français montre que c’est tout en haut que les progressions sont les plus importantes. Les données sur l’ensemble des revenus (salaires, mais aussi du patrimoine) font apparaître un mouvement global encore plus appuyé. Aux Etats-Unis, la part du revenu qui va aux 1 % les plus riches a doublé selon l’OCDE entre le milieu des années 1970 et 2004, de 8 à 16 % [6], même ampleur au Royaume-Uni où elle serait passée de 6,5 à 12,63 % entre 1978 et 2000.
Historiquement, le phénomène d’élévation des inégalités n’est en rien nouveau. Il prend sa source dans les pays anglo-saxons dès le premier choc pétrolier, avant même l’arrivée du très conservateur Ronald Reagan au pouvoir aux Etats-Unis en 1981. Dans d’autres pays, comme la Suède, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande et le Canada le mouvement s’amorce plutôt au milieu des années 1980. Il s’enclenche plus tardivement, au milieu des années 1990, en France ou en Allemagne.
Un retournement mondial Source : « Top Incomes in France : booming inequalities », Camille Landais, école d’Economie de Paris, juin 2008.
Une partie de cet article a été publiée dans le magazine Alternatives Economiques n°276 - Janvier 2009.
[1] « Les salaires en France, édition 2008 », Insee références, Insee décembre 2008. Disponible sur www.insee.fr
[2] Le phénomène n’est pas nouveau voir « Le salaire fou des patrons », Alternatives Economiques n°206, septembre 2002. Disponible dans les archives en ligne
[3] « Inégaux dans la croissance, inégaux dans la récession ? », L’Observateur de l’OCDE, octobre 2008.
[4] « Global Wage Report 2008/2009 », International Labour Office, 2008. Disponible sur www.ilo.org
[5] “Croissance et inégalités. Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE”, ’Organisation de coopération et de développement économiques, 2008. Voir « L’OCDE ausculte les inégalités », Alternatives Economiques n°275, décembre 2008.
[6] Voir aussi « Bienvenue au pays de l’insécurité sociale », Alternatives Economiques n°273, octobre 2008
Obervatoire des Inégalités
Sem comentários:
Enviar um comentário