Quelque chose dans la voix et dans la diction qui, instantanément – bing –, titille les neurones, lève l’oreille du cortex assoupi. Un art du tricotage oral qui relève du slalom, les mots dévalant la pente du discours en zigzaguant précisément entre les balises du sens – zip zip. Pour un peu, l’auditeur mal réveillé ou endormi pourrait écouter cette conférence de Michel Foucault sans en saisir le propos, bercé par les ronrons aiguisés du philosophe. Étrange envoûtement. Il n’y a que Deleuze, son ami et contemporain, pour avoir si magnifiquement traduit à l’oral la profondeur d’une pensée tout en la modelant pour la rendre accessible, musicale. Comme le formula le lumineux Scutenaire dans ses Inscriptions : « Mes pensées ne divaguent jamais. Elles font tâche d’huile. » Autre temps, autre trempe. Cela pourrait faire l’objet de ce billet : rebondir sur la sécheresse stérile (sans vie) des penseurs actuels, de Badiou à Jameson [1], mais non. Le texte de Monsieur Foucault cuvée 1966 est trop beau (aux oreilles et aux yeux) pour bifurquer distraitement, mérite amplement focalisation.
Pour être honnête, votre serviteur est absolument incapable de proposer une analyse poussée de la conférence en question, de la rattacher à l’œuvre philosophique de Foucault ou de la faire entrer dans un espace intellectuel bien défini [2]. Se frotter à un exercice universitaire ou pseudo exhaustif dévoilerait l’imposture, le batifolage en terres étrangères, sans boussole théorique. Par contre, naviguer à sa surface, rebondir sur les multiples invitations formulées par le philosophe et sa voix, oui, pas de contre-indications. Voire : c’est surement la meilleure manière d’aborder un texte qui se voulait vulgarisateur (brrr, horrible mot) et fut même diffusé sur France Culture.
Avant de plonger dans le cœur du sujet, une évidence : Les Hétérotopies est d’abord un texte littéraire, un texte qui transporte. Pas étonnant qu’il brille à l’écoute [3] : chaque mot semble ciselé, fait pour la scansion ou la lecture envoûtée. Ainsi de ce passage consacré au jardin persan traditionnel : « On a peut-être l’impression que les romans se situent facilement dans des jardins : c’est en fait que les romans sont sans doute nés de l’institution même des jardins. L’activité romanesque est une activité jardinière. » Venu quérir en ce texte des enseignements politiques ou philosophiques, l’heureux lecteur/auditeur se retrouve embarqué dans des passages limpides sur l’évolution historique du cimetière ou sur la puissance de la maison close chez Aragon. Tour de force littéraire qu’on retrouve dans Le Corps Utopique, conférence prononcée 15 jours plus tôt et qui commençait sur ces mots : « Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. […] Mon corps, "topie" impitoyable. » Limpide et poignant, le reste à l’avenant.
Les Hétérotopies. Mot savant, joliment tarabiscoté, qui très vite s’éclaircit. Il y a les utopies - des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers, dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu’ils n’appartiennent à aucun espace - qui relèvent de l’imaginaire pur, et les hétérotopies, qui sont des formes d’utopies réalisées, ancrées dans le réel. Une notion large, qui englobe aussi bien les cimetières que les Club-Med, les bordels que les cirques ambulants, les colonies jésuites au Paraguay que le lit des parents/trampoline pour l’enfant. Des lieux qui, de manière sporadique ou continue, se font contre-espaces, espaces autres projetant un imaginaire (issu d’un pouvoir ou d’un individu). Des lieux pour habiter le monde, pour le parcourir [4] ou le jardiner, pour s’en extraire, voire pour en être dépossédé (asiles, prisons).
Si Foucault forge cette notion d’hétérotopie [5], c’est d’abord en réaction à un vide analytique. Dans le savoir universitaire ou généraliste, la complexité de l’espace, des espaces, serait battue en brèche, globalisée et affadie. Erreur d’envergure : « On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses. »
Cela dit, le grand angle n’implique pas la naïveté. Pas question de fantasmer ces hétérotopies comme des micro-mondes merveilleux insérés dans un macro-monde terne et gris. Si Foucault les met à jour, ce n’est pas pour en vanter la valeur politique (à l’inverse d’un Hakim Bey, par exemple, posant les Zones d’Autonomie Temporaires - TAZ - comme derniers espaces de liberté d’une humanité cadenassée) ou esthétique, c’est surtout parce qu’il estime qu’elles méritent d’être étudiées, disséquées, pour ce qu’elles révèlent des sociétés humaines : « Eh bien, je rêve d’une science - je dis bien une science - qui aurait pour objet ces espaces différents, ces autres lieux, ces contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons. Cette science étudierait non pas les utopies, puisqu’il faut réserver ce nom à ce qui n’a vraiment aucun lieu, mais les hétéro-topies, les espaces absolument autres ; et forcément la science en question s’appellerait, s’appellera, s’appelle déjà "L’hétérotopologie". »
L’important, pour Foucault, c’est d’abord la reconnaissance d’un état de fait : « Il n’y a probablement aucune société qui ne constitue son hétérotopie ni ses hétérotopies. » Elles sont là, elles existent, en bien ou en mal (prisons, colonies, Disney-land...), elles méritent qu’on s’y attarde, qu’on les cartographie. Lui pose les premiers jalons, espérant une relève, une contagion d’intérêt.
L’important, pour Foucault, c’est d’abord la reconnaissance d’un état de fait : « Il n’y a probablement aucune société qui ne constitue son hétérotopie ni ses hétérotopies. » Elles sont là, elles existent, en bien ou en mal (prisons, colonies, Disney-land...), elles méritent qu’on s’y attarde, qu’on les cartographie. Lui pose les premiers jalons, espérant une relève, une contagion d’intérêt.
Si Foucault donne une conférence assez proche de celle-ci en 1967 [6] devant un parterre d’architectes, ce n’est évidemment pas une coïncidence. Il ne s’agit pas pour lui de jeter le bébé théorique (Bauhaus, Le Corbusier) avec l’eau du bain, mais d’ouvrir des horizons, d’inciter un corps professionnel à repenser son approche, à prendre conscience du pouvoir de l’environnement urbain dans la construction d’une société et de son imaginaire. Penser l’utopie et sa version matérialisée, c’est dézinguer les cadres, laisser entrer l’imaginaire dans le béton. Dangereux, maybe, mais porteur d’autre chose, d’un pouvoir de transformation, d’amélioration. Comme si Lewis Caroll expliquait à une assemblée d’écrivains made in sixties qu’il est temps de plonger le Nouveau Roman et ses ânonnements mécaniques dans un bain de vie.
Au final, difficile d’analyser cette conférence sans tomber dans l’enthousiasme primaire (la voix, les mots, le rythme, le Grand Style) ou l’interprétation politisée à contre-emploi (corsaire powa). Foucault ouvre des boîtes spatiales et temporelles, les dissèque avec délice, mais sans donner de mode d’emploi. Contrairement à Marc Augé voyant dans les Non-lieux (des espaces que l’on ne peut habiter, que l’on traverse seulement) un produit de la sur-modernité, bien défini, il analyse les hétérotopies comme des espaces intemporels et contradictoires, mouvants et statiques, accessibles et fermés, éternels et contingents, libérateurs et oppresseurs. Sac d’anguilles. Point commun avec la Dérive et la psychogéographie des Situationnistes : il ne s’agit pas de bouleverser ce monde (pas en premier lieu, en tout cas), mais déjà de le parcourir pour en faire émerger les espaces de signifiance condensée. C’est la douceur des utopies basculée dans le réel, avec son lot de contre-utopies uniformes (prisons, clubs de vacances), mais aussi de possibles, de fenêtres démultipliées. Ce « désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles » [7], il serait stupide de le déplorer frontalement ou de souhaiter l’agencer sur le court terme. Simplement : il faut le regarder en face, sans œillères simplificatrices. Ensuite, seulement, il sera possible de le travailler au corps pour en expurger les corps oppressants et concrétiser cette injonction de Guy Debord (1956) : « Il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. »
Edit 25 novembre / 00h15 : Article 11 étant une machine aux rouages bien huilés et un tantinet incestueux, je vous copie-colle ci-dessous les réactions de l’ami Ubifaciunt à la même conférence, écrites il y a quelques temps et arrivées par mail express. Autre regard, autre ouverture :
J’écoutais Michel Foucault, hier soir. Ça fait du bien, sacrément du bien, une petite pause d’intelligence et de "bon sens", comme dirait l’autre abruti. [...]
Foucault, donc. Les Hétérotopies et Le Corps utopique, deux conférences radiophoniques diffusées sur France Culture les 7 et 21 décembre 1966 [8]. À l’époque où France Cul, ça voulait dire quelque chose. Pas avec Alexandre Adler qui chronique au matin... Un peu comme y a quelques années quand arrivaient enfin les émissions de la nuit, les rediffusions d’entretiens improbables ou les conférences sur les statues de sable en Mésopotamie. Ces rediffs qui commençaient par un jingle hallucinant où un mec disait : « il y a les régions ouvertes de la halte transitoire (gares, cafés..) et les lieux fermés du repos et de chez soi ».
Ce mec des régions ouvertes de la halte transitoire, c’est Foucault, au début de sa conférence sur les hétéropies. Ça commence comme ça : « Il y a donc des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ». Tout ce qui naît dans la tête des hommes et dans l’interstice des mots.
Arrive une splendide exemple des contre-espaces, ces lieux détournés de leur usage, ces utopies localisées : plus que le fond du jardin ou le grenier, c’est le grand lit des parents. Pour les gosses, c’est l’océan puisqu’on peut y nager, c’est le ciel puisqu’on bondit sur les ressorts, c’est la nuit puisqu’on peut devenir fantômes entre les draps, c’est « le plaisir enfin, puisqu’à la rentrée des parents, on va être punis ».
[...]
Je zappe un peu la suite, manque de m’endormir (il est tard, je suis fatigué) et sursaute à l’écoute de la conclusion, une merveille absolue de clôture, de style, d’ouverture, d’intelligence, de perfection. Je la réécoute, encore et encore. Putain que c’est beau :
« On voit pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIème siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique, mais surtout la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Les civilisations sans bateaux sont comme les enfants dont les parents n’auraient pas un grand lit sur lequel on puisse jouer ; leurs rêves alors se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la hideur des polices, la beauté ensoleillée des corsaires. »
Notes
[1] Ramzig Keucheyan dixit, dans un entretien publié dans Article11 papier n°1 : « Les principaux penseurs critiques actuels – des gens comme Alain Badiou, Frederic Jameson, Perry Anderson – sont fascinants et construisent des pensées politiques extrêmement intéressantes, mais ils ne te donnent en aucun cas les moyens de construire un autre monde. »
[2] Bref : exégètes de Foucault, féroces universitaires, passez votre chemin.
[3] Pour les accrochés, il existe une récente version CD comprenant deux conférences : Les Hétérotopies et Le Corps Utopique.
[4] « Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. »
[5] Pour la caractériser plus précisément, il a posé six principes de base :
Les hétérotopies sont présentes dans toute culture.
Une même hétérotopie peut voir sa fonction différer dans le temps.
L’hétérotopie peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l’espace réel.
Au sein d’une hétérotopie existe une hétérochronie, à savoir une rupture avec le temps réel.
L’hétérotopie peut s’ouvrir et se fermer, ce qui à la fois l’isole, la rend accessible et pénétrable.
Les hétérotopies ont une fonction par rapport aux autres espaces des sociétés : elles sont soit des espaces d’illusion soit des espaces des perfections.
Les hétérotopies sont présentes dans toute culture.
Une même hétérotopie peut voir sa fonction différer dans le temps.
L’hétérotopie peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l’espace réel.
Au sein d’une hétérotopie existe une hétérochronie, à savoir une rupture avec le temps réel.
L’hétérotopie peut s’ouvrir et se fermer, ce qui à la fois l’isole, la rend accessible et pénétrable.
Les hétérotopies ont une fonction par rapport aux autres espaces des sociétés : elles sont soit des espaces d’illusion soit des espaces des perfections.
[6] au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, intitulée « Des Espaces autres » (à lire ici).
[7] In : Les Mots et les choses, 1966.
[8] CD, INA mémoire vive, réf : IMV056 NT92
http://www.article11.info/spip/Des-espaces-autres-l-heterotopie
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