La publication de ses résultats pour l'année 2009 par la filiale anglaise de Spotify, Spotify Ltd, m'a incité à mener une petite investigation sur Internet, qui m'a permis de mettre à jour un drôle de montage, dont l'optimisation fiscale ne fait aucun doute.
Après avoir parcouru de nombreux articles de médias étrangers sur les résultats de Spotify Ltd en Angleterre, le doute persistait, dans mon esprit, sur leur véritable périmètre. Je me suis donc rendu sur le site de Companies House (registre du commerce britannique) pour commander le rapport annuel 2009 de Spotify Ltd. Après lecture, il apparaît que ces résultats concernent l'ensemble des activités commerciales de la plateforme de streaming en Europe (publicité et abonnement), qui a enregistré une perte de nette de £16,6 millions en 2009 (19,6 M€), pour un chiffre d’affaires de £11,3 millions (13,3 M€).
Il apparaît également que les filiales de Spotify dans les autres pays européens, dont Spotify France SAS, ne sont que des succursales commissionnées par Spotify Ltd sur la vente de publicité : de simples régies publicitaires, en somme, qui ne déclarent certainement, en terme de chiffre d'affaires, que les commissions perçues (de l'ordre de 30 % à 40 % des ventes pour les régies Internet en général, mais rien ne dit que le taux de commission des succursales de Spotify soit aussi élevé), et non le chiffre d'affaires publicitaire réel de Spotify en France.
Le compte de résultat simplifié de Spotify France SAS, visible sur Societe.com, fait état d'un résultat net de 2000 € en 2009, pour un chiffre d'affaires de 265 K€ réalisé à 100 % à l'export, ce qui tendrait à confirmer que cette filiale se contente de facturer des prestations de régie publicitaire à Spotify Ltd, qui doit donc facturer elle-même directement les annonceurs recrutés en France depuis le Royaume Uni, avec des contraintes fiscales (taux de TVA et d'imposition sur les bénéfices des sociétés) qui ne sont évidemment pas les mêmes.
Délocalisation fiscale
Cette pratique de "délocalisation fiscale" des revenus des sociétés Internet est malheureusement assez courante (pour ne pas dire qu'elle constitue la règle), et le le fisc français est certainement rompu au calcul du manque à gagner pour l'Etat français. C'est ce qu'on essaie notamment de contrer avec la « taxe Google », adoptée par les sénateurs cette semaine, comme s'il suffisait de pisser dans un violon.
Mon investigation ne s'est pas arrêtée là dans la mesure où autre chose me titillait encore. Je me rappelais, en effet, avoir lu il y a déjà un petit moment un article de Paidcontent, dont je n'ai pas retrouvé la trace de suite, sur les résultats de Spotify AB en Suède. De mémoire, il faisait état de pertes relativement substantielles en 2008 et dressait un profil financier de cette société qui ne cadre pas avec celui d'une simple régie publicitaire comme Spotify France SAS.
La question que je me posais alors était toute bête : pouvais-je considérer, oui ou non, que les résultats publiés par Spotify Ltd pour l'année 2009 englobaient ceux de l'exploitation du service (publicité et abonnement) en Suède ? Afin d'en avoir le cœur net, je me suis rendu sur le site du registre du commerce suédois en quête du dernier rapport annuel de Spotify AB, ne serait-ce que pour savoir quelle était la nature de son activité.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater que cette entreprise a dégagé, en 2009, un résultat net positif de 14,1 million de SEK (1,5 M€), pour un chiffre d'affaires de 90,3 millions de SEK (9,6 M€). Se pouvait-il qu'un service de streaming comme Spotify soit déjà rentable en Suède ? Voilà qui valait le coup d'être creusé ! Mais après avoir passé plus de deux heures à éplucher ce rapport rédigé en Suédois avec l'aide de Google Traduction, j'ai malheureusement dû me rendre à l'évidence : il ne m'apporterait pas la réponse escomptée.
En passant par l'Angleterre
C'est en retrouvant l'article de Paidcontent dont j'avais perdu la trace, que j'ai finalement pu mettre un terme à mon interrogation. Il précise en effet que Spotify AB, en Suède, regroupe toutes les activités de recherche & développement de Spotify, Spotify Ltd regroupant bien, pour sa part, toutes les activités commerciales du groupe.en Europe, quelque soit le territoire où le service de streaming musical est délivré. Cela vaut pour la vente de publicité, par l'intermédiaire de régies implantées localement qu'elle commissionne, mais aussi pour les abonnements, dont les revenus échappent aussi au fisc local.
Les conditions d'utilisation du service établissent bien une relation contractuelle entre l'utilisateur et Spotify Ltd, qu'il soit abonné ou non, et quelque soit le pays dans lequel il se trouve. Par ailleurs, le nom de domaine Spotify.com appartient à cette entité, et tous les URL localisés de Spotify, de type Spotify.fr ou Spotify.se, renvoient vers ce domaine, à une adresse de type Spotify.com/fr/ ou Spotify.com/se/.
On apprend par ailleurs, dans le rapport annuel de Spotify AB, que c'est une filiale à 100 % d'une holding baptisée Spotify Technology SA et enregistrée depuis 2006 au Luxembourg. Pressé de dérouler jusqu'au bout le fil de mon investigation, je commandais illico, sur le site du registre du commerce et des sociétés de ce vénérable petit pays, le dernier rapport annuel de cette holding.
Spotify Technology SA, la luxembourgeoise, qui a déclaré un chiffre d'affaires de 56 K€ en 2009 et une perte nette de 558 K€, est une holding regroupant cinq filiales détenues à 100 %. Parmi elles figurent Spotify USA LLC, société "dormante" enregistrée aux Etats-Unis ; Spotify AB, basée en Suède ; et Spotify Ltd au Royaume Uni, dont dépendent manifestement les régies publicitaires ouvertes dans plusieurs pays européens. Mais on trouve aussi la référence à deux autres filiales détenues à 100 % : Spotify Technology Holding Ltd et Spotify Technology Sales Ltd, toutes deux enregistrées à... Chypre !
Impuissance politique
Inutile de m'étendre sur la nature "paradisiaque" de la fiscalité chypriote. Ces deux sociétés sont bien enregistrées là-bas, et le rôle qu'elles s'apprêtent à jouer dans l'évasion des bénéfices éventuels de la start-up ne fait aucun doute.
On pourrait crier au loup, jeter la pierre à Spotify, comme à Google ou Apple, ou bien se réjouir qu'un acteur européen ne s'en laisse pas conter et se donne les moyens de jouer dans la cour des grands. Je préfère, pour ma part, renvoyer la balle dans le camp des pouvoirs publics européens, et les mettre face à leur impuissance à réduire, jusque là, les fortes distorsions de concurrence et la captation de valeur indue que tout cela entraîne. A quand un moratoire sur une TVA réduite et harmonisée pour le e-commerce partout en Europe ? Quant aux problèmes de délocalisation des bénéfices, il faudrait déjà avoir le courage politique de balayer devant notre porte (que certains grands groupes français du CAC40 ne se sentent surtout pas visés).
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