On le sait, la tâche des éditorialistes n’est pas, à la différence des journalistes de terrain, de « rendre compte », mais de prendre de la hauteur et, synthétisant les faits et les chiffres, de délivrer une analyse de la situation, ouvrant des perspectives, creusant des pistes, non sans parti pris, bien au contraire. Journalisme d’opinion, par conséquent, dont la diversité, nous dit-on, est un gage de démocratie.
Or qu’en est-il de cette diversité dans la presse quotidienne régionale, quand il n’existe, en général, qu’un seul quotidien par région et que les éditorialistes de la « P.Q.R. » valent bien, comme on pourra le vérifier à la fin de cet article, ceux de la presse parisienne que l’on dit « nationale » ? Comme eux rien n’est plus pressé que d’en finir avec le conflit, quitte à entériner la contre-réforme.
C’est ce que montre un passage en revue des éditoriaux de la presse régionale (du 6 au 9 septembre 2010).
Dès avant les manifestations du 7 septembre et, particulièrement la veille, se répandent des bouffées d’inquiétudes, comme celles-ci :
- « Avant d’abattre ses cartes, François Fillon attend de mesurer l’ampleur de la mobilisation dans la rue et les risques de prolongation. Le bulletin d’alerte est encore à l’orange. On verra mardi si le rouge s’impose. » (Hervé Favre, La Voix du Nord, 6 septembre)
- « ... Vraiment tous les ingrédients pour une rentrée brûlante ! » (Michel Lepinay, Paris Normandie, 6 septembre)
Mais avec quel enjeu ?
I. L’avenir de Nicolas Sarkozy et de son quinquennat
Pour la plupart de nos éditorialistes régionaux, le principal enjeu de cette mobilisation est... le sort du quinquennat sarkozien, la trace qu’il laissera dans l’histoire, l’image de Nicolas Sarkozy que conservera la mémoire collective… et, naturellement, ses chances de réélection en 2012 – puisque, comme le dit Philippe Waucampt, dans Le Républicain Lorrain du 6 septembre, la réforme des retraites, « la dernière avant la présidentielle [...] donnera le signal de la campagne » !
Quelques exemples ?
- « S’il sort sans dommages de cette journée, Nicolas Sarkozy pourra se targuer d’avoir fait taire tous les clivages dans son camp » (La Montagne, Daniel Ruiz, 6 septembre).
- « Un coup de tonnerre suffit parfois à dégager le ciel. Pour Nicolas Sarkozy s’ouvre une semaine à hauts risques […]. Si le président passe sans trop d’encombres ce moment clé, il pourra, après avoir remanié le gouvernement, "ne plus faire que de la politique" en vue de 2012. » (L’Est Républicain, Rémi Godeau, 6 septembre).
- « Face à cela, Nicolas Sarkozy joue gros lui aussi […]. Il n’est donc pas question d’échouer sur cette réforme devant servir à fixer l’électorat de droite à l’orée de la mère de toutes les élections. D’autant que la crainte grandit dans la majorité d’un 21 avril à l’envers. Autrement dit d’un second tour confrontant le - ou la - candidat(e) socialiste à celui - ou celle - du Front National. » (Le Républicain Lorrain, Philippe Waucampt, 6 septembre).
- « Nous y sommes. Cette rentrée 2010 est un moment clé du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Et cette semaine qui s’ouvre en est la configuration la plus flagrante […] Le président de la République entend imprimer sa marque en mettant en place une réforme sur laquelle tous les gouvernements depuis des années se sont cassé les dents. S’il devait échouer, lui aussi, son électorat, déjà miné par le doute (...) lui en tiendrait fatalement rigueur. » (La Nouvelle République du Centre-Ouest, Hervé Cannet, 6 septembre).
- « Le dossier des retraites est une superbe opportunité pour Nicolas Sarkozy de se refaire une santé en ressoudant sa majorité autour de sa fermeté. De décrocher le brevet de bravoure dont il rêve pour entamer la prochaine campagne présidentielle. » (Ouest-France, Paul Burel, 8 septembre).
- « Nicolas Sarkozy, au plus bas dans les sondages, et s’attaquant ici au plus grand des totems de la gauche, joue ni plus ni moins sa crédibilité pour le reste du quinquennat et, peut-être même, pour un éventuel second mandat. » (L’Est-Eclair, Patrick Planchenault, 8 septembre).
- « Toutefois, en montant en première ligne plutôt que de laisser François Fillon annoncer les dites mesures, Nicolas Sarkozy prend un risque. Celui de transformer les manifestations des prochaines semaines en référendum contre sa politique et sa personne. Or, l’adoption de cette réforme conditionne les chances de sa réélection. Elle sera en effet décisive car l’image de réformateur du chef de l’État est en jeu ». (Le Télégramme, Hubert Coudurier, 9 septembre).
Diagnostics de la situation ou témoignages de sollicitude ? Il est souvent difficile de trancher. En tout cas, la question de l’avenir de Nicolas Sarkozy se pose et peut être posée.
Mais que la plupart des éditoriaux l’agitent en tous sens comme le problème central du moment montre qu’à force de prendre de la hauteur, on finit par perdre de vue l’essentiel, du moins pour les grévistes et manifestants, et ceux qui les soutiennent : le contenu et les enjeux de la contre-réforme gouvernementale.
II. Une réforme inéluctable, des manifestations inutiles (bis)
Un sondage n’a-t-il pas « montré » que « les Français » étaient majoritairement opposés à cette réforme des retraites et favorables à la mobilisation, mais qu’ils estimaient que le gouvernement ne reculerait pas ? Les éditorialistes de France et de Navarre traduisent aussitôt qu’ils jugent « la réforme » inéluctable. Ce qu’ils avaient déjà décrété bien avant eux. Sans doute ont-ils fait preuve d’assez de pédagogie... Ainsi, Jacques Camus, dans La République du Centre du 6 septembre, fait ce constat à demi rassurant : « les derniers sondages montrent une adhésion très majoritaire des Français à la mobilisation, même s’ils savent la réforme inéluctable ». Ce que Philippe Waucampt, par exemple, s’empresse de confirmer, au lendemain des manifestations, dans Le Républicain Lorrain : « Et maintenant ? Il serait naïf de croire que le gouvernement va plier sur l’essentiel de sa réforme ».
D’une réforme inéluctable à des manifestations inutiles, il n’y a qu’un pas que nombre de nos commentateurs franchissent donc allègrement.
Dès le 6 septembre, dans L’Est Républicain, Rémi Godeau semblait dubitatif, car « il est bien difficile de savoir si ce 7 septembre tiendra du baroud d’honneur ou du début d’incendie social ». Mais il avait néanmoins quelques certitudes – il connaissait même les certitudes des autres : « le chef de l’État bénéficie d’un atout majeur : ses adversaires savent qu’il ne peut reculer. [...] Que plus de 2 millions de grévistes battent le pavé ne changera donc pas l’essentiel : en 2018, l’âge de départ à la retraite sera de 62 ans ».
Et dès le lendemain de la manifestation Patrick Planchenault, dans L’Est-Eclair du 8 septembre confirme : « N’en déplaisent aux syndicats [...] - la mobilisation, même record, d’hier n’amènera pas le gouvernement à battre en retraite et ne remettra certainement pas les compteurs à 60 ans. Un. Parce que cette réforme est nécessaire et “inéluctable” comme l’admet, d’ailleurs, une majorité de Français, un brin résignés » … Comme n’ont cessé de l’affirmer les prescripteurs d’opinion (Lire ici même et comme ils l’affirment encore : pour en avoir confirmation, suivre la note [1].
Et si vus de l’Est, les jeux sont faits, ils le sont aussi vus du Nord : « sur le parcours des manifestations à venir les bornes de 62 ans pour l’âge légal et de 67 ans pour l’accès à la retraite sans décote paraissent déjà scellées ! » (Hervé Favre, La Voix du Nord, 8 septembre). Et à l’Ouest, le rêve est devenu réalité : « Passer le pont de la réforme sous la mitraille syndicale, avec plus de deux millions de manifestants, ce n’est d’ailleurs plus un fantasme, c’est déjà une réalité. » (Paul Burel, Ouest-France, 8 septembre).
Ces prophéties auto-réalisatrices ne sont d’ailleurs pas l’apanage de la presse régionale : elles sont fort goûtées aussi à Paris. Gérard Carreyrou, au matin du 7, a consulté sa boule de cristal et dresse en avant-première, pour les heureux lecteurs de France-Soir, le bilan d’une journée de mobilisation qui n’a pas encore eu lieu : « Il y aura, annoncé bruyamment sur toutes les antennes par MM. Thibaud de la CGT, Chérèque de la CFDT et Mailly de Force ouvrière, non pas deux millions de manifestants, la fourchette basse décrétée unilatéralement par les états-majors syndicaux, mais plus : 2 millions et demi voire 3 millions de manifestants. Ce qui sera bien la preuve que c’est un extraordinaire succès, que la France est dans la rue, que le Président est dans les choux, que les adversaires de la réforme des retraites ont gagné. Gagné quoi ? Rien du tout, puisque la réforme enrichie des concessions annoncées pour le débat parlementaire sera votée dans les prochaines semaines par les deux assemblées et que l’âge de la retraite sera désormais de 62 ans avec retraite pleine à 67 ans . »
Sans doute le gouvernement n’a-t-il pas l’intention de « reculer ». Peut-être même va-t-il ne pas le faire. En le déclarant, il est en tout cas dans son rôle. Mais en le répétant sur tous les tons, nos grands analystes de la « P.Q.R. » endossent celui que leurs confrères de la « P.Q.N. » affectionnent tout autant : l’éditorialiste d’accompagnement.
III. Avis de recherche des concessions
Et si les éditorialistes accompagnent le gouvernement, c’est que le gouvernement mène une réforme dont ils avaient noté depuis longtemps l’urgence et la nécessité. Tous les moyens sont bons pour la défendre, plus ou moins directement. Et si les sondages semblent indiquer qu’elle est apparemment rejetée par une bonne majorité de Français, c’est simplement qu’« une réforme des retraites est par définition impopulaire, soit qu’on allonge la durée de cotisation, soit qu’on réduise le montant des prestations, en France comme ailleurs », note subtilement l’éditorialiste du Journal de la Haute-Marne qui ne connaît que cette alternative (Patrice Chabanet, 6 septembre). « Un texte forcément douloureux », répond « forcément » en l’écho l’éditorialiste des Dernières Nouvelles d’Alsace (Olivier Picard, le 6 septembre).
Le soutien au projet de contre-réforme peut s’afficher pratiquement sans fard, en répétant l’argumentaire gouvernemental. Ainsi dans L’Alsace (8 septembre), Patrick Fluckiger écrit : « C’est l’avenir même du système de retraites qui est en cause. Tous les pays qui ont adopté le principe de la répartition sont confrontés au même défi du déséquilibre démographique, et la plupart ont déjà rallongé la durée des carrières. La France ne pourra pas faire bande à part. » La seule originalité, toute relative, consiste ici à menacer les manifestants de « difficultés sociales accrues » dont ils seraient les premiers responsables (pour suivre le raisonnement, suivre la note [2]. Et pour défendre une réforme inéluctable, Nicolas Sarkozy « est condamné à poursuivre le bras de fer ». « Forcément »…
Et puisque les jeux sont faits, restent les « concessions » et la « négociation ».
Avant même que Sarkozy s’exprime, il ne reste rien d’autre à attendre que des concessions – que l’on espère ardemment :
- Comme Patrick Pépin, dans Nord Eclair (8 septembre) : « Il en aurait fallu plus pour que l’Elysée reconsidère sa position. Cependant, il ne peut être sourd et aveugle face à ces salariés du public et du privé qui acceptent d’amputer leurs revenus d’une journée de travail pour faire grève et manifester. Il lui faut chercher maintenant, et sans tarder, des concessions pour ne pas alimenter le mouvement de contestation. »
- Comme Jean-Marcel Bouguereau dans La République des Pyrénées (8 septembre) : « La marge de manœuvre de Sarkozy est petite. Il lui faut absolument, pour 2012, apparaître comme le vainqueur de cette bataille, il lui faut donner des gages aux agences de notation et maintenant il lui faut faire des concessions aux syndicats. Beaucoup plus qu’il ne l’avait initialement prévu. »
Des « concessions » que l’on tient même pour acquises et qui, croit-on, devraient ouvrir (enfin ?) la voie à des « négociations » :
- Comme l’affirme Patrice Chabanet, dans Le Journal de la Haute-Marne (8 septembre) : « Dès ce matin, le chef de l’Etat fera une déclaration lors du Conseil des ministres. […] Il confirmera sans doute, comme l’a fait Eric Woerth, que la porte reste ouverte pour des négociations sur la pénibilité et les longues carrières. »
- Ou Jacques Guyon dans La Charente Libre (8 septembre) : « Même si les syndicats ont tenu leur pari et qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot, le gouvernement a réussi hier à passer un cap risqué. Et le voici désormais prêt à faire des concessions. Pas évidemment sur l’essentiel. Mais sur quelques points qui sont loin d’être accessoires comme les carrières longues ou la pénibilité. Depuis hier, on sait de chaque côté, qu’il reste du grain à moudre. » [3]
Les aménagements mineurs (et prévus de longue date pour faire mine de répondre à la mobilisation) se sont ainsi miraculeusement transformés en « concessions » qui ouvrent la porte à des « négociations ».
IV. Que la paix sociale soit avec nous !
Dès lors retentissent de vibrants appels à l’apaisement et au dialogue.
- Les uns rêvent, comme Patrick Pépin, dans Nord Eclair du 9 septembre : « Un effort mieux réparti, un débat sans arrière-pensées et qui laisserait du temps au temps serait de nature à calmer la confrontation. Ce sera difficile, tant l’affaire est lancée comme une partie de bras de fer. »
- D’autres s’alarment, comme François Martin (Le Midi Libre, 9 septembre) : « Comment arriver à un compromis acceptable pour les deux partis ? Encore une fois, notre bon vieux pays joue avec le feu : l’affrontement en guise de dialogue social. Sacrée habitude qui s’installe à chaque soubresaut. N’empêche ! Exécutif et syndicats sont dans le même bateau. Faire vite. Avant que le malaise social ne se radicalise. Un embrasement reste possible tant la France a peur de son ombre. Et de son avenir. L’apaisement, donc, plutôt que l’affrontement. »
Et nombre de nos effarouchés s’indignent de cette (mauvaise) « habitude qui s’installe à chaque soubresaut »,
- Comme Rémi Godeau, dans L’Est Républicain : « La justice des mesures sera au cœur du débat. Un sujet explosif dans un pays – exception européenne - allergique au consensus. Même lorsque se règle la survie de notre régime par répartition. »
- Comme Patrice Guillier, étincelant de mépris, dans Le Courrier de l’Ouest (8 septembre) : « Une dramaturgie très française. Régulièrement ce pays, où les slogans fermentent aussi facilement que les fromages, se convoque lui-même en une sombre liesse protestataire. Hier était bien l’une de ces journées culminantes. Mais un gros coup de tonnerre ne résume pas l’orage à lui seul. Et une cohorte interminable de quelque 2,5 millions de manifestants ne clarifie pas tout une bonne fois. Ce serait trop simple. »
- Comme Patrick Fluckiger dans L’Alsace (9 septembre) : « En fixant la barre à un niveau irréaliste, ils [Les syndicats] prennent le risque de transformer leur succès dans la rue en défaite finale. […] Chacun réclame un dialogue social de qualité, mais tous les prétextes sont bons pour le saboter. Résultat : personne ne sait comment sortir du blocage. Dans d’autres pays aussi, les salariés se mobilisent pour défendre leurs droits. » Et après l’exemplaire exemple allemand, cette sentence : « En France, on préfère rester dans le conflit. C’est beaucoup plus cher, mais tellement plus romantique. »
Jacques Camus, dans La République du Centre, se « mobilise », lui aussi, pour appeler à l’apaisement.
- Le 8 septembre, il se pose en arbitre « Reste pour les syndicats à gérer le succès d’hier en poussant leur avantage sans s’abandonner à un “aventurisme” qui rebuterait la base. […] C’est donc à Nicolas Sarkozy de reprendre le main et de dire à quels amendements il consent pour calmer l’ardeur retrouvée des syndicats et combattre ce “mécontentement sociétal” diffus qui a poussé hier beaucoup de manifestants dans les rues. Au-delà du seul problème des retraites. »
- Et le 9 septembre, les « amendements » de Sarkozy étant officiellement connus, il entreprend de dissuader de pousser trop loin l’expression de ce « mécontentement sociétal » : « La tentation existe […] chez certains, notamment dans les transports, d’une grève reconductible qui plongerait le pays dans de graves difficultés. Pas sûr, malgré les imperfections de la réforme, que l’opinion approuve des mouvements conduits par ceux qui ont été les plus "ménagés" à travers leurs régimes spéciaux. » « Les imperfections de la réforme » : n’est-ce pas joliment dit pour l’entériner ?
Signalons pour conclure que La Dépêche du Midi est l’un des très rares quotidiens régionaux (le seul de notre échantillon [4]), à épouser le point de vue des manifestants :
- Le 6 décembre, Jean-Claude Souléry, note judicieusement : « Les Français ne veulent pas de cette réforme des retraites. Les Français n’ont plus confiance en Nicolas Sarkozy. […] Dès lors, les cortèges de mardi prendront valeur d’un ’non’ tonitruant à une politique dite de réforme - le mot “réforme” signifiant pour beaucoup une variété ’light’ de la régression sociale. […] Dès juillet, Nicolas Sarkozy admettait que la mobilisation syndicale serait puissante, mais ajoutait néanmoins qu’il ne reculerait pas d’un pouce. Autant dire que nous sommes bel et bien à la veille d’une épreuve de force. »
- Et le 9 septembre le même éditorialiste traduit ainsi, le 9 septembre, l’attitude du gouvernement : « Autrement dit : manifestez, manifestez ! - moi, je trace ma réforme. » Et de poursuivre : « Peu importe que cette réforme des retraites soit rejetée par la grande majorité des Français, peu importe que, mardi, les syndicats aient clairement remporté la bataille de la rue, au final le chef de l’État en personne vient de réaffirmer hier ce qu’il avait déjà martelé à chaque occasion : on corrige la copie à la marge, on gomme une virgule, mais, qu’on se le dise, pas question de reculer sur l’essentiel ! »
Comme le note avec justesse l’éditorialiste de l’Est Républicain, au lendemain de la manifestation : « Ainsi la rue a parlé. Mais qu’a-t-elle dit au juste ? Dans une partition très française, les ventriloques de tous bords ont livré leur version du “message” des manifestants. » Savoureux mélange de lucidité et d’aveuglement, car le même poursuit ainsi : « Les Français ont été bien plus nombreux à faire entendre leur opposition à la retraite à 62 ans. La France réclame-t-elle pour autant un retrait pur et simple du projet ? À voir. » Et de fait, les ventriloques de la presse régionale, de quelque « bord » qu’ils soient, ont livré à de rares exceptions et nuances près une « version » singulièrement monocolore du « message » des manifestants, expurgée de l’essentiel de son contenu politique, et globalement favorable, directement ou plus insidieusement, aux principales dispositions de la contre-réforme gouvernementale.
Soit. Mais, heureusement pour le pluralisme, la presse parisienne nationale sait rééquilibrer les choses. La preuve ? Il y a L’Humanité, par exemple, pour porter une autre voix et une autre analyse, comme celle que propose Jean-Emmanuel Ducoin le 7 septembre : « La France des luttes, celle qui ne se résout jamais à la domination de puissants, a rendez-vous avec son destin, cette semaine, et plus particulièrement ce mardi 7 septembre, jour de grandes mobilisations partout dans le pays pour refuser le projet gouvernemental de démantèlement de nos retraites. L’enjeu enjambe de loin le strict cadre d’une nouvelle journée d’action. N’ayons pas peur des mots, notre avenir commun est en cause. Un choix de civilisation. »
...Mais c’est le seul exemple. Qu’ils soutiennent ouvertement la contre-réforme (Le Figaro), qu’ils défendent ses principales dispositions (Le Monde) ou qu’ils les entérinent à mot couvert (La Croix, Libération), les éditorialistes des principaux journaux de la presse nationale nous offrent toutes les nuances d’une même couleur.
Le Figaro – c’est sans surprise – soutient Nicolas Sarkozy et son électorat dans lequel on peut compter la majeure partie du lectorat du Figaro. Dès le 6 septembre, Paul-Henri du Limbert fixe le cap :
« Si cette semaine est décisive, c’est parce que Nicolas Sarkozy, s’attaquant au plus grand des totems de la gauche, s’attaque aussi au symbole d’une époque révolue où les gouvernements étaient persuadés que l’on pouvait dépenser sans compter. Sur ce dossier comme sur d’autres, c’est comme si le chef de l’État sifflait la fin d’une ’récréation’ qui aura tout de même duré une trentaine d’années. […] Nicolas Sarkozy peut faire de cette bataille le premier chapitre de la reconquête. Ses électeurs de 2007 lui réclament simplement de tenir bon. C’est un exercice qu’il connaît bien. »
Dans Le Monde, Eric Fottorino, (9 septembre) se penche sur « Les Français et la peur de l’avenir ». C’est le titre. Et c’est ce qu’« on pouvait percevoir […] dans les cris et les protestations du million et demi - au moins - de personnes descendues dans la rue ». Après une brève litanie sur « les inquiétudes très concrètes » des manifestants, Eric Fottorino, perspicace, en relève quelques autres (« C’est précisément la question de l’emploi qui enlève aux Français toute vision sereine de l’avenir », « Le passage du témoin de la prospérité d’une génération à l’autre n’est plus assuré »), avant de prendre nettement position : « Sur le fond, pourtant, repousser l’âge légal du départ à la retraite est une nécessité largement admise. Sauf à entretenir un mensonge général sur la capacité de l’Etat à financer le système, il faut bien regarder les réalités en face. » Regarder la réalité en face, pour Le Monde, c’est entériner la réforme Sarkozy…
Dans La Croix, le 6 septembre, François Ernenwein prophétise ; « Nicolas Sarkozy voulait mener à bien cette réforme centrale pour son quinquennat et, selon toute vraisemblance, il y parviendra. » Mais, le 8 septembre, au lendemain de la manifestation, le même « négocie » : « C’est donc dès maintenant que le gouvernement devra faire les ouvertures déjà annoncées. En laissant aux syndicats le plaisir d’annoncer ce qu’ils ont “arraché”. Ce compromis serait une conclusion acceptable pour une réforme que de nombreux manifestants d’hier savaient à la fois nécessaire et inéluctable. »
Et dans Libération, Laurent Joffrin affiche paisiblement ses désirs et prend ses désirs pour la réalité. Dès le 8 septembre, il écrit : « Confronté à la protestation, il [le gouvernement] affiche une attitude plus ouverte et parle même de négociation. Il reste à passer de la parole à l’acte. Même dans le cadre très contestable du projet, il existe une place pour les compromis. On peut atténuer l’injustice de la réforme, par exemple, en se penchant plus sérieusement sur le sort de ceux qui entament très tôt leur vie active ou encore en prenant en compte les carrières incomplètes. Mais pour cela, une seule manifestation ne suffira pas ».
Et le 9 septembre, il se réjouit : « Etrange négociation, sans discussions directes ni contacts à ciel ouvert. Mais négociation tout de même. Dès lors, il s’agit d’obtenir des concessions aussi substantielles que possible, mais néanmoins partielles et non le retrait du projet, demandé seulement par une minorité. Par des voies indirectes et bien françaises sous le couvert d’un langage qui reste rude, un syndicalisme de négociation se substitue progressivement au syndicalisme de protestation ».
... Tandis que le journalisme d’opinion se réduit chaque jour davantage au journalisme d’« opinons »...
Henri Maler et Olivier Poche
- Illustration de Sébastien Marchal
Notes
[1] Tantôt c’est le gouvernement qui parie sur l’usure et la résignation :
- « Tout le pari repose ainsi sur la lecture que chacun fera de cette journée. Le président est convaincu que les Français grognent, mais admettent la nécessité de la réforme. » (Xavier Panon, La Montagne, 8 septembre). _ - « Son pari [celui du président] est qu’une majorité de Français s’est résignée à travailler plus longtemps, à condition d’avoir l’impression que l’effort est justement réparti. Et il veut croire que la répétition des manifestations et des grèves, avec les tracas qu’elles charrient, finira par lasser » (Le Progrès de lyon, Francis Brochet, 8 septembre).
- « Ce dernier[le gouvernement] compte sur l’usure de la contestation. Son projet n’est pas populaire, mais dans le même temps les Français plaident pour la réforme du régime des retraites. Un match serré, diraient les sportifs. » (Patrice Chabanet, Le Journal de la Haute-Marne, 8 septembre).
Tantôt, c’est l’éditorialiste qui l’affirme, sans s’abriter derrière les « paris » du gouvernement :
- « Les Français, s’ils soutiennent majoritairement le mouvement de la rue, semblent s’être résignés à l’idée de la réforme. Sarkozy le sent. Le sait. Aussi, reste-t-il droit dans ses bottes. [...] pas question de toucher au report de l’âge légal, 62 ans désormais. Circulez, y’a rien à voir ! Le chef de l’État tient sa réforme clé. Comme les footeux, leur match de référence. Elle est primordiale dans son aventure présidentielle. » (Midi Libre, François Martin, 8 septembre).
[2] « Si Nicolas Sarkozy retirait sa réforme, son quinquennat exploserait en vol. Les dix-huit mois qu’il lui resterait à passer à l’Élysée seraient une longue litanie de sanctions européennes pour déficit excessif, de baisse de la note souveraine de la France par les agences de notation, peut-être de crise majeure de l’euro. Et, forcément, de difficultés sociales accrues… »
[3] Mais dès le lendemain, le même ironisera à propos des aménagements mineurs proposés par Sarkozy « Autant de concessions arrachées par la rue ? Rideau de fumée ? En tout cas, à force d’exception et de dérogations dans les exceptions, on a le sentiment qu’on est en train de bâtir une véritable usine à gaz en multipliant les régimes spéciaux. Ironie de l’histoire sociale : hier ce sont les syndicats qui ont dit tout le mal qu’ils pensaient de ces régimes spéciaux. » (La Charente Libre, 9 septembre).
[4] Qui s’appuie, pour l’essentiel, sur la revue de presse du nouvelobs.com.
http://www.acrimed.org/article3443.html
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