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24/09/2010

Retraites : "Se méfier des mesures d'âges"

Annie Jolivet, économiste à l'IRES et Serge Volkoff, Statisticien, ergonome, directeur du Créapt 

L'analyse des évolutions de la longévité, qu'a proposée François Héran (Le Monde du 18 septembre), enrichit la réflexion sur l'avenir des retraites, mais on peut contester une de ses principales conclusions : "La poussée générale de l'espérance de vie (...) appelle forcément des mesures d'âge." Cette expression, "mesures d'âge", qui naguère renvoyait plutôt aux dispositifs de préretraite, est utilisée ici, comme le montre la suite de son article, pour désigner au contraire le report de l'âge de la retraite ("On fait fi des données de base quand on prétend geler la durée de cotisation et l'âge légal de départ"). Ce raisonnement, qui vise à affirmer une sorte d'impératif démographique, est régulièrement repris dans le débat social. Il néglige deux faits importants.

1. L'âge légal de la retraite, ou plus précisément l'âge minimum de la retraite à taux plein (60 ans, en France, depuis 1983), n'est pas l'âge de liquidation des pensions. Le premier est une norme juridique, le second une donnée observée. L'âge de liquidation se situe aujourd'hui entre 61 et 62 ans en moyenne, au-delà donc de l'âge minimum. La raison essentielle de ce décalage est évidemment l'exigence d'un nombre d'années de cotisation pour bénéficier d'une retraite au taux plein.
Seuls les salariés dont la vie de travail a commencé tôt peuvent effectivement prendre leur retraite à 60 ans aujourd'hui. Ils sont souvent moins qualifiés que les autres. Leur position sociale moins élevée s'accompagne - François Héran le rappelle justement - d'une moindre espérance de vie. Si l'on poussait jusqu'au bout la logique de la longévité, on pourrait donc en venir à proposer... la baisse de cet âge plancher, non son relèvement.
Ajoutons qu'il y a un second âge "légal" de la retraite, 65 ans, permettant de prendre une retraite sans décote, même avec un nombre d'années cotisées insuffisant. Cela concerne des personnes aux carrières incomplètes, particulièrement des femmes. Parmi elles, un nombre non négligeable a travaillé ou travaille encore dans des emplois physiquement exigeants.
Dans les deux cas, l'accroissement de la longévité doit être nuancé : il est toujours supérieur à l'accroissement de la longévité "en bonne santé", et il ne préjuge pas de la capacité à rester en emploi plus longtemps.
2. L'âge minimum de la retraite n'est pas non plus l'âge moyen de sortie de l'emploi. Le différentiel est, cette fois, dans l'autre sens : cet âge moyen de sortie se situe entre 58 et 59 ans. Le taux d'emploi à 59 ans est de 40 %. Rien ne dit qu'en repoussant l'âge plancher de la retraite à taux plein, on retarderait d'autant les fins de vie professionnelle. On pourrait aussi bien voir augmenter le nombre de personnes sans emploi, aux âges voisins de 60 ans. Rappelons que c'est ce qui s'est produit il y a une quinzaine d'années, lors du coup de frein sur les préretraites publiques : le nombre de chômeurs âgés a considérablement augmenté.
Dans un tel contexte, repousser l'âge minimum de la retraite pourrait aboutir à l'allongement de la durée d'"attente" pour des seniors sans emploi. L'économie, qui résulterait d'un décalage dans le versement des pensions de retraite, serait alors en partie absorbée par la durée croissante du chômage indemnisé, ou pire par le basculement vers des dispositifs de revenu minimum.
Enfin, soulignons qu'un certain nombre de sorties de l'emploi sont dues à des situations de maladie ou d'invalidité. Là aussi, le relèvement de l'âge de la retraite allonge la durée de ces situations, voire accroît le nombre de personnes concernées. Leurs revenus de remplacement ont des montants souvent modestes. Toutes ces formes de prolongation de situations fragiles pourraient avoir des conséquences néfastes sur l'espérance de vie elle-même.
Il ne s'agit pas de considérer que des vies de travail plus courtes soient un gage de progrès social, alors que la vie dans son ensemble s'allonge. La concentration de la vie professionnelle sur les 25-55 ans, très sensible dans les années 1980-1990, a eu des effets néfastes, et pas seulement sur le financement des pensions. Elle peut provoquer une usure prématurée, ce dont témoigne la montée des inaptitudes à des âges jeunes. Cette concentration a diverses causes dans les pratiques des entreprises et des administrations en matière d'emploi, de santé au travail, de formation professionnelle. Infléchir ces pratiques relève d'initiatives concrètes.
Les "mesures d'âge" dont parle François Héran ne constituent pas, à notre sens, le bon levier pour faire progresser le nombre et la qualité des emplois des salariés âgés. Le risque serait alors de creuser les inégalités sociales de longévité, dont il a raison de souligner l'ampleur.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/23/il-faut-se-mefier-des-mesures-d-ages_1415108_3232.html

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