Pour désigner cette colonisation progressive – mais non progressiste [1] –, de certains espaces urbains souvent dégradés mais toujours bien situés, un terme érigé en concept a été importé d’Angleterre : « gentrification ». Il avait été forgé en 1963 par la sociologue marxiste Ruth Glass dans un rapport sur les transformations socio-spatiales de quelques quartiers ouvriers londoniens. On peut néanmoins se demander si ce néologisme est bien adéquat à ce qu’il est supposé désigner, et si, au lieu de contribuer à clarifier les déterminants et la logique de classe des transformations socio-spatiales en cause, il ne contribue pas à entretenir la confusion.

Compte tenu de l’engagement politique de sa promotrice initiale, la notion de « gentrification » ne peut-être soupçonnée de relever de cette novlangue qui, dans le domaine de la recherche urbaine comme ailleurs, sert à masquer tout en le glorifiant l’avènement d’un capitalisme devenu sans frontières – aussi bien spatiales que sociales. Mais, en la faisant dériver du terme « gentry », signifiant « petite noblesse terrienne », puis, sur le mode ironique, la « bonne société », autrement dit les milieux bourgeois, souvent brocardés dans la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, Ruth Glass a conduit les chercheurs qui se sont inspirés de ses travaux à se méprendre sur l’appartenance de classe de ceux que certains sociologues, en France, n’ont pas hésité à qualifier sans rire de « gentrifieurs ».

Évidemment, il a bien fallu, malgré tout, sous nos cieux, donner un contenu sociologique aux soi-disant « gentrificateurs » sans recourir à des vocables étrangers. Ou, à défaut, en les traduisant en français, quand cela était faisable. D’où un salmigondis d’appellations plus ou moins incontrôlées : « couches moyennes et supérieures », « salariés de la société de services » , « hypercadres de la mondialisation », « élites urbaines circulantes et globalisées », « classe créative »… Tout cela pour ne pas appeler les choses, et les gens, en l’occurrence, par leur nom : « petite bourgeoisie intellectuelle ». Une (dé)nomination qui – compte tenu de la conjoncture politico-idéologique actuelle en Europe, et en France, en particulier, où un néo-conservatisme paré des plumes d’une radicalité « post-moderne » décourage l’analyse matérialiste de la réalité sociale – ne peut que faire pousser des cris d’orfraies dans le monde académique. Sans reprendre ici le détail une démonstration déjà effectuée ailleurs [2], on en résumera les grandes lignes.

Dans la lutte des classes qui se poursuivait sous le capitalisme, Marx en distinguait deux principales, comme chacun sait, dont l’affrontement constituait, selon lui et ceux qui le suivront, le « moteur de l’histoire » : la bourgeoisie et le prolétariat. Mais il n’oubliait pas pour autant les fractions de classes issues de la petite production marchande en déclin (paysans, artisans, commerçants), ni les professions dites libérales (avocats, notaires, médecins, etc.). Ni non plus une catégorie dont les effectifs avaient déjà cru avec le développement de l’État-nation constitué (en France, en Angleterre, et.) ou en voie de constitution (Allemagne) : la bureaucratie. Le tout était regroupé sous une appellation un peu fourre-tout, il faut le reconnaître : la « petite bourgeoisie ». Par-delà les différences relevées par lui entre ces différentes fractions, Marx s’était autorisé à les rapprocher à partir d’une place et d’un état d’esprit communs : subalterne pour l’une et étroit pour l’autre, le second découlant largement de la première. Autrement dit, la petite bourgeoisie était une classe liée et subordonnée à la bourgeoisie – avec des accès de révolte contre cette dernière, parfois, due à sa situation contradictoire de classe intermédiaire –, sans en partager la largeur de vues, aussi relative que soit celle-ci, puisqu’elle n’avait pas vocation à devenir classe dominante.

Sur le plan idéologique, les « petits bourgeois » communiaient avec les « grands » dans l’idéalisme et le moralisme, mais avec des vues plus étriquées conformes à l’univers borné où ils avaient à agir et à penser. D’où la connotation stigmatisante accolée depuis lors à l’expression « petit bourgeois [3] », que renforce par la suite son usage critique et quelque peu inflationniste dans les milieux littéraires et artistiques épris d’anticonformisme. Le dramaturge marxiste Bertolt Brecht, par exemple, dans sa pièce Noce chez les petits bourgeois, dresse de ceux-ci un portait peu avantageux, mettant en évidence la médiocrité de leurs ambitions et leur propension à s’illusionner sur eux-mêmes. Peut-être peut-on discerner là l’une des raisons, même si ce n’est pas la plus importante, de la réticence, pour ne pas parler de refus pur et simple, de la part de l’intelligentsia de gauche française « recentrée » à accorder la moindre pertinence scientifique au concept de « petite bourgeoisie intellectuelle » pour définir sa propre appartenance de classe, ainsi que les pratiques et les représentations qui vont avec. Pour elle, ce concept n’est qu’une « étiquette » grossière et infâmante relevant d’un « marxisme simpliste et réducteur ».

Néanmoins, si le capitalisme contemporain n’est plus ce qu’il était à l’époque où Marx glosait sur la petite bourgeoisie et se gaussait d’elle, il n’en demeure pas moins que, loin de disparaître avec le développement de ce mode de production, ce troisième larron de l’Histoire, si l’on peut dire, calé entre bourgeoisie et prolétariat, a, au cours des décennies précédentes, pris une importance et joué un rôle croissants dans la reproduction des rapports de production en tant que relais de la domination. Ses composantes, bien sûr, ne sont plus aujourd’hui tout à fait les mêmes que dans le deuxième tiers du XIXe siècle. Pour les analyser, on peut adopter, comme point de départ, le critère proposé par les marxistes « dissidents » regroupés dans les années 1950-1960 autour de la revue Socialisme et Barbarie. À leurs yeux le clivage fondamental exploiteurs/exploités, jugé trop « économiciste », devait être articulé à un autre, qu’il ne remplaçait pas mais complétait : celui qui oppose dirigeants et dirigés.

C’est ainsi que, dans la division capitaliste du travail, il convient de distinguer les tâches de direction, accomplies par une bourgeoisie qui peut être aussi bien « privée » que « publique », c’est-à-dire étatique – Pierre Bourdieu parlait de « noblesse d’État » –, et les tâches d’exécution, affectées à un prolétariat ouvrier ou employé, division qui ne peut se maintenir et perdurer sans le concours d’une classe préposée aux tâches de médiation : la petite bourgeoisie intellectuelle. Très diverses, ces tâches peuvent être classées sous quatre rubriques : conception, organisation, contrôle et inculcation idéologique. Elles relèvent aussi bien du secteur public que secteur privé. Au sein même de la classe néo-petite bourgeoise, il existe une stratification entre des franges supérieures, moyennes et inférieures selon la hiérarchie propre à chaque secteur d’activités. Celles qui se sont développées au cours des dernières décennies correspondent, d’une part, aux branches les plus dynamiques du capitalisme « post-industriel » (informatique, finance, « info-com », c’est-à-dire publicité et propagande, etc.) ; et d’autre part, celles qui contribuent au bien-être de la population tout en l’encadrant (santé, éducation, culture, loisirs, etc.). Notons que certaines tâches de médiation peuvent être cumulées. Par exemple, un enseignant-chercheur conçoit et inculque ; un fonctionnaire territorial organise et contrôle. De même, pour chacun des types de tâches de médiation, nombre de néo-petits bourgeois peuvent se retrouver dans une double position. Un travailleur social, par exemple, est à la fois contrôleur et contrôlé. S’il est « éducateur de rue », il peut, s’il suit un stage de perfectionnement, être à son tour éduqué. Un ingénieur, préposé à l’« innovation » donc à la conception, peut, si ses compétences sont sollicitées dans le « management », c’est-à-dire la gestion de l’exploitation, exercer une fonction d’organisateur.

Par ailleurs, des glissements peuvent avoir lieu, dans l’ordre hiérarchique, d’une frange de la petite bourgeoisie intellectuelle à l’autre en fonction des promotions… ou du déclassement. Ce dernier terme doit être pris dans son sens fort : la dégradation du statut (la dévalorisation des diplômes), le blocage des salaires, l’insécurité de l’emploi peuvent menacer certaines franges inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle de prolétarisation, processus accéléré, dans le secteur public, par les politiques néo-libérales de privatisation (officielle ou rampante).

Si, pour les raisons indiquées, le terme de « gentrification » apparaît discutable sur le plan théorique (et politique), il a tout de même le mérite d’éviter l’amalgame erroné que pouvait entraîner, dans l’analyse des « mutations urbaines [4] », le mot français « embourgeoisement ». Car, la conversion d’un ancien quartier populaire en quartier « branché » sous l’effet conjugué de la dynamique de marché et des politiques publiques n’est pas le fait d’une fraction de la bourgeoisie – même si les constructeurs, les promoteurs et, derrière eux, les groupes bancaires et les holdings financiers y prennent part… et leur part – retranchée plus que jamais dans les « beaux quartiers » traditionnels ou dans les banlieues qu’on appelle « résidentielles » pour rappeler le caractère hypersélectif de l’habitat où elle demeure. Aussi dispendieux soit-il, l’hédonisme consumériste de la petite bourgeoisie intellectuelle n’autorise pas à classer ce groupe parmi la bourgeoisie proprement dite, dans la mesure où, contrairement aux assertions superficielles de chercheurs à courte vue, ce n’est pas le niveau de revenus ou la quantité de patrimoine qui définit celle-ci, ni même son capital culturel, mais sa place dans les rapports sociaux de production : celle de classe dominante.

Les nouveaux habitants qui ont entrepris de s’approprier certains secteurs urbains où vivait une population majoritairement composée d’ouvriers et d’employés – auxquels on peut ajouter les petits commerçants et artisans qui subvenaient aux besoins des précédents – appartiennent pour la plupart à une petite bourgeoisie intellectuelle très diplômée occupant des emplois hautement qualifiés dans la « nouvelle économie » fondée sur l’information, la communication et la création. Ses membres exercent leur activité professionnelle dans les banques et les assurances, les médias et la publicité, mais ils peuvent être également artistes, psychanalystes ou enseignants du supérieur. Ce groupe très composite dispose d’un pouvoir d’achat élevé qui lui permet de consommer « autrement » que les « bourgeois » traditionnels, mais à des coûts souvent presque aussi prohibitifs, que ce soit en matière d’habillement, d’alimentation, de loisirs, d’ameublement ou, bien sûr, de logement. Promues à longueur de pages « culturelles » par la presse de marché, les pseudo-transgressions et autres « œuvres dérangeantes » dont cette catégorie privilégiée fait son miel participent d’une autre forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation du mode de vie qui lui permet de se distinguer du commun.

[à suivre…]

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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).

Notes

[1] Des experts invités par la très respectable Oxford Round Table, organisation basée aux États-Unis et censée promouvoir l’éducation et la culture à travers le monde, parlent même à ce propos du « nouveau colonialisme de l’ère moderne » ! (« The new colonialism in the modern era » Forum on Public Policy : A Journal of the Oxford Round Table, 22 juin 2008).

[2] On se permet de signaler : Le Socialisme à visage urbain, co-écrit avec Denis Golschmidt (Rupture, 1977), La Deuxième Droite (Robert Laffont, 1987) et La Pensée aveugle. Quand les intellectuels ont des visions (Spengler, 1995), coécrits avec Louis Janover ; et notre dernier ouvrage, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des couches populaires (Agone, 2010).

[3] Karl Marx n’avait pas arrangé les choses en remplaçant dans certains de ses écrits le terme français « petit » par le qualificatif anglais « petty » [insignifiant, mineur, mesquin], plus disqualifiant encore.

[4] Emprunté à la biologie, le concept de « mutation » a pour effet, sinon pour finalité, de naturaliser l’évolution en cours du mode de spatialisation capitaliste. Avec ses connotations de « changement » et de « modernisation », elle contribue aussi à le valoriser. Couramment employée par les sociologues, anthropologues, géographes, politologues et certains philosophes, elle permet aussi d’attester – philosophie mise à part – le caractère scientifique de leurs disciplines.

http://blog.agone.org/post/2010/09/13/Gentrification-une-notion-importee-et-importune-1