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20/09/2010

Les eaux tièdes du réformisme

Alain Accardo

Un thème a ressurgi dans le débat public, qui semblait complètement périmé tant il était dissonant par rapport au consensus idéologique ambiant selon lequel « tout s’achète et tout se vend » au royaume de la marchandise.

Vu le degré actuel d’asservissement du système capitaliste à la loi du profit maximum et à la logique de la rentabilité immédiate, dans cet univers monétisé où même « le temps, c’est de l’argent », il semble en effet proprement inconcevable qu’il y ait encore de la gratuité et qu’on puisse encore donner ou recevoir « pour rien », quand tout le monde sait bien qu’« on n’a rien pour rien ».

Il est compréhensible que dans un paysage social submergé, selon la métaphore connue, par les « eaux glacées du calcul égoïste », certains réclament un peu de chaleur humaine et cherchent comment verser plus ou moins d’eau chaude dans ce bain glacial. Rien de vraiment nouveau au demeurant dans cette problématique dont l’exploration a mobilisé au fil des siècles la fine fleur de la pensée philosophique et théologique, anthropologique et économique. De l’argumentaire peaufiné par les plus brillants architectes de la Cité idéale, ressort, entre autres pierres d’angle, l’affirmation que ce qui fait l’irréductible valeur d’un être humain échappe à toute mesure, ne peut donc être quantifié et par là même transcende toute mise en équivalence et toute valeur d’échange. D’où ce véritable miracle ordinaire qu’est l’expérience de l’amitié, de l’amour, et de la compassion pour autrui, lien à la fois charnel et spirituel qui attache l’ego à son alter ego, son prochain, son semblable, et récuse du même coup l’égoïsme pernicieux et borné. Les croyants, en particulier les chrétiens, y ont vu la manifestation de la grâce divine, don gratuit par excellence car on ne marchande pas avec Dieu. Il est significatif à cet égard que le christianisme ait fait de la charité (qui traduit le latin caritas et le grec agapê), la vertu théologale suprême, inséparablement amour du Créateur et de ses créatures, dont Luther s’est chargé de rappeler à une papauté pervertie qu’on ne saurait en faire commerce. C’est cette même conviction qui animait un économiste chrétien comme François Perroux quand il écrivait que « Tout le prix de la vie vient des choses sans prix. Dans la sphère de l’acte gratuit, du don de ce qu’il possède et de ce qu’il est, l’homme atteint à ce qui constitue sa plus incontestable dignité ». Il est non moins significatif que les classes possédantes et leurs clergés aient révisé la charité à la baisse en la transformant en « aumônes », en « bonnes œuvres » et autres actions « caritatives ».

Il est donc admis depuis longtemps que si l’homme est un loup pour l’homme, son essence ne se réduit pas à celle d’un animal sauvage, mais qu’il est aussi, fondamentalement, un être d’amour, capable de sacrifice et de partage. Les sceptiques argueront que cela se produit bien moins souvent que l’inverse, que les intérêts particuliers n’ont cessé de dresser les hommes les uns contre les autres, que la violence a été et demeure le moteur de l’histoire, et que par conséquent la fraternité et la générosité humaines sont plus un principe éthique à réaliser que le constat d’une propriété déjà inscrite dans un ethos réel, un devoir-être plutôt qu’un être.

Et pourtant c’est bien au moulin de l’altruisme que la connaissance anthropologique a apporté son eau si on en juge par des travaux comme ceux dont Mauss a tiré son « Essai sur le don ». Théorisant la triple obligation universelle de donner-recevoir-rendre, Mauss concluait : « Si quelque motif équivalent (à notre notion d’intérêt) anime chefs trobriandais ou américains, clans andamans, etc., ou animait autrefois généreux Hindous, nobles Germains et Celtes dans leurs dons et dépenses, ce n’est pas la froide raison du marchand, du banquier et du capitaliste. Dans ces civilisations, on est intéressé, mais d’une autre façon que de notre temps. Il y a intérêt, mais cet intérêt n’est qu’analogue à celui qui, dit-on, nous guide. Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante. L’homo oeconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous. L’homme a été très longtemps autre chose et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer. »

Depuis l’époque où Mauss établissait ce constat historique, le mercantilisme et l’utilitarisme de l’économie libérale se sont répandus sur toute la planète avec la mondialisation capitaliste. L’homo oeconomicus semble avoir établi son empire. Mais les dégâts matériels et spirituels causés partout par le triomphe de cette idéologie de la concurrence impitoyable, du profit maximum, de la victoire par tous les moyens et de la jouissance égoïste, sont d’ores et déjà si terrifiants qu’on voit se dessiner de plus en plus nettement un mouvement de résistance à cette entreprise insane et arrogante de régression sociale, qui a le culot de se présenter comme une avancée de la civilisation.

Malheureusement, les forces qui naguère encore pouvaient y faire barrage ont tellement cédé de terrain et nos élites intellectuelles et politiques ont tellement abjuré leurs idéaux humanistes, qu’il ne reste plus guère que le registre de la morale traditionnelle (d’inspiration religieuse ou laïque), pour exprimer et justifier le rejet du monde que nous imposent la domination de l’argent et le règne de la valeur monétaire généralisée. Des analyses comme celles de Mauss ont du moins l’avantage d’attirer l’attention sur le fait que si des propriétés psychologiques et morales telles que l’altruisme, la capacité de faire droit aux besoins et attentes des autres, sont peut-être pré-inscrites dans une présupposée « nature humaine » marquée ou non du sceau d’une grâce transcendante, leurs manifestations concrètes, et surtout leur institutionnalisation à une époque donnée sous forme d’une idéologie agissante du partage, de la gratuité et a fortiori sous forme d’un Etat-providence, sont étroitement soumises aux conditions objectives d’existence des sociétés considérées et plus précisément aux structures de la propriété des ressources et des biens, de leur production et de leur distribution dans l’espace social.

On ne saurait mettre ces conditions décisives entre parenthèses ni même les sous-estimer sans tomber dans la prédication idéaliste, louablement intentionnée mais inopérante, sinon marginalement. Lors même que ces bonnes intentions humanitaires vont jusqu’à la prise de position spécifiquement politique, les programmes d’action proposés, faute d’une radicalité suffisante dans l’analyse sociologique et économique, restent enfermés dans une logique réformiste comme s’il était impensable pour l’entendement de leurs auteurs de remettre en question les fondements d’un système capitaliste intrinsèquement pervers, comme s’il était présomptueux de vouloir en finir avec l’appropriation et l’accumulation privées des ressources appartenant à tous et des biens collectivement produits, comme s’il était aberrant de chercher à supprimer l’exploitation et l’aliénation du travail salarié avec l’oppression du plus grand nombre.

C’est pourquoi on voit derechef se multiplier, sur le thème de la gratuité, de nombreuses propositions relatives à la défense ou la restauration d’un service public capable de répondre, par une générosité collectivement organisée et financée, aux besoins fondamentaux (nourriture, santé, logement, instruction, revenu minimum garanti, etc.) de toute la population et d’abord des moins nantis. Dans la mesure où ces propositions visent à stopper le démantèlement du service public et à remédier sans tarder aux pires dégâts sociaux, elles sont évidemment les bienvenues. L’erreur, malheureusement trop répandue encore chez les réformistes « de gauche », serait d’en faire un objectif en soi, dont le système peut toujours s’accommoder. Leur place n’est pas ailleurs que dans un programme de transition pour faciliter la rupture avec le capitalisme. Il devrait être clair dans les esprits que la meilleure façon de renforcer le service public, c’est de l’étendre rapidement et continûment jusqu’à la prise en charge « gratuite » de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique, ce qui n’est économiquement concevable que moyennant la restitution à la collectivité de toutes les ressources et toutes les richesses servant au travail social et produites par les efforts de tous. Les fruits de la Terre doivent profiter équitablement à tous ses habitants, sans abus et sans privilège. Tous y ont droit et aucun n’en est propriétaire. Toute autre démarche, quelle qu’en soit la justification, risque fort d’être un alibi pour un statu quo déguisé ou un pis-aller finalement dérisoire : ajouter de temps à autre quelques louches d’eau bouillante dans une marmite d’eau glacée n’a jamais permis d’obtenir autre chose que de l’eau tiède, qui ne peut que se refroidir davantage.

Chronique initialement parue dans le journal Le Sarkophage, du mois de septembre 2010.

http://blog.agone.org/post/2010/09/16/Les-eaux-tiedes-du-reformisme

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