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20/09/2010

Bourdieu et l'école : la démocratisation désenchantée

Vincent Troger

L'analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en éducation, et elle a été largement vulgarisée. Trois raisons principales expliquent ce succès : une conjoncture politique et sociale favorable ; la convergence de ces analyses avec des critiques déjà formulées à l'égard du système scolaire ; la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ont profondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignants sur eux-mêmes.

Le fonctionnement du système scolaire ne constitue pas l'objet central des travaux de Pierre Bourdieu. A travers plus de trente publications importantes, depuis Sociologie de l'Algérie (Puf, « Que sais-je ? », 2001) jusqu'à La Domination masculine (Seuil, 1998), cet élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, a construit une oeuvre large et complexe. L'une de ses ambitions a été, comme l'écrit Pierre Ansart, de « faire accéder la sociologie à un niveau supérieur de scientificité »(1). Pourtant, c'est son travail critique sur l'institution scolaire, accompli pour l'essentiel en collaboration avec Jean-Claude Passeron, qui a connu en France la plus grande notoriété. Leur analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en sociologie de l'éducation, et même parfois en histoire, et elle a été largement vulgarisée dans l'opinion publique. Trois raisons principales expliquent ce succès. La première est celle d'une conjoncture politique et sociale favorable lors de la publication, en 1964 et en 1970, des Héritiers (Minuit) et de La Reproduction (Minuit). La deuxième, c'est la convergence de ces analyses avec des critiques formulées depuis déjà longtemps à l'égard du système scolaire par des mouvements pédagogiques, syndicaux ou politiques. La troisième raison, enfin, réside dans la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ont profondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignants sur eux-mêmes.

Les années 60 et la démocratisation

Lorsque P. Bourdieu et J.-C. Passeron publient Les Héritiers, le moment est bien choisi. Les années 60 se caractérisent, dans le domaine scolaire, par la conjonction de trois processus qui bouleversent les relations de la société française avec son système scolaire. Le premier est démographique. Les générations du baby-boom, après avoir fait exploser les effectifs des écoles maternelles et primaires dans les années 50, sont arrivées dans le secondaire puis à l'université. Lycées et facultés doivent faire face à une augmentation significative de leurs effectifs, alors que pendant toute la première moitié du xxe siècle, ces derniers étaient demeurés stables.

La démographie n'explique cependant qu'une part de la croissance des effectifs du secondaire. D'importantes réformes institutionnelles l'ont significativement accentuée. L'entourage du général de Gaulle, comme à peu près l'ensemble des dirigeants des pays occidentaux à cette époque, croit à la nécessité de former des élites scientifiques et techniques plus nombreuses pour accroître la puissance économique. Dans cette optique, les réformes de 1959 et 1963 ont prolongé la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, et un effort d'ouverture du premier cycle de l'enseignement secondaire a été entamé. La « démocratisation de l'enseignement » devient un enjeu central des politiques éducatives.

Mais la croissance des effectifs scolaires et universitaires est aussi alimentée par une augmentation remarquable de la demande des familles. L'élévation du niveau de vie et l'augmentation de la proportion de cadres et de professions intermédiaires dans la population active provoque une mutation sociale fondamentale. Comme l'a montré l'historien Antoine Prost (2), la projection sur les enfants d'un espoir d'ascension sociale devient une des normes de l'éducation familiale, particulièrement parmi les classes moyennes. C'est une nouveauté historique : jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, il était globalement admis que la majorité des enfants demeuraient dans leur classe sociale d'origine. L'école républicaine autorisait certes une ascension sociale, mais comme l'indiquent les effectifs bien maigres des enseignements secondaire, primaire supérieur ou technique, cette ascension était réservée à une minorité. C'est donc une inversion des logiques sociales jusque-là dominantes que symbolise la « démocratisation de l'enseignement » : l'école est de plus en plus perçue comme une chance pour tous les enfants, et non pas seulement pour une élite, d'accéder à un statut socioprofessionnel meilleur que celui de leurs parents.

Dans un tel contexte, la publication des Héritiers apparaît comme une opération de désenchantement radicale. En se fondant sur des analyses statistiques indiscutables, P. Bourdieu et J.-C. Passeron montrent la dimension en partie illusoire du processus de démocratisation de l'école. La surreprésentation des enfants des familles culturellement favorisées dans l'enseignement supérieur, et à l'inverse la sous-représentation des enfants d'origine populaire, indiquent que l'école fonctionne comme une machine de sélection sociale. Alors que la majorité des enfants des milieux à fort « capital culturel » accèdent à l'université, les enfants des milieux populaires sont « sursélectionnés ». Pour eux, la scolarité, surtout secondaire, s'apparente à un parcours d'obstacles qui les oblige à faire preuve de qualités intellectuelles et psychologiques supérieures à celles de leurs camarades des milieux cultivés. Ces derniers, en revanche, « héritent » ces qualités de leur environnement culturel familial et peuvent donc les réinvestir spontanément dans leurs activités scolaires.

Dans La Reproduction, les deux sociologues dénoncent notamment la pratique du cours magistral. Le professeur y développe selon eux un discours dont le registre de langue, les références culturelles implicites et les nombreuses digressions témoignent de sa propre culture. Mais un tel discours n'est vraiment compréhensible que par des élèves qui ont bénéficié d'une « familiarisation insensible » et antérieure à cette même culture. A l'appui de leur démonstration, les auteurs citent l'exemple, désormais célèbre, du reproche d'être « trop scolaire » parfois adressé à certains élèves. Reproche paradoxal dans une institution scolaire, mais qui trahit son fonctionnement implicite : ce qui est transmis scolairement ne suffit pas, la culture authentique consiste à savoir prendre ses distances avec le savoir scolaire et à manifester une aisance linguistique et comportementale qui est la marque de « distinction » des classes sociales dominantes. Il y aurait dans les enseignements secondaire et supérieur une « complicité traditionnelle » entre les professeurs et les élèves issus des familles cultivées. P. Bourdieu et J.-C. Passeron écrivent ainsi en 1972 : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symboli- que en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel » (3).

Ainsi schématisée, la pensée de P. Bourdieu sur l'école ressemble à une condamnation sans appel de toute tentative de démocratisation du système scolaire. Sa large diffusion à un moment où toute la société française semble adhérer à ce projet peut donc paraître paradoxale.

La « reproduction » ou le désenchantement de l'école

Pour l'expliquer, il faut d'abord rappeler que le succès de P. Bourdieu et J.-C. Passeron n'est pas immédiat : il date essentiellement des années 70, alors que la vie intellectuelle publique est dominée par les suites du mouvement de 68. Mais surtout, ce qui va alors passer de cette analyse dans l'opinion publique, c'est moins son interprétation du processus de reproduction sociale par l'école que sa dénonciation des pratiques pédagogiques traditionnelles et des modes de sélection qui leur sont associés. Parmi les slogans du mouvement étudiant de 1968 et des années suivantes, le succès du « non à la sélection » ou de la condamnation des « lycées casernes » rappelle combien l'ordre pédagogique traditionnel était devenu obsolète par rapport aux modes de vie, de consommation et de relations sociales de la jeunesse. L'arbitraire de l'autorité magistrale, manifestée par un pouvoir alors discrétionnaire de noter et donc de sélectionner, et l'héritage napoléonien encore présent après 68 dans certains lycées, par exemple à travers l'interdiction du pantalon ou de la minijupe aux filles et du jean à tous, conféraient à la vulgarisation des travaux de P. Bourdieu une résonance forte, même si elle était scientifiquement approximative. Peu d'étudiants des années 70 avaient sans doute directement lu P. Bourdieu et J.-C. Passeron. Mais ils étaient nécessairement réceptifs aux discours qui s'en inspiraient et qui dévoilaient la part d'arbitraire et de conformisme social de la culture académique et de ses modes de transmission.

Cependant, au-delà de leur résonance avec la conjoncture sociale et politique de l'après-68, les travaux des deux sociologues ont aussi convergé avec un ensemble de critiques formulées depuis longtemps à l'égard de l'école républicaine. C'est la deuxième raison de leur succès.

Dès le début du xxe siècle, les républicains progressistes avaient dénoncé le caractère socialement élitiste de l'enseignement secondaire : « Nous ne pouvons plus souscrire à l'antique division entre un enseignement primaire destiné au peuple et un enseignement secondaire réservé à la bourgeoisie », écrivait Ferdinand Buisson dès 1914 (4). Ces critiques s'étaient amplifiées après la Première Guerre mondiale. La démocratisation du secondaire était devenue un thème important de l'argumentaire des partis et des syndicats de gauche à partir du Front populaire. La publication en 1947 du plan Langevin-Wallon en avait fait un projet incontournable. Cette dénonciation de l'élitisme social du système scolaire s'accompagnait d'une critique des pratiques pédagogiques traditionnelles, et particulièrement du cours magistral. Célestin Freinet et les autres promoteurs de nouvelles méthodes pédagogiques associaient étroitement démocratisation et transformation pédagogique. Après la Libération, les pionniers des sciences de l'éducation, tels Gilles Ferry, Maurice Debesse ou Antoine Léon, ou encore des sociologues comme Pierre Naville, avaient milité dans le même sens. Il y a donc convergence entre ces mouvements d'idées, déjà anciens, et le dévoilement par P. Bourdieu et J.-C. Passeron des relations entre les pratiques pédagogiques dominantes et la sélection sociale opérée par le système scolaire.

Mais en même temps, c'est un autre paradoxe de leur succès, leur analyse va provoquer dans ces mêmes milieux réformateurs un malaise durable. En 1970, A. Prost écrit par exemple dans la revue Esprit un article intitulé « Une sociologie stérile, la reproduction » (5), dans lequel il dénonce un déterminisme excessif qui frôle le nihilisme. Six ans plus tard, un pionnier des sciences de l'éducation, Georges Snyders (6), reprendra cette argumentation.

Culture familiale et réussite scolaire

Car, au centre de l'analyse de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, il y a l'idée que si la sélection sociale s'opère aussi efficacement à l'école, c'est parce que les enseignants ne sont pas conscients de ce qui, dans leurs pratiques professionnelles, produit cette sélection. Selon P. Bourdieu, chaque individu intègre inconsciemment des « dispositions », c'est-à-dire des habitudes de comportement, de langage, de jugement, de relation au monde, qui sont propres à sa classe sociale. Cet ensemble de dispositions constitue ce que P. Bourdieu appelle un habitus. L'habitus est inconscient, il masque à nos propres yeux les « conditions sociales de production » de nos comportements et de nos jugements. Par exemple, les enfants des classes moyennes et de la bourgeoisie qui ont réussi à l'école pensent avoir bien travaillé ou être doués, mais se rendent rarement compte, ou très superficiellement, de ce qu'ils doivent à la culture et aux « dispositions » scolaires qu'ils ont héritées de leur famille. Les enseignants du secondaire et du supérieur, presque toujours anciens bons élèves, au moins dans leur discipline, sont donc en quelque sorte « accusés » par P. Bourdieu d'oublier ce que leur succès doit à leur héritage culturel. Ou bien, s'ils sont d'origine populaire, d'oublier les efforts exceptionnels qu'ils ont dû accomplir pour réussir à effacer les traces de leur culture d'origine. Même si P. Bourdieu a nuancé au cours de sa carrière certains des concepts qu'il a forgés, notamment celui d'habitus, il est resté jusqu'au bout fidèle à cette perception très critique du monde enseignant et universitaire. « Ceux qui sont immergés, pour certains dès la naissance, dans des univers scolastiques issus d'un long processus d'autonomisation sont portés à oublier les conditions historiques et sociales d'exception qui rendent possible une vision du monde et des oeuvres culturelles placées sous le signe de l'évidence et du naturel », écrit-il dans ses Méditations pascaliennes en 1997 (7).

Il y a donc aussi une dimension provocatrice dans son oeuvre. Il l'a d'ailleurs clairement assumé, toujours dans Méditations pascaliennes, mais sur le mode de la souffrance : « Je n'avais jamais éprouvé avec une telle intensité l'étrangeté de mon projet, sorte de philosophie négative exposée à paraître autodestructrice » (8). L'analyse de P. Bourdieu et J.-C. Passeron était donc à la fois dans l'air du temps et provocatrice, ce qui constitue souvent les ingrédients d'une réussite brillante.

Il serait cependant très insuffisant de prétendre réduire le succès de ces deux sociologues a un effet de mode intellectuelle. Le caractère novateur et remarquable de leurs travaux est largement reconnu par leurs pairs. C'est là la troisième raison de leur succès, et surtout de sa pérennité. En 1982, André Petitat (9) souligne par exemple l'intelligence de la théorie de la reproduction, qu'il qualifie de théorie « conflictualiste non-marxiste » : P. Bourdieu et J.-C. Passeron reconnaissent aux conflits entre les classes sociales un rôle déterminant dans la société, mais ils démontrent que ces conflits se jouent autant dans l'ordre du symbolique que dans celui des relations économiques et politiques, ce qui confère à l'école sa spécificité et son autonomie dans le jeu des rapports sociaux entre dominants et dominés. La théorie de la reproduction oblige à penser l'école à la fois dans ses relations avec la société qui l'a produite, et dans les relations sociales spécifiques qui se jouent à l'intérieur de l'institution, dont les règles sont en partie autonomes. Cette approche dialectique a été remarquablement féconde parce qu'elle évite deux écueils : d'une part celui d'une analyse trop réductrice, du type de celle qu'avaient produite Christian Baudelot et Roger Establet première manière dans L'Ecole capitaliste (10), où ils faisaient du système scolaire un instrument de domination directe aux mains de la bourgeoisie ; d'autre part celui des travaux de beaucoup de pédagogues qui limitent leurs analyses aux pratiques pédagogiques et sous-estiment dès lors l'influence de la société sur ce qui se passe dans l'école.

C'est pourquoi, après P. Bourdieu et J.-C. Passeron, beaucoup de sociologues de l'éducation ont mis leurs résultats à l'épreuve de la théorie de la reproduction. Qu'il s'agisse d'étudier les origines sociales des enseignants, la construction des programmes scolaires, le développement de l'école maternelle, les pratiques de classes des institutrices, la vie quotidienne des élèves dans l'institution scolaire ou la réussite scolaire d'enfants de familles populaires, P. Bourdieu et J.-C. Passeron sont convoqués, testés, validés ou réfutés. C'est d'ailleurs cette permanence de la référence à leurs travaux qui permet aujourd'hui de tenter un bilan de ce qui peut être retenu de leurs analyses, et de ce qui paraît le plus critiquable.

Une sociologie trop déterministe ?

En premier lieu, il faut rappeler que le constat statistique de départ est demeuré inchangé. La corrélation entre échec scolaire et milieux populaires se mesure aujourd'hui dès la deuxième année d'école primaire, et dans les filières prestigieuses du supérieur, les enfants des milieux culturellement privilégiés sont toujours largement surreprésentés. Pour autant, ce constat ne valide pas automatiquement l'interprétation de P. Bourdieu et J.-C. Passeron.

Ce qui a en fait été principalement critiqué dans leur théorie, c'est sa dimension excessivement déterministe. On leur reproche de brosser un tableau de l'école ou les habitus des acteurs et la « violence symbolique » du système sont tellement déterminants qu'ils semblent ne laisser aucune place au potentiel de résistance ou de stratégie des individus.

Un des premiers à formuler cette critique de manière élaborée a été le sociologue Raymond Boudon (11). Partant de l'hypothèse que le fonctionnement d'une société est le résultat de l'agrégation des décisions et des actes quotidiens d'individus rationnels, il propose une interprétation inverse des résultats statistiques observés par P. Bourdieu et J.-C. Passeron. On sait par exemple qu'à résultats scolaires égaux de leurs enfants, les familles populaires acceptent, ou choisissent, beaucoup plus facilement que les familles favorisées une orientation vers des enseignements techniques et professionnels. P. Bourdieu interprète cet écart en termes de rapport de domination : l'habitus des familles modestes ne leur donne pas les outils linguistiques et culturels pour contester efficacement les propositions d'orientation du conseil de classe, tandis que ces mêmes propositions sont influencées par les préjugés sociaux inconscients des enseignants. R. Boudon propose, lui, de l'analyser en termes de décision rationnelle. Pour une famille modeste l'orientation vers le technique est moins risquée que vers les filières générales : les études techniques assurent à court terme une insertion professionnelle sans interdire de continuer si les résultats sont bons, alors que les filières générales ne sont rentables qu'à long terme ; en outre, les filières techniques sont de toute façon valorisantes puisqu'elles conduisent à un statut socioprofessionnel qui a toutes les chances d'être supérieur à celui de parents appartenant aux catégories sociales les plus modestes. Pour R. Boudon, l'échec de la démocratisation serait donc plus un « effet pervers» de l'accumulation de décisions individuelles que l'effet de la domination symbolique exercée par les classes sociales favorisées à l'école.

Ce type de critique a été fécond pour les sociologues de l'éducation et les a conduits à insister sur le point faible de la théorie de la reproduction : une proportion significative d'individus échappent aux déterminismes sociaux énoncés par P. Bourdieu et J.-C. Passeron, qu'il s'agisse d'enfants d'ouvriers qui réussissent à l'école, ou d'enfants de familles culturellement favorisées qui y échouent. Philippe Perrenoud (12) ou François Dubet (13), en travaillant sur l'expérience quotidienne des élèves à l'école, Bernard Lahire (14) en enquêtant sur la vie des familles ouvrières dont les enfants réussissent scolairement, Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex (15), en étudiant le rapport au savoir des enfants de milieux populaires, C. Baudelot et R. Establet (16), en s'interrogeant sur les réussites scolaires des filles, ont, parmi d'autres, fait apparaître que des configurations familiales, individuelles, scolaires, sexuelles ou de sociabilité peuvent être plus ou moins favorables à la réussite à l'école. Sans abolir les déterminismes sociaux, elles interagissent avec eux. Moins qu'une réfutation de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, il s'agit de montrer que l'interprétation qu'ils ont élaborée peut s'articuler avec d'autres points de vue.

Les enseignants sont-ils coupables ?

Il reste néanmoins que ces nouvelles approches portent essentiellement sur ce qui, dans la théorie de la reproduction, concernait les élèves et leurs familles. Du côté de l'analyse des pratiques enseignantes, les critiques scientifiques ont été rares. Dans les années 80, des travaux comme ceux de Jean-Michel Chapoulie (17), Eric Plaisance (18) ou Régine Sirota (19) ont plutôt confirmé la proximité des valeurs et des pratiques éducatives des enseignants avec celles des classes moyennes, dont ils sont majoritairement issus. R. Sirota montre par exemple qu'à l'école primaire, les élèves dont le comportement en classe correspond le mieux à l'attente des institutrices sont souvent les enfants du même milieu social qu'elles. Dès lors, si ces élèves sont en difficulté, elles sont plus indulgentes avec eux qu'avec les autres. Plus récemment, une sociologie des « professions de l'éducation », inspirée d'un modèle anglo-saxon, a émergé. Mais elle demeure encore embryonnaire et ne se donne pas pour objet de replacer les pratiques enseignantes dans la logique des déterminismes sociaux.

On peut ainsi se demander si la sociologie de l'éducation contemporaine n'a pas un peu de mal à revenir sur un sujet qui n'est pas sans douleur pour la profession enseignante. Car certains des mots de P. Bourdieu et J.-C. Passeron sont particulièrement durs : « En concédant à l'enseignant le droit et le pouvoir de détourner au profit de sa personne l'autorité de l'institution, le système scolaire s'assure le plus sûr moyen d'obtenir du fonctionnaire qu'il mette toutes les ressources et tout le zèle de sa personne au service de l'institution et, par là, de la fonction sociale de l'institution» (20). Même si on peut discuter la conception très déterministe qui sous-tend cette analyse, on voit bien qu'elle pointe une des faiblesses majeures de l'école de masse : celle de la difficulté des enseignants à établir avec les enfants des milieux populaires une relation pédagogique authentique. Lorsque B. Charlot rapporte que les collégiens de Seine-Saint-Denis comparent le langage des enseignants à celui des « hommes politiques » (21), c'est bien la même réalité qu'il souligne. Et A. Prost, par ailleurs critique avec la théorie de la reproduction, ne dit en définitive rien d'autre lorsqu'il admet que l'école de masse est aujourd'hui très éloignée des préoccupations des jeunes « pour une part du fait de ses contenus, pour une part du fait de l'origine sociale de ses professeurs » (22).

En dénonçant la participation, inconsciente ou non, des enseignants au processus de sélection sociale opéré par le système scolaire, P. Bourdieu et J. C. Passeron ont en définitive frappé assez juste. Ils ont mis le doigt sur un très vieux sentiment de culpabilité, celui des clercs et de l'éternelle ambiguïté de leur relation avec le pouvoir. Pouvoir dont ils estiment devoir dénoncer les vices, mais qui souvent les nourrit. Une culpabilité que P. Bourdieu lui-même, rescapé brillant et rebelle de la sélection scolaire, semble avoir intensément éprouvée. Du moins l'affirme-t-il, toujours dans ses Méditations pascaliennes. Laissons-le donc conclure, de cette écriture si peu fluide qui était sa marque de fabrique, et peut-être la manifestation d'une authentique souffrance : « Je n'aime pas en moi l'intellectuel, et ce qui peut sonner, dans ce que j'écris, comme de l'anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qu'il reste en moi, malgré tous mes efforts, d'intellectualisme ou d'intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j'ai d'accepter vraiment que ma liberté à ses limites » (23).


NOTES

1

P. Ansart, Les Sociologies contemporaines, Seuil, « Points », 1990.

2

A. Prost, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, T. IV : L'École et la Famille dans une société en mutation, Nouvelle Librairie de France, 1981.

3

P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970.

4

Texte de Ferdinand Buisson, paru dans le Bulletin de la Ligue des Droits de l'Homme en mai 1914, cité par Hervé Terral dans L'École de la République, Centre national de documentation pédagogique, 1999.

5

A. Prost, « Une sociologie stérile, la reproduction », Esprit, décembre 1970.

6

G. Snyders, École, classe et lutte des classes, Puf, 1976.

7

P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.

8

Ibid.

9

A. Petitat, Production de l'école, production de la société, Droz, 1982.

10

C. Baudelot et R. Establet, L'École capitaliste en France, Maspéro, 1975. Le livre se terminait par une annexe composée d'une citation de Mao Tsé-Toung et d'un texte pédagogique du Groupe rédactionnel de critique révolutionnaire de Chang-hai.

11

R. Boudon, L'Inégalité des chances, Armand Colin, 1973, rééd. « Pluriel », 1979.

12

P. Perrenoud, Métier d'élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994.

13

F. Dubet et D. Martuccelli, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, Seuil, 1996.

14

B. Lahire, « Les raisons de l'improbable, les formes populaires de la réussite à l'école élémentaire », in G. Vincent, L'Éducation prisonnière de la forme scolaire, Presses universitaires de Lyon, 1988.

15

B. Charlot, É. Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues ... et ailleurs, Armand Colin, 1992.

16

C. Baudelot et R. Establet, Allez les filles !, Seuil, 1992.

17

J.-M. Chapoulie, Les Professeurs de l'enseignement secondaire. Un métier de classes moyennes, Maison des sciences de l'homme, 1987.

18

É. Plaisance, L'Enfant, la maternelle, la société, Puf, 1986.

19

R. Sirota, L'École primaire au quotidien, Puf, 1988.

20

P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit.

21

B. Charlot, Le Rapport au savoir en milieu populaire, Anthropos, 1999.

22

A. Prost, « L'enseignement s'est-il démocratisé ? », entretien paru dans L'Histoire, « Mille ans d'école », Les Collections de L'Histoire, octobre 1999.

23

P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit.

http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=22&id_article=14187

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