A la télévision désormais, on pratique l'autocensure, par précaution. Pas question pour les chaînes de perdre des budgets publicitaires, surtout en période de crise… ni de se mettre à dos une icône médiatique. Politique, entreprises, sport, culture : les portes des rédactions se sont entrebâillées sur d'étonnantes révélations. “Télérama” a mené l'enquête, et retrouvé d'embarrassants documents.
Enquêter sur la censure à la télévision, c’est s’exposer à des réactions à géométrie très variable. Condescendante : « Avec Internet, ce n’est plus un sujet, vous datez. » Agacée : « La censure, c’est l’alibi de la paresse. On n’a plus la volonté d’enquêter dans les arrière-cuisines de l’info. » Enervée : « Vous m’assassinez dans Télérama chaque fois qu’un de mes sujets passe dans Capital. Les vrais censeurs, c’est vous! » Paniquée : « Oubliez ce que je vous ai dit. Si vous racontez cette histoire, je risque ma place. » Lucide : « Personne ne vous parlera ouvertement. » C’est un fait, ils ont été peu nombreux à le faire. Le sujet n’est pas aimable, et ceux qui acceptent de raconter la censure dont ils ont été l’objet ou le témoin prennent toujours un risque. Alors, pour mener cette enquête, il a fallu convaincre plus qu’à l’ordinaire, composer avec beaucoup de « off » (NDLR : témoignages rapportés anonymement) et même parfois s’autocensurer pour éviter que certaines personnes ne soient identifiées.
Une censure politique moins frontale
Mais y a-t-il vraiment autant de censure que cela en France ? A lire les sondages qui, chaque année, stigmatisent le manque d’indépendance des médias et remettent en cause la crédibilité de l’information, on serait tenté de le croire. La réponse est plus nuancée. Il n’y a sans doute jamais eu autant d’espaces où puisse s’exercer une vraie liberté d’informer mais, en même temps, jamais les médias n’ont été aussi économiquement affaiblis (1,5 milliard d’euros de recettes publicitaires en moins en France en 2009), au point de voir leur rapport à l’information se fragiliser dangereusement. Mauvaise nouvelle pour la démocratie. On est mieux armé pour résister aux pressions de toute nature quand on dispose des moyens de dire non.
Ordonner la suppression d’une révélation gênante
est devenu impossible. Elle réapparaîtra ailleurs,
démultipliée par la puissance d’Internet.
En 2010, la censure n’a plus rien à voir avec celle qui se pratiquait dans les décennies d’après guerre. L’intervention brutale du pouvoir politique a quasiment disparu. Elle relevait d’un autre monde. Celui ou le général de Gaulle pouvait au dernier moment interdire la diffusion d'un reportage sur l'Algérie dans Cinq colonnes à la une au prétexte qu'il ne l'avait pas vu avant. Celui d’une télévision réduite à trois chaînes d’Etat aux ordres du pouvoir. Un monde englouti par Internet et la prolifération des médias. Sauf à renoncer à toute crédibilité, quelle grande chaîne pourrait aujourd’hui faire l’impasse sur une information traitée partout ailleurs ? Mais, surtout, notre époque a rendu la censure dangereuse pour ceux qui prétendent l’exercer frontalement. Ordonner la suppression d’une révélation gênante sur une chaîne est devenu impossible. Elle réapparaîtra ailleurs, amplifiée par l’écho de la censure, démultipliée par la puissance d’Internet. Avec le risque de devenir une « affaire », d’émerger du vacarme médiatique. Bref d’aboutir à l’exact contraire de l’effet recherché.
L'exemple le plus emblématique de cette rupture entre pouvoir politique et télévision a sans doute été la diffusion le 26 octobre 2000 par France 3 de la « cassette Méry » dans le premier numéro du magazine Pièces à Conviction. Pour mémoire, cette vidéo contenait la confession posthume de Jean-Claude Méry, le maître d'œuvre du financement occulte du RPR. Une bombe qui mettait directement en cause le Président de la République, Jacques Chirac. « Quand je suis allé informer le président de France Télévisions que nous détenions cette vidéo », raconte Hervé Brusini, le directeur de l'information de France 3 de l'époque, « il est resté muet quelques secondes, s'est dirigé vers les grandes baies vitrées de son bureau qui offrent une vue magnifique sur la Seine, a allumé un cigare et m'a dit sans se retourner : je préfère sauter sur une affaire comme celle-là plutôt que sur la comptabilité de la chaîne. » Beau comme dans Les hommes du président. Moins emphatique, Marc Tessier se souvient d'avoir donné son accord sous réserve d'être certain qu'aucune manipulation n'entachait l'affaire. Finalement, France 3 diffusa la vidéo accompagnée d'une enquête qui prouvait, photo à l'appui, que Jean-Claude Méry et Jacques Chirac se connaissaient alors que le Président de la République niait l'avoir jamais rencontré.
A l’Elysée comme à Matignon, on a d’ailleurs renoncé à utiliser l’arme de la censure. Nicolas Sarkozy malmène publiquement Patrick de Carolis et Patrice Duhamel et fait preuve d’un interventionnisme outrancier dans le domaine des programmes, pour autant, il ne leur a jamais demandé de supprimer une information ou une révélation gênante. C’était déjà le cas de son prédécesseur, Jacques Chirac. Les deux hommes se comportent ainsi par pragmatisme. Lionel Jospin le faisait par conviction. Premier ministre, il avait ordonné qu’aucun membre de son cabinet ou de son gouvernement n’intervienne jamais auprès du président de France Télévisions. Mieux, il avait demandé à ce dernier de le prévenir si l’un de ses ministres enfreignait la consigne. Le pouvoir n'a pourtant pas renoncé à toutes formes de pressions. Tous les dirigeants des chaînes publiques se souviennent de ces petites phrases glissées négligemment par des conseillers ministériels : « J'ai l'impression qu'ils sont furieux contre vous en ce moment à l'Elysée... », « Faites attention, on me dit qu'il trouve France 3 très mal tenue... ».
Désormais, tout se joue en coulisses.
C’est une censure à bas bruit,
invisible des téléspectateurs.
Le sous-texte est clair :
on ne touche pas aux gros annonceurs.
La fin de la censure politique ne signifie pas non plus que toute censure ait disparu du petit écran. Elle a simplement changé de nature, s’est adaptée à son époque. Désormais, tout se joue en coulisses. C’est une censure à bas bruit, invisible des téléspectateurs. Elle se pratique en amont, dans les bureaux des rédacteurs en chef ou des directions des chaînes. Elle est faite de tous les renoncements à s’attaquer à certains sujets gênants, des petites lâchetés qui font céder aux pressions dès qu’elles se font insistantes, d’une forme d’autocensure nourrie chez les journalistes du rappel régulier des contraintes économiques qui pèsent sur leur entreprise. Le sous-texte est clair : on ne touche pas aux gros annonceurs. Même si les chaînes privées refusent de l’admettre, cette censure est de leur fait. Et, après tout, pourquoi s’en étonner ? Les chaînes publiques reçoivent de l’argent pour faire de la télévision. Bouygues (TF1), RTL Group (M6) ou Vivendi (Canal+) font de la télévision pour gagner de l’argent. Les logiques sont différentes. Ces groupes font de l’information car elle est un produit rentable (le JT de 20 heures permet à TF1 d’engranger ses recettes publicitaires les plus importantes), mais il arrive toujours un moment où la liberté d’informer entre en conflit avec les intérêts de l’entreprise.
Touche pas à mon spot
Chaque chaîne privée a sa zone grise. Celle où il est préférable de ne pas s’engager. Prétendre faire de l’investigation dans les milieux du cinéma, du sport et plus encore du football, demeure une vue de l’esprit à Canal+. « Aucun d’entre nous n’était assez kamikaze pour aller sur ces terrains », raconte un ancien de la chaîne. La cause est de toute façon perdue d’avance. Une enquête sur l’infiltration des clubs de supporters de foot par l’extrême droite n’a pas dépassé le stade de la proposition.
Sur TF1 et M6, qui vivent essentiellement de la publicité, « les sujets sont choisis en fonction de leur potentiel d’audience et de leur moindre capacité de nuisance. Il est difficile de dénoncer les puissances politiques ou les multinationales comme L’Oréal, Danone ou Nestlé, mais rien n’interdit de donner le change en s’attaquant à des proies plus modestes ». Celui qui livre cette analyse dirige une des agences de presse qui vend des émissions clés en main aux chaînes. Confirmation d’un de ses homologues, Tony Comiti : « Sur les chaînes privées, il vaut mieux ne pas proposer de sujets qui touchent aux grandes marques. Les frontières entre marketing et information sont trop poreuses. » L’homme sait de quoi il parle. Une enquête de son agence pour le magazine Zone interdite (M6), qui mettait en cause McDonald’s et Kentucky Fried Chicken, en a purement et simplement été « trappée » en octobre dernier (lien). A TF1, le patron de TF1 Production, Edouard Boccon-Gibot affirme « n’avoir aucun souvenir d’une censure quelconque d’origine politique ou commerciale concernant les magazines d’information ».
Un reportage met en doute les bienfaits
d'un yaourt Danone ? « Le sujet était mal fait
et n’apportait rien à l’émission »,
assure un responsable de TF1.
D’autres en ont. Ils se souviennent de cette séquence sur les alicaments – ces aliments censés nous faire du bien – coupée au montage dans le magazine Enquêtes et révélations au printemps 2009. On y voyait le professeur Didier Raoult, chef du laboratoire de bactério-virologie de la Timone à Marseille, se demander si les probiotiques (des bactéries utilisées pour la fermentation des produits laitiers) ne favorisaient pas un risque d’obésité à long terme. Une interrogation pas si anodine car une de ces bactéries, la Bifidobacterium, est présente dans les Activia et autres Actimel commercialisés par le groupe Danone, un des plus importants annonceurs français. « Le sujet était mal fait et n’apportait rien à l’émission », assure un responsable de TF1. « On ne peut pas émettre l’ombre d’un début de critique sur le groupe Danone », estime plutôt un journaliste. Pas faux. Dans son livre, L’Audimat à mort, Hélène Risser raconte qu’en 2003, M6 avait déjà amputé un reportage sur Danone de l’interview d’un spécialiste relativisant les bienfaits diététiques d’Actimel (déjà), argument principal de la pub à l’époque.
Les cas de censure dans les magazines d’information de TF1 restent cependant assez rares pour deux raisons. La puissance de la chaîne a longtemps fait d’elle un passage obligé pour toutes les grandes marques et a interdit aux annonceurs tout chantage à la publicité. Avec la baisse d’audience, c’est moins vrai. Surtout, les magazines d’information s’y sont recentrés sur des sujets de société qui s’attaquent rarement à ses puissants annonceurs. Et ce n'est pas Haute Définition, le nouveau magazine lancé cette semaine qui semble devoir inverser la tendance. Au sommaire du premier numéro : Mes voisins sont des dealers, Maman préfère les jeunes et Internet, la cour de récré qui tue. Pas de quoi fouetter un annonceur. « A TF1, on s’est résigné depuis longtemps à ne plus faire d’investigation dans le champ politique et dans celui de l’entreprise », admet un journaliste. Et pas seulement parce que ces sujets sont réputés ne pas faire d’audience.
Les choix éditoriaux ressemblent de plus en plus à des choix d’évitement comme si, de la base au sommet, la chaîne était paralysée par l’idée de déplaire au pouvoir. A tous les pouvoirs. « J’ai pu observer partout la montée en puissance de l’autocensure, Aujourd’hui, elle est dans toutes les têtes et, pour ne pas avoir d’ennuis, on est tenté d’en dire ou d’en faire le moins possible. » Illustration en septembre 2009. TF1, dont la maison mère est présidé par un proche de Nicolas Sarkozy (Martin Bouygues), a été la seule chaîne à ne pas diffuser dans son JT la vidéo désormais célèbre de la pochade auvergnate de Brice Hortefeux (« Quand il y en a un, ça va... »). Elle s’est contentée de faire réagir le Premier ministre invité ce jour-là en plateau. Dix-huit mois plus tôt, elle avait pourtant repris le « Casse-toi, pauv’ con ! » de Nicolas Sarkozy au Salon de l’agriculture. Quand il y a une impertinence, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes, ont dû penser les dirigeants de la chaîne, reconnaît l’ancien directeur de l’information, Robert Namias.
Contrairement à TF1, M6 s’est lancée dans l’investigation économique avec courage. Avant de s’assagir et de devenir un pur magazine de consommation, Capital s’est attaqué à quelques grands noms de l’économie (Darty, la Fnac, Disneyland, Nestlé, Elf...). Il a fini par le payer cash. Alain Afflelou a privé la chaîne de toute publicité pendant des années après une enquête corsée le concernant. Un cas rare. Il est plus fréquent que les annonceurs mécontents « punissent » la chaîne en se contentant de réduire son budget ou en lui retirant une campagne. De quoi développer de puissants réflexes d’autocensure, surtout en période de crise. Feue Culture Pub en a fait les frais à de nombreuses reprises. Capital aussi.
Les vrais ennuis commencent en 1999 quand les journalistes découvrent qu'une séquence mettant en cause, tests à l'appui, la solidité des meubles Ikéa, s'est évaporée entre le montage et la diffusion antenne. Fureur de la rédaction. Le patron des programmes qui craint que ce méchant coup de ciseau ne vire à l'affaire d'état, décide de consacrer une émission complète aux tests de produits de consommation pour y recycler la séquence Ikéa. Une trêve précaire s'installe. Elle ne durera pas. Décembre 2001, une enquête intitulée « L’euro fait-il flamber les prix ? » montrait que plusieurs grands groupes (L’Oréal en tête) avaient pratiqué des hausses préventives de 10 % sur certains produits. Une coupure réalisée au montage priva les téléspectateurs de cette observation pertinente. « Le marché publicitaire est en baisse. On ne peut pas scier la branche sur laquelle on est assis », décréta le directeur de l’information de M6. L'explication a le mérite de la clarté.
“Renault n’est pas le charcutier du coin de la rue”,
expliqua le directeur de l’information de M6
à une journaliste. C'est vrai, il est leur 18e annonceur.
Re-bellote en septembre 2005. Dans un numéro consacré au « Boom du discount », un reportage sur la Logan - un véhicule à bas prix fabriqué en Roumanie par Dacia, filiale de Renault - est amputé d’un sonore dans lequel les ouvriers roumains se plaignaient d’être mal payés et d’une courte séquence où était interrogé un des plus gros importateurs de Logan en France. Que disait-il ? A la question d’un journaliste lui demandant si, avec le lancement de la Logan, « ce sont des parts de marché de Renault qui se perdent ? », il répondait : « Je crois oui ». Difficile de faire plus sobre. Pas assez pourtant pour la direction de M6. « Renault n’est pas le charcutier du coin de la rue », expliqua le directeur de l’information à une journaliste qui lui reprochait de traiter différemment les entreprises en fonction de leur importance. De fait, Renault occupe alors le dix-huitième rang des annonceur de M6. L’année suivante, sur pression de la Française des Jeux, vingt-cinquième annonceur de la chaîne, c’est un reportage intitulé « Loto, la grande saga des jeux de grattage », qui est lui délesté de huit minutes au montage et flanqué d’un commentaire réécrit. Que contenait donc cette si brûlante enquête? Un scoop. La solide démonstration journalistique que la répartition des lots des jeux de grattage n’était pas aléatoire, comme le prétendait la Française des Jeux. Un sujet sur lequel on ne plaisante pas. Deux jours plus tôt, Canal + avait déprogrammé une séquence entière de son émission Nous ne sommes pas des anges pour les mêmes raisons.
Ces chers actionnaires
La crainte de perdre des budgets publicitaires n’est pas la seule cause d’autocensure. Parler de ses propres actionnaires relève de l’exploit. TF1 n’a jamais poussé loin l’investigation sur les appels d’offres dans le BTP. Quant au journaliste qui, dans un moment d’égarement, a suggéré un sujet sur les dangers de la téléphonie mobile, il s’est entendu répondre : « Tu as vu la Vierge ou quoi ! » Idem sur M6 où le fondateur de Capital, Emmanuel Chain, à qui on proposait une enquête sur la Lyonnaise des eaux, a gentiment botté en touche : « On ne va pas commencer à mesurer les fuites dans les chasses d’eau .» Message reçu, il a fallu attendre que la Lyonnaise des eaux sorte du capital de M6 pour voir le premier sujet sur le marché de l’eau. De même, on est sans doute pas près de voir une enquête fouillée sur LVMH, dont le pdg Bernard Arnault, première fortune d’Europe, a longtemps été membre du conseil de surveillance de M6, avant de céder sa place à sa fille, Delphine. On a le sens de la famille à M6.
A l'occasion, l'omertà sur les actionnaires peut s'étendre à ceux des chaînes concurrentes. Début 2002, un journaliste de Capital se lance dans le portrait d'un autre milliardaire du luxe, François Pinault. Après plusieurs mois d'enquête, il commence à tourner et obtient même l'accord de l'intéressé pour une interview. Pas de chance, le couperet tombe à ce moment là. D'en haut. François Pinault est alors actionnaire de Bouygues, propriétaire de TF1, avec lequel M6 entretient des rapports détestables, même si les deux chaînes se sont alliés dans la télévision par satellite. Nicolas de Tavernost, le patron de M6, juge que si le portrait est à charge, il sera perçu comme un règlement de comptes et que s'il est bienveillant, il sera interprété comme une tentative de rapprochement avec TF1. Exit le portrait. Les voies de la censure sont parfois impénétrables pour le téléspectateur. Finalement, la véritable enquête sur François Pinault sera diffusée deux ans plus tard dans Complément d'enquête sur France 2 avec une belle audience à la clé.
Touche pas à mon pote
Un cas plutôt rare car le portrait sans concession de figures de l’establishment est un des genres les moins visibles à la télévision. Trop compliqué, trop risqué dans un pays où la législation sur la diffamation et le respect de la vie privée reste très strict. A force d’insistance, Hervé Chabalier, le patron de l’agence de presse CAPA, avait pourtant convaincu Canal+ de s’aventurer sur ce terrain avec le magazine Enquête de personnalité. Un mauvais souvenir qu'il refuse d'évoquer tout comme le patron de Canal+. L’aventure ne durera qu’un an et sera émaillée de nombreux incidents. Une enquête peu aimable consacrée à Bernard-Henri Lévy marque le début des hostilités. En dépit des pressions du philosophe et de son entourage, elle sera diffusée sans modifications, car les journalistes de la presse télé avaient déjà vu le film et il devenait impossible de le censurer sans risquer le scandale.
Guy Roux et Gérard Depardieu,
le football et le cinéma :
deux sujets décidément
intouchables sur Canal +.
D’autres personnalités auront plus de chance : un portrait de Guy Roux, alors entraîneur du club de foot d’Auxerre, est taclé très tôt. « Vous ne savez pas à qui vous vous attaquez », s’est entendu dire le journaliste qui menait l’enquête. Il a vite compris. Le portrait de Gérard Depardieu a lui été interrompu en cours de tournage, sur ordre du directeur de l’antenne de Canal+, Dominique Farrugia. Guy Roux et Gérard Depardieu, le football et le cinéma : deux sujets décidément intouchables sur cette chaîne. La série noire cessera – et l’émission aussi – avec la suppression d’un portrait prêt à diffuser de Luc Ferry, alors ministre de l’Education nationale. On y découvrait que le philosophe avait arrêté l’école en troisième parce qu’il était rétif à l’autorité de ses profs. Pas facile ensuite de vendre comme ministre un discours sur la nécessité de restaurer l’autorité des enseignants...
Canal+ s’illustrera encore deux ans plus tard en censurant un autre portrait très politique, celui consacré à Bernadette Chirac par John Paul Lepers. Baptisé Bernadette aux champs puis Madâme, le film se voulait un portrait « sensible et critique » de celle qui était alors la première dame de France. Plus sensible à la dimension critique, Rodolphe Belmer, le patron de Canal+, renoncera à le diffuser après de nombreuses tentatives d’aménagements. « Il n’aimait pas mon film, se souvient John Paul Lepers sans amertume, il ne le comprenait pas. Quand il m’a demandé d’enlever l’accent circonflexe sur le “a” de Madâme, j’ai su qu’il ne le diffuserait pas. » Madâme aura une deuxième vie. John Paul Lepers en fera un livre vendu à 30 000 exemplaires puis un DVD avec son compère Jean-Sébastien Desbordes. A la sortie du livre, il sera invité sur toutes les grandes radios mais sur aucune chaîne de télévision. A celle du DVD, seule Direct 8 l'invitera... pour démolir le film. Depuis, John-Paul Lepers a créé et anime La Télé Libre sur Internet . Un espace unique de totale liberté en matière d'information qu'il autofinance difficilement avec l'aide de généreux donateurs comme l'ont été Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri.
“Sarko” dort dans des cartons
Mais, si tailler le portrait de la femme d’un président n’est pas sans risque, que dire du président lui-même ? En 2005, France 2 a diffusé une biographie plutôt irrévérencieuse de Jacques Chirac, signé Patrick Rotman, mais c’était peu avant la fin du mandat de l’ancien président de la République. Les dirigeants de France Télévisions se souviennent d'ailleurs s'être fait à cette occasion « copieusement soufflé dans les bronches » par la femme et la fille de Jacques Chirac. Bel esprit de famille. Trois ans plus tard, qui oserait portraiturer Nicolas Sarkozy ? « Il nomme les patrons de l’audiovisuel public et ceux qui dirigent les chaînes privées sont proches du pouvoir. Pas une chaîne ne validerait un portrait de lui digne de ce nom », tranche le patron d’une agence de presse. « Ce serait difficile », admet le dirigeant d’une chaîne privée. « Pas forcément », estime Patrice Duhamel, le numéro deux de France Télévisions qui a donné son accord de principe à un documentaire de Patrick Rotman sur l’histoire des relations entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. Prometteur. Une chose est sûre, deux enquêtes consacrées au président dorment dans des cartons, l’une à France 5, l’autre sur M6. La première, Sarko mot à mot, décortiquait sans complaisance les discours de Nicolas Sarkozy, alors qu’il était candidat à la présidentielle. La seconde était un portrait réalisé pour Secrets d’actualité (M6). « Ce n'était pas un récit lisse. Il y avait de bonnes histoires mais aucune révélation embarrassante et, en tous cas, rien d'assassin », se souvient un journaliste de M6. Manifestement, c'était déjà trop. « Ce n'était pas un problème de censure, le sujet n'était pas bon. », conteste Jérôme Bureau, le directeur de l'information de M6. Et sans doute pas améliorable...
L'autocensure n'est pas toujours nourrie par la crainte de représailles économiques des annonceurs ou la peur de déplaire aux puissants de ce monde. Elle peut prendre à l'occasion une tournure plus personnelle. Nicolas de Tavernost a ainsi interdit la diffusion d'un portrait du banquier Edouard Stern assassiné par sa maîtresse en 2005. Le patron de M6 l'a semble-t-il fait par amitié et après une intervention de la productrice, Fabienne Servan-Schreiber, demi-soeur d'Edouard Stern. Une intervention pleinement assumée par l'intéressée. « Quand Edouard a été assassiné, la presse s’est déchaînée contre lui pour des raisons qui n’étaient pas liées au crime. Un torrent de boue insupportable pour sa femme et ses trois enfants. J’ai demandé à Nicolas de Tavernost mais aussi à Rodolphe Belmer et Patrice Duhamel de nous laisser le temps de sortir de l’horreur. Il n’était pas question pour moi de leur interdire de parler, mais de leur demander de veiller à la manière dont le sujet serait traité sur leur chaîne. Nicolas de Tavernost était un ami de mon frère et de sa femme. Je pense qu’il a arrêté ce portrait par amitié pour eux et je l’en remercie encore aujourd’hui. »
« Le territoire de la religion est compliqué »,
admet le directeur de l'information de M6.
« Il y a en France une grande pudeur
à en parler à la télévision.
Le patron de M6 s'est également entremis pour arrêter une enquête sur l'abbé Cottard, ce prêtre intégriste de la Fraternité Saint-Pie X, condamné pour « homicides et blessures involontaires par manquement délibéré aux obligations de sécurité et de prudence », suite à la mort de cinq personnes lors d’une sortie en mer en juillet 1998. « Il a toujours eu un problème personnel avec le traitement journalistique des questions de religion », affirme un producteur. « Le territoire de la religion est compliqué », admet le directeur de l'information de M6. « Il y a en France une grande pudeur à en parler à la télévision. Nicolas de Tavernost a agit par prévention et pour ne pas heurter de sensibilités ». La grande sensibilité des téléspectateurs, c'est vrai qu'on sait la préserver à M6. Pas question sur la chaîne d'imaginer critiquer les stars que le public vénère et encore moins d'enquêter sur elles. « On ne touche pas aux icônes » a un jour déclaré le patron des programmes pour justifier son refus d'une enquête dans Capital sur Johnny Halliday et les Enfoirés.
Cachez ce sexe
Un autre territoire se révèle plus rétif qu'on ne pourrait le croire à l'investigation : celui du sexe. Difficile d'en montrer la réalité crue et son commerce. Un reportage de Zone Interdite consacré aux clubs échangistes en province a été interdit d'antenne il y a une dizaine d'années. « C'était limite hard », s'amuse le directeur de l'information de M6. « Je ne pense pas que ce soit de la censure », estime l'auteur. « La direction n'a pas aimé le film, elle l'a jugé glauque. On y voyait ni blondes platines, ni mecs qui roulent en Ferrari, juste des cadres moyens qui s’envoyaient en l’air dans des endroits pas toujours reluisants. » Une enquête sur Pigalle a connu un sort identique à M6. Sur Canal Plus, c'est un numéro entier de l'émission 24 Heures baptisé Hambourg, capitale du sexe et de la pornographie qui dort dans un carton. Lui aussi avait été jugé trop chaud. « Ils n'ont même pas voulu le mettre derrière le Journal du hard », se souvient le producteur. Moralité : il n'y a guère qu'Arte pour oser consacrer une soirée entière au clitoris.
Des chaînes publiques moins soumises
La censure sous toutes ses formes est-elle moins présente sur les chaînes publiques? Ses principaux dirigeants le revendiquent alors que jamais sans doute depuis vingt-cinq ans, les relations avec l'exécutif n'ont été aussi conflictuelles. « Nous disposons d'une liberté totale dans le choix et le traitement des sujets », jure la patronne de l'information, Arlette Chabot. « Il n'existe pas de sujets interdits en dehors de tout ce qui touche à la vie privée », confirme Patrice Duhamel. A la différence du privé, ces affirmations ne relèvent pas d'une simple pétition de principe et sont corroborées à tous les niveaux de la hiérarchie. Jusqu'à la base. Plusieurs journalistes qui travaillaient auparavant dans le privé reconnaissent bénéficier d'une plus grande indépendance sur les magazines d'information du service public.
Les salaires sur M6 et surtout TF1
sont de 25 à 50% plus élevés.
« Le prix des renoncements professionnels »,
explique un transfuge.
Une liberté qui à un coût. Les salaires sur M6 et surtout TF1 sont de 25 à 50% plus élevés. « Le prix des renoncements professionnels », explique un transfuge. Cette indépendance est d’autant plus importante que, contrairement au privé, les magazines d’informations du public se coltinent à des sujets qui mettent parfois en cause de puissants intérêts. Du coup, les pressions ne manquent pas. Ici, ce sont des dirigeants de banques qui appellent la direction de France Télévisions pour se plaindre « des questions dérangeantes » posées par les journalistes. Là, le groupe Areva qui menace publiquement de saisir le CSA une semaine avant la diffusion d'un numéro de Pièces à Conviction (Uranium, le scandale de la France contaminée) en présupposant que le contenu de l'enquête lui sera défavorable. Ou encore, ce responsable du groupe Lactalis qui sort de la projection en avant-première du documentaire : Ces fromages qu'on assassine en menaçant : « Vous allez mettre 1500 personnes au chômage ». Pressions sans lendemain. « A Pièces à Conviction, nous n'avons jamais été censuré et jamais personne ne nous a demandé de changer une virgule à une enquête », affirme son rédacteur en chef, Lionel de Coninck. « Les filles (ndlr : Guilaine Chenu et Françoise Joly) sont insubmersibles, imperméables à toutes pressions », témoigne une journaliste d'Envoyé Spécial.
Du coup, la censure sur les chaînes publiques reste exceptionnelle. Et ce n’est pas un hasard. Les chaînes publiques fonctionnent sur un modèle peu hiérarchisé, avec des responsables de magazine très autonomes et imperméables à la pression. Sur les chaînes privées, en revanche, le contenu des magazines d’information est systématiquement validé par les rédacteurs en chef des émissions, la direction de l’information et souvent la direction des programmes. Un processus qui permet d’écarter très tôt les sujets gênants et de contrôler en permanence le déroulement des enquêtes. Ces procédures de validation à répétition inhibent les journalistes, qui intègrent d’eux-mêmes limites et interdits posés par cette hiérarchie multiple. Autre différence fondamentale : l’intervention des services juridiques. Dans le public, elle s’opère à la seule demande des responsables d’émissions, alors qu’elle est systématique sur les chaînes privées. Or, le premier réflexe des juristes est toujours de se couvrir, quitte à faire respecter le droit au-delà du nécessaire, surtout en cas de menace de procès. « Le juridisme est pour moi la forme de censure la plus utilisée aujourd’hui », affirme Jean-Paul Billault, un des rédacteurs en chef de l’agence Capa.
La télévision publique use de sa liberté.
On aimerait qu’elle en abuse. Pas encore assez d’enquêtes
sur la finance et les grandes entreprises.
Au final, les placards du public ne regorgent pas de cadavres. Le documentaire Sarko mot à mot ; une enquête de Thalassa : Arcachon, le dossier noir de la plaisance, que Georges Pernoud nous a promis de diffuser un jour ; un extrait de Mots croisés où Marine Le Pen s’en prend violemment aux mœurs sexuelles de Frédéric Mitterrand et qu’Arlette Chabot a fait couper avant que l’émission ne soit rediffusée sur TV5 Monde ; un reportage qui rappelait la jeunesse d’extrême droite du secrétaire d’Etat chargé du Commerce et de l’Artisanat, Hervé Novelli, que France 3 Centre a retiré de son site Internet. Ces quelques cas et ceux dont nous n’avons pas eu l’écho ne contredisent pas la grande liberté dont jouit le service public. Il en use. On aimerait qu’il en abuse. Pas encore assez d’enquêtes sur la finance et les grandes entreprises. De trop rares investigations politiques. Une critique culturelle étique, notamment concernant le cinéma, car France 2 et France 3 coproduisent des films et nagent en plein conflit d’intérêts. Il n’empêche, les chaînes publiques offrent, dans leurs magazines d’information, des enquêtes souvent sans complaisance menées en toute indépendance. Elles donnent ainsi la possibilité d’introduire un peu de sens et de compréhension au milieu du vacarme médiatique. Une chance pour le téléspectateur et un acquis à défendre, surtout depuis que le président de la République s’est à nouveau arrogé le pouvoir de nomination et de destitution des présidents de l’audiovisuel public.
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