Les temps actuels sont les temps des émeutes”, écrivez-vous dans votre nouveau livre. En quoi cette grille de lecture centrée sur l’émeute nous dit quelque chose de notre monde, de notre époque ?
Il y a eu, au cours des deux derniers siècles, trois séquences de mobilisations politiques violentes simultanées en Europe ou dans le monde : le Printemps des peuples de 1848, les mouvements insurrectionnels qui ont suivi Octobre 1917, les années 60-70 restées comme “les années 68”. Nous sommes incontestablement entrés dans une période de ce type, il y a quelques années. La singularité de ce que nous vivons est double : géographiquement plus étendue, cette séquence semble aussi plus durable que les précédentes et elle est d’une certaine façon “invisible”, car il n’y a pas de sens politique commun et clair à ces innombrables accès de colère populaire. Aucune révolution mondiale ne s’y prépare d’évidence, qu’elle soit politique, sociale ou culturelle.
Pourquoi les émeutes dans les banlieues françaises, en Guadeloupe, à Athènes, Karachi, Lhassa, Téhéran… nous disent toutes quelque chose de commun sur notre temps, en dépit de leurs histoires localisées dans des contextes politiques différents ?
Il y a quelque chose de grave dans ce passage à l’acte pour les individus concernés. Ils mettent en danger leur corps, leur vie, avec la quasicertitude de perdre. La répétition du phénomène doit nous interroger. Il nous dit avec évidence l’effondrement général, mondial, de l’espace politique comme espace de représentation des souffrances et des espoirs populaires. C’est ce fil rouge qui rend si semblables les colères, les gestes, les images mises en ligne sur internet. Les émeutes sont les multiples fissures du monde globalisé. Chaque fissure a son histoire, mais c’est toute la maison qui tremble.
Vous travaillez depuis des années sur le sujet, consignant sur votre site1 toutes les émeutes qui surgissent dans l’actualité. Ces dernières semaines, des échauffourées à Chanteloup-les-Vignes, des émeutes étudiantes à Jakarta, des affrontements meurtriers au Congo, des émeutes d’après-match à Rostock… Comment opérez-vous pour dresser ce tableau complet que vous définissez pourtant comme un objet “flottant et insaisissable” ?
Ce tableau n’est certainement pas complet. Mais les émeutes de la globalisation sont visibles sur la scène même de la globalisation. Internet est une source sans précédent, parfois de première main, quand les protago-nistes eux-mêmes mettent des images sur YouTube ou Dailymotion. La veille en ligne est devenue un nouveau terrain de l’ethnologie. Et la mise en ligne des résultats de cette veille ouvre des possibilités d’effet “retour” tout à fait passionnantes. Internet est une source d’information vivante et réactive, une sorte de baromètre des fièvres du monde.
Peut-on établir une typologie de l’émeute ? Affrontements avec la police, émeutes de la faim, révoltes urbaines, paysannes… ? Quels sont les divers répertoires d’actions utilisés par les émeutiers ?
Il y a à travers le monde des fils directeurs très forts. Celui de la jeunesse assassinée en est un qui touche aussi bien le Sénégal, le Portugal, la Chine, la Grèce, le Brésil que la France. Le fil rouge de la colère contre les logiques financières en est un autre qui prend des formes variées : émeutes contre la vie chère, contre les coupures d’électricité, contre la spéculation foncière... Le mode opératoire, le répertoire pratique si on veut, est, lui, assez général. Fini la barricade d’antan. Nous sommes à l’heure des cagoules, du blocage, du feu, du harcèlement mobile et de la mise en ligne des images.
L’émeute est-elle un symptôme du rapport de la jeunesse à la politique, le “signe criant de son absence” ?
C’est surtout un symptôme du rapport du monde contemporain à sa jeunesse. L’échec des révolutions du XXe siècle et la menace écologique ont aboli l’idée moderne de progrès historique, qu’il soit politique ou social. La jeunesse n’est plus considérée comme l’avenir du monde, mais comme une menace pour l’ordre au présent. Il n’y a plus, vis-à-vis de la jeunesse, qu’un discours politique disciplinaire. Elle réagit en conséquence. Dans le monde entier, les mobilisations étudiantes (ou lycéennes), comme les manifestations festives et sportives, tournent à l’affrontement de plus en plus violent avec les pouvoirs. Les mêmes gestes et la même rage se retrouvent sur tous les continents.
L’émeute menace-t-elle profondément l’Etat moderne ? Ou ses techniques de contrôle social et de répression le préservent-elles de toute instabilité ?
L’émeute est le miroir de l’Etat contemporain. Elle est son produit, parfois son double lorsqu’elle prend pour cible le voisin, l’autre, l’étranger. Par-delà les régimes et les traditions nationales, les nouveaux dispositifs dits de “gouvernance” qui se mettent en place dans la globalisation sont des dispositifs de “gouvernement à distance”. Ils combinent bureaucratie, autoritarisme, mépris des gens et procédures diverses de discrimination. L’Etat y perd beaucoup de légitimité. Face à la dissidence souvent silencieuse des populations, il répond partout et de plus en plus par une logique de contrôle sécuritaire. L’exaspération populaire est à la hauteur de l’arrogance des pouvoirs étaticofinanciers et de l’autisme des organisations politiques. Aujourd’hui, les conditions sont réunies pour que la séquence de l’affrontement soit durable. Et face à la révolte, c’est une logique militaire qui l’emporte à São Paolo comme à Urumqi, à Athènes comme à Villiers-le-Bel, à Alger comme à Dakar. Quand la guerre devient d’une certaine façon un mode de gouvernement, on peut craindre l’escalade. De part et d’autre.
1. berthoalain.wordpress.com Le Temps des émeutes (Bayard), 271 pages, 19 €
www.lesinrocks.com - 15.11.09
1 comentário:
Très bon article, bravo !
Bonne semaine à vous, gael
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