Diana JOHNSTONE
Il y a vingt ans, la fin de la Guerre Froide devait introduire une ère de paix. Pourtant, depuis dix ans, l’Otan fait la guerre – d’abord au Kosovo, aujourd’hui en Afghanistan. C’est la guerre et non la paix qui est de retour. Pourquoi ?
Je veux présenter plusieurs propositions qui à mon avis sont des évidences, mais des évidences qui ne font pas partie du discours officiel relayé par les médias.
1. Première proposition. Le but principal de la guerre menée en 1999 par l’Otan contre la Yougoslavie – dite « guerre du Kosovo » – était de sauver l’Otan en la dotant d’une nouvelle mission de mener des guerres aux endroits et pour des motifs décidés par elle. (Un but secondaire était de débarrasser la Serbie d’un chef considéré comme trop peu empressé de suivre le modèle économique néo-libéral, mais je laisse de côté cet aspect des choses, qui aurait pu être traité autrement que par la guerre, bien que les bombardements aient hâté la privatisation des industries ainsi frappées de façon expéditive.)
2. Ce but a éte atteint, avec l’acceptation par les alliés européens de la nouvelle stratégie de l’Otan, qui préconise la possibilité des interventions militaires n’importe où dans le monde sous n’importe quel prétexte – voir la liste des « menaces » auxquelles ils faut faire face.
3. Ce changement de politique stratégique, avec des implications graves, a été réalisé sans le moindre débat démocratique dans les parlements européens ou ailleurs. Il a été réalisé de façon bureaucratique derrière un épais écran de fumée émotionnel – on dirait des gaz lacrymogènes – sur le besoin de sauver des populations de menaces qui n’existaient pas et qui étaient inventées précisément pour justifier une intervention qui servait les intérêts à la fois des Etats-Unis et des sécessionnistes albanais du Kosovo. En autres mots, la nouvelle politique de guerre sans limites a été décidée presque en huis clos, et vendue au public comme une grande entreprise humanitaire d’une généreuse abnégation, sans précedent dans l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que la « guerre du Kosovo » continue à être célébrée, surtout aux Etats-Unis, servant de preuve que la guerre n’est plus le pire des maux à éviter, mais le meilleur des véhicules du Bien.
4. Suite aux attaques criminelles contre les Tours du World Trade Center le 11 septembre 2001, les alliés européens des Etats-Unis ont suivi sans broncher l’interprétation plus que douteuse donnée par l’administration américaine Bush-Cheney selon laquelle ces attaques constituaient un « acte de guerre ». Encore pris dans un tourbillon sentimental – « nous sommes tous des Américains » – les hommes et les femmes politiques européens ne se sont pas mobilisés pour faire remarquer qu’il s’agissait plutôt d’attaques criminelles – internationales, peut-être, mais qui étaient le fait des individus ou des groupes, non pas d’un Etat, et qui exigeaient logiquement une riposte policière et non pas de guerre. Au lieu de secourir les Américains en leur apportant une dose de bon sens qui visiblement manquait à leurs dirigeants, les dirigeants européens ont invoqué l’Article 5 de l’Otan pour la première fois pour suivre les Etats-Unis agressés dans leur guerre contre les fantômes en Afghanistan. Il y sont toujours…
5. Cinquième proposition. Tout cela fait la démonstration d’une absence quasi totale de débat politique, ou même de pensée, en Europe sur les questions fondamentales de sécurité et de guerre et de paix, et encore moins sur le droit international.
6. Sixième proposition, la plus essentielle et la plus controversée sans doute. Cette lamentable inexistence morale et intellectuelle de l’Europe dans ce chemin vers le désastre est due surtout à une cause : la soi-disante « construction européenne ».
Maintenant je veux revenir sur cette suite d’événements qui nous mène de l’élan « humanitaire » du Kosovo jusqu’au bourbier sanglant d’Afghanistan.
L’Europe et la Yougoslavie
Il est courant de blâmer l’Europe pour son inaction dans l’affaire yougoslave. Mais ce reproche prend le plus souvent la forme d’une lamentation selon laquelle l’Europe aurait dû intervenir militairement pour sauver les victimes, bosniaques, il s’entend. Ce n’est pas une analyse mais une exploitation moralisante par un des partis – les Musulmans de Bosnie – d’une tragédie dans laquelle ils comptent le plus grand nombre de victimes, mais pour laquelle leurs dirigeants politiques (surtout Monsieur Izetbegovic) avaient leur part de responsabilité. Dans cette lamentation sans vraie analyse, l’inaction de l’Europe est attribuée le plus souvent à sa « lâcheté » collective, et même, par certains, à son supposé racisme anti-musulman. Un tel racisme existe en effet ici et là, mais les causes de la faillite européenne dans le cas yougoslave sont ailleurs.
Je voudrais offrir ici une autre interprétation de cette faillite. Elle est plus compliquée, et moins moralisante.
Déjà dans les années 1980, la Yougoslavie sombrait dans une crise à la fois économique et politique. L’endettement du gouvernement central, qui résultait surtout des crises pétrolières et des manipulations du dollar, favorisait la poussée séparatiste des républiques les plus riches, la Slovénie et la Croatie. L’auto-gestion socialiste, paradoxalement, contribuait aussi au mouvement centrifuge. Pourtant le sentiment unitaire restait encore probablement majoritaire. C’est l’époque où précisément une politique attentive européenne d’élargissement aurait pu empêcher le désastre. Après tout, la Yougoslavie, située entre la Grèce et l’Italie, dont le système socialiste était plus libre et plus prospère que le bloc soviétique et qui évoluait déjà vers plus de démocratie de style occidental, était logiquement le candidat prochain pour l’adhésion à la Communauté européenne. Certaines voix isolées signalaient cette évidence, sans être entendues.
Au début des années 1990, c’était le drame. Je ne peux pas raconter toute cette histoire ici, cela se trouve dans mon livre, « La Croisade des fous ». Mais en bref, en 1991, il y avait deux mondes parallèles qui se sont touchés de façon malheureuse. Il y avait le monde yougoslave, où les républiques – c’est ainsi qu’on nommait les composants de la fédération yougoslave – slovène et croate optaient pour la sécession, soutenues par l’Allemagne. Et dans le monde de la construction européenne, le gouvernement français en particulier était totalement absorbé par l’effort de convaincre le gouvernement allemand de fondre son précieux deutschemark dans une nouvelle monnaie européenne, qui servirait de colle dans la transformation de la Communauté européenne en Union européenne. Le résultat est connu. Quoiqu’au départ, aucun autre membre de la Communauté ne voulait suivre l’Allemagne dans la reconnaissance des sécessions sans négociation de la Slovénie et de la Croatie, lorsque la France, en pleines négociations sur la monnaie européenne avec l’Allemagne, a cédé sur les sécessions yougoslaves, toute la Communauté a suivi dans cette décision qui violait le principe de l’inviolabilité des frontières et menait inévitablement à la guerre civile.
Je sais que tout cela devient un peu compliqué, mais je veux souligner un aspect qui est relativement subtil mais essentiel. À cause de la sacrosainte « construction européenne », la Communauté européenne s’est alignée sur la position allemande qui au départ n’était partagée par aucun autre Etat membre. Ils n’ont examiné sérieusement ni les vrais motifs de cette position, ni sa justification, ni ses conséquences programmées. Au lieu de cela, ils ont adopté une version moralisante et unilatérale d’un conflit complexe qui servait surtout à excuser leur violation des pratiques normales – non-reconnaissance des sécessions non-négociées. Mais cela avait pour résultat de les ouvrir aux accusations moralisantes de ne pas avoir fait assez pour « sauver les victimes ». Car une fois admise une vision manichéenne, une solution manichéenne s’impose. S’étant coincée elle-même, l’Europe a essayé de combiner son discours manichéen, qui attribuait toute la culpabilité au seul « nationalisme serbe », avec des efforts de trouver une solution négociée, ce qui était contradictoire et voué à l’échec.
Imaginons par contre que les Etats membres aient agi en Etats indépendants, sans se sentir contraints par la « construction européenne ». L’Allemagne aurait sans doute soutenu ses clients historiques, les séparatistes slovènes et croates, mais elle aurait dû écouter d’autres points de vue. Car la France et la Grande Bretagne, sans doute suivies par d’autres, auraient pensé aux intérêts de leurs alliés historiques, les Serbes. Cela ne veut pas dire qu’on aurait refait la Première Guerre Mondiale – personne n’est aussi fou. Mais on aurait pu reconnaître, de part et d’autre, qu’il y avait d’authentiques conflits non seulement d’intérêts mais aussi d’interprétations juridiques en ce qui concernait le statut des frontières entre républiques, des minorités et ainsi de suite. En regardant le problème yougoslave de cette façon, au lieu de le considérer comme un conflit entre le Bien et le Mal, les puissances européennes auraient pu encourager une médiation et une négociation pour éviter le pire.
L’argument que je veux souligner est le suivant. Un des dogmes de la Construction Européenne est que l’accord entre les Etats Membres est un bien si grand que le contenu de cet accord devient secondaire. On se félicite d’être d’accord, quel que soit la qualité ou les conséquences de cet accord. On cesse de réfléchir. Et l’accord se fait, ou se justifie le plus facilement autour de quelque poncif moralisant – les « droits de l’homme » surtout.
La « construction européenne » ressemble au « processus de paix » au Moyen Orient en ce sens que le mirage d’un avenir hors d’atteinte paralyse le présent, et sert d’excuse pour n’importe quoi.
Je voudrais signaler que, dans le cas yougoslave, les Etats-Unis ne soutenaient pas non plus les sécessions sans négociation de la Slovénie et de la Croatie. L’administration de Bush père était encline à laisser ce problème aux Européens. Donc il est trop facile de blâmer les Etats-Unis. Mais devant l’incurie européenne, et très susceptibles eux-mêmes aux interprétations manichéennes, les Américains de l’administration Clinton ont profité de la situation pour exploiter le désastre yougoslave à leurs propres fins, c’est-à-dire, l’affirmation du rôle dirigeant des Etats-Unis en Europe, la renaissance de l’Otan et quelques miettes sentimentales jetées aux Musulmans pour compenser le soutien sans faille à Israël. L’Otan et les Menaces
L’évolution des deux dernières décennies pose la question de la poule et de l’oeuf. Autrement dit, est-ce que l’idéologie cause les actions, ou l’inverse ? Je serais tentée, vu ce que je viens de décrire à propos de la Yougoslavie, de dire que c’est l’inverse – au moins, parfois. Ou plutôt, en l’absence de pensée rigoureuse et franche, on est facilement entraîné dans des aventures néfastes par une dialectique entre idéologie et bureaucratie.
Mon deuxième exemple est le rôle de l’Otan dans le monde, et de l’Europe dans l’Otan.
A travers l’Otan, la plupart des pays de l’Union Européenne ont déjà participé à deux guerres d’agression, ou au moins à l’une d’entre elles, et d’autres se préparent. Et tout cela sans véritable débat, sans décision stratégique visible. En attendant la réalisation de la Construction Européenne, l’Union Européenne réellement existante poursuit en somnambule le chemin de guerre tracé pour elle par les Etats-Unis.
Cet état d’inconscience est maintenu par un mythe qui devient plus enfantin avec l’âge, comme une sénilité : le mythe de l’Amérique protectrice, puissante et généreuse, qui est le dernier recours pour sauver l’Europe de tout et surtout d’elle-même. On objectera qu’on n’y croit plus. Mais on fait toujours comme si on y croyait.
Qu’ils y croient ou non – et je ne peux pas le savoir – la plupart des dirigeants européens n’hésitent pas à raconter des balivernes à leurs populations, telles que :
- Les Etats-Unis veulent mettre leur bouclier anti-missile en Europe pour défendre les Européens des attaques iraniennes ;
- La guerre en Afghanistan est nécessaire pour éviter les attentats terroristes en Europe ;
- La France est rentrée dans le commandement de l’Otan pour influencer les Etats-Unis ;
- Nous sommes la Communauté Internationale, le monde civilisé, et nous agissons pour défendre les droits de l’homme.
Et ainsi de suite.
Les Européens acceptent le vocabulaire « newspeak » de l’Otan. Ainsi pour désigner les multiples prétextes de guerre, on utilise le mot « menaces ». Un pays ou une région qu’on entend attaquer est forcément « stratégique ». Et toute action agressive est naturellement un acte de « défense ».
Ici encore c’est idéologie qui suit la bureaucratie, mais qui devient une force extrêmement dangereuse.
Je m’explique.
L’Otan est surtout une bureaucratie lourde, soutenue par des intérêts économiques et des carrières multiples. A la base de l’Otan se trouve le complexe militaro-industriel américain (ainsi nommé par Eisenhower en 1961, mais qui devait inclure le Congrès dans sa dénomination, car l’industrie militaire est soutenue politiquement par les intérêts économiques localisés dans presque chaque circonscription électorale du pays, défendus avec acharnement par son représentant au Congrès au moment de voter le budget). Depuis cinquante ans, ce complexe forme la base de l’économie des Etats-Unis – un keynésianisme militaire qui évite un keynésianisme social qui bénéficierait à la population mais qui est interdit par un anti-socialisme dogmatique.
Lors de la « Chute du mur » il y a 20 ans, c’est-à-dire de l’écroulement du bloc soviétique, il y avait comme un vent de panique chez son adversaire. Qu’allait-on faire sans la « menace » qui faisait vivre l’économie ? Réponse facile : trouver d’autres menaces. Pour les cibler, il y a les « think tanks », ces boîtes aux idées richement financées par le secteur privé pour donner au secteur public – c’est-à-dire le Pentagone et ses émules au Congrès et à l’exécutif – les raisons d’être et d’agir dont il a besoin.
On connait la suite. On a trouvé le terrorisme sous Reagan et Saddam Hussein sous Bush premier, puis le nationalisme serbe et les violations des droits de l’homme, puis encore le terrorisme, et maintenant il y a une véritable explosion de « menaces » auxquelles « la Communauté internationale », autrement dit l’Otan, doit répondre.
UNE LISTE non exhaustive :
- le sabotage cybernétique
- les changements du climat
- le terrorisme
- les violations des droits de l’homme
- le génocide
- le trafic de drogue
- les états manqués (failed states)
- la piraterie
- la montée des niveaux de la mer
- la pénurie d’eau
- la sécheresse
- le mouvement des populations
- le déclin probable de la production agricole
- la diversification des sources d’énergie
(Sources : l’Otan ; Conférence tenue le premier octobre 2009 organisée conjointement par l’Otan Lloyd’s of London - "the world’s leading insurance market" le soi-disant numéro un marché d’assurances du monde.)
Ce qui est à signaler est que la réponse supposée à toutes ces menaces, parmi d’autres, est forcément militaire, et non pas diplomatique. On peut parfois jouer à la diplomatie, mais puisqu’on est le plus fort militairement, à Washington celle-ci est vite amenée à préférer le traitement militaire de tout problème.
Toutes ces menaces sont nécessaires pour justifier l’expansion bureaucratique du complexe militaro-industriel et de sa branche armée, l’Otan. La seule idéologie qui peut les unifier n’est plus un système de pensée mais une émotion : la peur. La peur de l’autre, la peur de l’inconnu, la peur de n’importe quoi. Et à cette peur la seule réponse est militaire.
Cette peur tue la diplomatie. Elle tue l’analyse et le débat. Elle tue la pensée.
L’incarnation de cette peur agressive est l’Etat d’Israël. Et l’Occident, au lieu de calmer la peur israélienne, l’adopte et l’intériorise.
La Menace par habitude : la Russie
Mais il y a une menace qui ne se trouve pas sur la longue liste officielle, mais qui pourrait être la plus dangereuse de toutes, pour l’Europe en particulier. On en parle peu, elle prend une place de choix dans les activités frénétiques de l’alliance atlantique : c’est la Russie. La Russie, ou plutôt l’Union Soviétique était l’ennemi contre lequel tout était organisé, eh bien, cela continue. C’est la menace par habitude, ou par inertie bureaucratique.
De plus en plus, l’Otan se trouve engagée dans un encerclement stratégique de la Russie, à l’ouest de la Russie, au Sud de la Russie et au Nord de la Russie.
À l’ouest, notamment, tous les anciens membres du défunt Pacte de Varsovie sont devenus membres de l’Otan, ainsi que les Etats Baltes anciennement membres de l’Union Soviétique même. Certains de ces nouveaux membres appellent à cor et à cri le stationnement de plus de forces américaines en vue d’un éventuel conflit avec la Russie. A Washington il y a quelque jours, le ministre des affaires étrangères de la Pologne, Radek Sikorski, a réclamé le stationnement de troupes américaines dans son pays “pour servir de bouclier contre l’agression russe”. L’occasion était une conférence organisée par le think tank Center for Strategic and International Studies (CSIS) sur “les Etats-Unis et l’Europe centrale” pour célébrer la chute du mur de Berlin. Il est caractéristique de ce que l’ancien ministre de la guerre américain Donald Rumsfeld a appelé “la Nouvelle Europe”, que Sikorski a eu la citoyenneté britannique depuis 1984 (il avait alors 21 ans), a fait ses études à Oxford et a épousé une journaliste américaine, ayant lui-même travaillé comme correspondant pour plusieurs journaux et télévisions américains. Avant de devenir ministre des affaires étrangères de la Pologne, Sikorski a passé plusieurs années (de 2002 à 2005) à Washington dans les think tanks American Enterprise Institute, pépinière des néo-conservateurs, et la New Atlantic Initiative en tant que directeur exécutif. Ce Polonais appartient donc à cette couche très particulière de stratèges originaires de l’Europe centrale qui, depuis le début de la Guerre Froide en 1948, ont considérablement influencé la politique étrangère américaine. Un des plus importants de ceux-ci, Polonais lui aussi, Zbigniew Brzezinski, a parlé à la même conférence des “aspirations impériales” de la Russie, de ces menaces envers la Géorgie et l’Ukraine et de l’intention de la Russie de devenir “une puissance mondiale impériale”.
Il est largement oublié que la Russie avait volontairement et pacifiquement laissé filer ces Etats qui aujourd’hui se prétendent « menacés ». Il est encore plus oublié que les Etats-Unis avaient, le 9 février 1990, à l’occasion de négociations sur l’avenir des deux états allemands, rassuré Gorbachev en lui promettant que si l’Allemagne unifiée intégrait l’Otan, « il n’y aurait aucune extension des forces de l’Otan d’un centimètre de plus à l’est ». Et lorsque Gorbachev revenait à ce sujet, en précisant : « Toute extension de la zone de l’Otan est inacceptable », le secrétaire d’Etat américain James Baker a répondu, « Je suis d’accord ».
Ainsi rassuré, Gorbachev a accepté l’appartenance de l’Allemagne réunifiée à l’Otan en croyant – naïvement – que les choses s’arrêteraient là et que l’Otan empêcherait efficacement tout « revanchisme » allemand. Mais, déjà l’année suivante, le gouvernement de l’Allemagne réunifiée a mis le feu aux poudres balkaniques en soutenant les sécessions slovènes et croates…
Mais revenons au présent. La mobilisation contre la prétendue « menace » russe ne se limite pas aux discours. Pendant que Sikorski épatait ses anciens collègues des think tanks washingtoniens, les militaires étaient à l’oeuvre.
En octobre, des vaisseaux de guerre américains sont arrivées directement de manoeuvres au larges des côtes écossaises pour participer à des exercices militaires avec les marines polonaises et baltes. Cela fait partie de ce que le porte parole de la Marine américaine décrit comme sa « présence continue » dans la Mer Baltique, tout près de Saint Petersbourg. À cette occasion, les responsables des pays baltes parlaient de « nouvelles menaces depuis l’invasion russe de la Géorgie » et des exercices navals de grandes envergure à venir l’été prochain. Tout cela en projetant l’augmentation des budgets militaires – 60 milliards d’euros par la Pologne pour améliorer ses forces armées.
Il est important de noter que cette activité dans la Mer Baltique sert aussi à faire entrer officieusement les pays scandinaves historiquement neutres, la Suède et la Finlande, dans les exercices et les plans stratégiques de l’Otan. Les pays scandinaves, avec le Canada, auront un rôle à jouer dans la course pour s’accaparer des ressources minérales qui deviendront accessibles avec le retrait de la calotte glacière. Des manoeuvres se font déjà en préparation de cette éventualité. Ainsi l’encerclement de la Russie par le nord se poursuit.
Aujourd’hui, non contents d’avoir absorbé les Etats baltes, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, la Bulgarie et j’en passe, les dirigeants américains, vigoureusement soutenus par « la Nouvelle Europe », insistent sur la nécessité de faire entrer dans le giron de l’Alliance dite « Atlantique » deux voisins proches de la Russie, la Géorgie et l’Ukraine.
Dans ces deux cas, on s’approche dangereusement à la possibilité d’une vraie guerre avec la Russie… surtout en Ukraine. L’Ukraine est une très grande « Krajina » yougoslave… les deux mots signifient « frontières » en slave … divisée toutes les deux entre Orthodoxes et Catholiques (Uniates dans le cas de l’Ukraine), avec en prime la grande base navale russe à Sébastopol, dans une Crimée à la population majoritairement russe… réclamée par les dirigeants actuels ukrainiens qui la transféreraient volontiers aux Etats-Unis. Voilà l’endroit rêvé pour déclencher la Troisième Guerre Mondiale – qui serait sans doute la vraie « der des ders ».
Les dirigeants baltes sont là pour interpréter l’inquiétude russe devant cette expansion de l’Otan comme la preuve de la « menace russe ». Ainsi, dans une « lettre ouverte à l’administration Obama de l’Europe centrale et orientale » du juillet dernier, Lech Walesa, Vaclav Havel, Alexander Kwasniewski, Valdas Adamkus et Vaira Vike-Freiberga ont déclaré que “la Russie est de retour en tant que puissance révisionniste en train de poursuivre un programme du 19ème siècle avec les tactiques et les méthodes du 21ème siècle”. Le danger, selon eux, est que ce qu’ils appellent “l’intimidation larvée” et “l’influence colportée” (influence peddling) de la Russie pourrait à la longue mener à une “de facto neutralisation de la région”.
On peut se demander où serait le mal ? Mais le mal est dans le passé et le passé est dans le présent. Ces Américanophiles continuent : “Notre région”, disent-ils, “a souffert quand les Etats-Unis ont succombé au ‘réalisme’ à Yalta. … Si un point de vue ‘réaliste’ avait prévalu au début des années 1990, nous ne serions pas dans l’Otan aujourd’hui…” Mais ils y sont, et ils réclament “une renaissance de l’Otan”, qui doit “reconfirmer sa fonction centrale de défense collective en même temps que nous nous adaptons aux nouvelles menaces du 21ème siècle.” Et ils ajoutent, avec un brin de chantage, que leur “capacité de participation dans les expéditions lointaines est lié à leur sécurité chez eux.”
La Géorgie est là pour montrer le danger représenté par ces petits pays prêts à entraîner l’Alliance Atlantique dans leurs querelles de frontières avec la Russie. Mais ce qui est très curieux est le fait que ces dirigeants particulièrement belliqueux de petits pays de l’Est ont souvent passé des années aux Etats-Unis dans les institutions proches du pouvoir ou ont même la double nationalité. Ils sont patriotes de leur petit pays tout en se sentant protégés par la seule superpuissance du monde, ce qui peut mener à une agressivité particulièrement irresponsable. Ce président géorgien, Mikeil Saakachvili, qui en août 2008 n’a pas hésité à provoquer une guerre avec la Russie, a été boursier du Département d’Etat des Etats-Unis dans les années ’90, recevant les diplômes des universités de Columbia et de George Washington, dans la capitale.
Parmi les signataires de la lettre citée, il faut noter que Valdas Adamkus est essentiellement un Américain, immigré de Lithanie dans les années 40, qui a servi dans le renseignement militaire américain et dans l’administration Reagan, qui l’a décoré, et qui a pris sa retraite en Lithuanie en 1997… pour être tout de suite élu comme Président de cet Etat de 1998 jusqu’au mois de juillet dernier. Le parcours de Vaira Vike-Freiberga est semblable : d’une famille qui a fuit la Lettonie pour l’Allemagne en 1945, elle a fait carrière au Canada avant de rentrer en Lettonie juste à temps pour être élue présidente de la République entre 1999 et 2007.
La Construction européenne contre le monde
En épousant ces peurs, qui à l’origine sont des constructions pour justifier une militarisation, les Etats membres de l’Union Européenne se mettent en opposition avec le reste du monde. Le reste du monde etant une source inépuisable de « menaces ». La reddition inconditionnelle de l’Europe devant la bureaucratie militaro-industrielle et son idéologie de la peur était confirmé récemment par le retour de la France dans le commandement de l’Otan. Une des raisons de cette capitulation est la psychologie du président Sarkozy lui-même, dont l’adoration pour les aspects les plus superficiels des Etats-Unis s’est exprimée dans son discours embarrassant devant le Congrès des Etats-Unis en novembre 2007.
L’autre cause, moins flagrante mais plus fondamentale, est la récente expansion de l’Union Européenne. L’absorption rapide de tous les anciens satellites d’Europe de l’Est, ainsi que des anciennes républiques soviétiques d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie, a radicalement changé l’équilibre du pouvoir au sein de l’UE elle-même. Les nations fondatrices, la France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Bénélux, ne peuvent plus guider l’Union vers une politique étrangère et de sécurité unifiée. Après le refus de la France et de l’Allemagne d’accepter l’invasion de l’Irak, Donald Rumsfeld a discrédité ces deux pays comme faisant partie de la « vieille Europe » et il s’est gargarisé de la volonté de la « nouvelle Europe » de suivre l’exemple des Etats-Unis. La Grande-Bretagne à l’Ouest et les « nouveaux » satellites européens à l’Est sont plus attachés aux Etats-Unis, politiquement et émotionnellement, qu’ils ne le sont à l’Union Européenne qui les a accueillis et leur a apportés une considérable aide économique au développement et un droit de veto sur les questions politiques majeures.
Il est vrai que, même hors du commandement intégré de l’OTAN, l’indépendance de la France n’était que relative. La France a suivi les Etats-Unis dans la première guerre du Golfe – le Président François Mitterrand espéra vainement gagner ainsi de l’influence à Washington, le mirage habituel qui attire les alliés dans les opérations étasuniennes douteuses. La France s’est jointe à l’OTAN en 1999 dans la guerre contre la Yougoslavie, malgré les doutes aux plus hauts niveaux. Mais en 2003, le Président Jacques Chirac et son ministre des affaires étrangères Dominique de Villepin ont réellement usé de leur indépendance en rejetant l’invasion de l’Irak. Il est généralement reconnu que la position française a permis à l’Allemagne de faire de même. La Belgique a suivi.
Le discours de Villepin, le 14 février 2003, au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, donnant la priorité au désarmement et à la paix sur la guerre, reçut une rare « standing ovation ». Le discours de Villepin fut immensément populaire dans le monde entier et a accru énormément le prestige de la France, en particulier dans le monde arabe. Mais, de retour à Paris, la haine personnelle entre Sarkozy et Villepin a atteint des sommets passionnels et la persécution judiciaire de Villepin dans l’affaire obscure de Clearstream représente l’ensevelissement de la dernière velléité d’indépendance politique de la France sous une avalanche de boue vengeresse.
Qui parle aujourd’hui pour la France ? Officiellement, Bernard Kouchner, prophète de l’ingérence humanitaire qui, lui, approuvait l’invasion de l’Irak. Officieusement, les soi-disant « néo-conservateurs » qu’on ferait mieux d’appeler les « impérialistes sionistes », tant leur véritable projet est un nouvel impérialisme agressif occidental au sein duquel Israël trouverait une place de choix.
Le 22 septembre 2009, le Guardian de Londres a publié une lettre demandant que l’Europe prenne fait et cause pour la Géorgie dans le conflit de l’Ossétie du Sud. Signée par Vaclav Havel, Valdas Adamkus, Mart Laar, Vytautas Landsbergis, Otto de Habsbourg, Daniel Cohn Bendit, Timothy Garton Ash, André Glucksmann, Mark Leonard, Bernard-Henri Lévy, Adam Michnik et Josep Ramoneda, la lettre proférait les habituelles platitudes prétentieuses sur les « leçons de l’histoire » , toutes justifiant l’utilisation de la puissance militaire occidentales, bien sûr : Munich, le pacte Ribbentrop-Molotov, le mur de Berlin. Les signataires exhortent les 27 dirigeants démocratiques de l’Europe à « définir une stratégie pro-active pour aider la Géorgie à reprendre pacifiquement son intégrité territoriale et obtenir le retrait des forces russes stationnées illégalement sur le sol géorgien… »
Pendant ce temps, les alliés de l’Otan continuent à tuer et à se faire tuer en Afghanistan. On peut se demander quel est le vrai but de cette guerre, qui, au début, était de capturer et punir Osama bin Laden.
Un autre objectif, plus confidentiel, est valable quelle que soit l’issue de ce conflit : l’Afghanistan sert à forger une armée internationale pour policer la « globalisation » à l’américaine. L’Europe est surtout une « boîte à outils » dans laquelle les Etats-Unis peuvent puiser pour poursuivre ce qui est essentiellement un projet de conquête de la planète. Ou, comme on dit officiellement, la « bonne gouvernance » d’un monde « globalisé ».
Les « impérialistes sionistes » sont sûrement conscients de ce but et le soutiennent. Mais les autres ? A par ces illuminés, on a l’impression d’une Europe somnambule, qui suit la voix de son maître américain, en espérant qu’Obama sauvera tout le monde, mais sans pensée et sans volonté propres. Plus triste que les tropiques.
Pour conclure, je reviens à la fameuse « construction européenne ». Je suis consciente qu’il y avait une époque où il était permis, et presque raisonnable, d’espérer que les vieilles nations européennes se mettraient ensemble paisiblement dans ce que Gorbatchev, ce grand cocu de l’histoire, appelait « notre maison commune ». Mais depuis il y a eu Maastricht, le néo-libéralisme, le Traité constitutionnel rejeté puis adopté contre toute procédure démocratique, et surtout, les élargissements irréfléchis vers les pays dont les dirigeants pensent à poursuivre la Guerre froide jusqu’à l’humiliation totale de la Russie.
Aujourd’hui, cette construction a ceci de paradoxal : elle sert d’Utopie qui distrait du présent en attendant un avenir qui domine l’horizon. Et pourtant, elle est vide de contenu. Elle est dictée beaucoup moins par un espoir d’avenir que par une peur et une honte du passé. L’Europe des nations a perdu sa fierté et même sa raison d’être dans les deux grandes guerres du vingtième siècle, dans le "totalitarisme" mais surtout – et cela est relativement récent, depuis 1967 pour être précis – à cause de l’Holocauste. L’Europe doit se rendre incapable de commettre une nouvelle Shoah en abolissant l’Etat nation, jugé intrinsèquement coupable, en devenant "multiculturelle" et en se joignant à la Croisade menée par son sauveur historique, les Etats-Unis, pour apporter la bonne gouvernance et les Droits de l’Homme au monde entier. L’Union Européenne n’a pas de contenu, elle est vouée à se fondre dans "la Communauté Internationale" à côté des Etats-Unis. La Construction européenne est donc tout d’abord une "déconstruction", pour emprunter un mot de philosophe.
Ce mirage cache un avenir totalement imprévu et, aujourd’hui, imprévisible.
Le Grand Soir - 18.11.09
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