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20/11/2009

De la relation de service à la servitude ?

Xavier de La Vega

Pour retenir la clientèle, les sociétés de services demandent à leur personnel un « travail émotionnel » qui déplace la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Des psychologues du travail s'interrogent sur ce qu'ils qualifient de « nouvelles formes de servitude ».

« Un bon relationnel et le sens du service sont requis pour ce poste. » Ce type d'indications semble aller de soi tant elles sont fréquentes dans les offres d'emploi dans le secteur des services. On en oublie que « services » renvoie à « servir » et que, dès lors, la « servitude » n'est plus très loin. Plusieurs travaux menés au cours des dernières années s'intéressent de près à « la relation de service », mettant en évidence ses implications psychopathologiques. Pascale Molinier, psychologue, s'en est fait l'écho lors du colloque « Nouvelles formes de servitude et psychopathologie » qui s'est récemment tenu au Conservatoire national des arts et métiers de Paris. Lors de cette rencontre organisée par le Laboratoire de psychologie du travail et de l'action du Cnam, dirigé par le psychanalyste Christophe Dejours, les intervenants se sont interrogés sur la servitude dans le travail, en référence à Etienne de la Boétie et à la notion de « servitude volontaire ». P. Molinier entendait, de son côté, poser des jalons pour une analyse des emplois de services situés au bas de l'échelle sociale.

On peut dire que la psychopathologie de la servitude appartient aux origines de la psychologie du travail. Dans les années 60, le psychiatre Louis Le Guillan revenait sur le cas des soeurs Papin, ces domestiques qui, le 2 février 1933, assassinèrent de manière particulièrement atroce leur patronne et sa fille. Alors que Jacques Lacan, dans un article publié en 1933 par la revue surréaliste Minotaure, avait considéré l'acte des soeurs Papin comme le fruit d'une paranoïa issue de leur histoire familiale, L. Le Guillan met quant à lui en avant le « pouvoir pathogène de la condition domestique ». Peut-on passer « de la condition de bonne à tout faire à la relation de service dans le monde contemporain », comme le propose P. Molinier ? Pour la psychologue, la contribution de L. Le Guillant offre des éléments de méthode permettant d'analyser certains emplois féminins d'aujourd'hui, comme ceux de caissière, employée de nettoyage ou de soin aux personnes âgées.

Est-on cependant fondé à penser le travail de service contemporain sans prendre acte du cadre institutionnel dans lequel ces activités s'inscrivent et les méthodes d'organisation du travail auxquelles elles obéissent ?

Le maître mot : flux tendu

Le sociologue Jean-Pierre Durand (1) montre à quel point les activités de services, particulièrement lorsqu'elles emploient des personnels peu qualifiés, mobilisent des méthodes d'organisation du travail analogues à celles de l'industrie. Le maître mot est aujourd'hui celui de « flux tendu ». Dans le secteur manufacturier, ce terme renvoie à un ensemble de procédures organisationnelles permettant aux opérateurs d'ajuster à tout instant le nombre de pièces produites aux besoins des autres segments de la chaîne productive, et in fine au niveau requis par le marché. Dans le travail des caissières de la grande distribution, comme dans les centres d'appels, le flux tendu a une expression très concrète : la file de clients postés devant la caisse ou en attente sur le réseau téléphonique. Une file que les employeurs organisent « scientifiquement » en calculant au plus juste le nombre de salariés présents à chaque heure de la journée, instaurant une pression constante et incitant à accélérer les cadences. Cette transposition de la chaîne de production industrielle est complétée par une prescription rigoureusement taylorienne des gestes, paroles et attitudes que l'opératrice doit adopter dans le face-à-face avec le client.

Avec l'application de ces méthodes d'organisation du travail, les activités de service basculent dans l'univers de la rationalité industrielle. Il demeure que la relation de service suppose un rapport spécifique. La caissière - tout comme la vendeuse ou le téléconseiller - se trouve engagée, à chaque nouvelle opération, dans une interaction avec le client qui, en dépit de la standardisation des gestes, la met profondément en jeu. Un jeu qu'elle aborde dans des conditions d'inégalité, tant le principe du client roi, institué par les directions du marketing, lui impose d'endurer les humeurs de ses interlocuteurs, sans mot dire, en gardant le sourire... P. Molinier voit juste : dans la relation de service, pour moderne qu'elle soit, transparaît l'image de la domestique. Cette impression est renforcée lorsque l'on rappelle à quel point le droit du travail est devenu accommodant en matière de flexibilité. Cas extrême mais symptomatique : les supermarchés belges ont aujourd'hui recours à des « salariées-minutes » qui attendent chez elles qu'on les appelle pour quelques heures de travail.

Aborder les implications psychopathologiques de la relation de service implique néanmoins de s'arrêter sur l'interaction qu'elle implique. C'est ce qu'a entrepris le courant de l'emotional work (travail émotionnel) initié par la sociologue américaine Arlie R. Hochschild (2). Sous cette étiquette, à la suite d'Erving Goffman, cet auteur s'attache à analyser le processus par lequel les individus façonnent leurs émotions afin de se plier à des « règles de sentiments ». Ce « travail émotionnel », montre A.R. Hochschild, intervient dans nombre de situations professionnelles, que cette dimension soit explicitement prescrite ou non. Elle l'est pour la caissière de supermarché, mise en demeure de muer en un sourire avenant la rage que peut lui inspirer un client outrancier.

Le fantasme masculin de la mère parfaite

Le travail émotionnel n'est pas, selon les tenants de ce courant, le propre des emplois situés au bas de l'échelle sociale, mais de toute relation de service. Il apparaît même d'autant plus complexe que l'on gravit les échelons. La sociologue Jennifer L. Pierce s'est penchée sur le travail des assistantes juridiques dans les cabinets d'avocats américains (3). Souvent de formation supérieure, celles-ci sont embauchées moins pour leurs compétences organisationnelles que pour leur capacité à prendre en charge les humeurs des avocats. Sourire tous les matins, maîtriser leurs émotions face à la colère, rassurer leur supérieur en proie au doute : les assistantes semblent vouées à incarner le « fantasme masculin de la mère parfaite ». Dès lors, il ne s'agit plus seulement d'un « jeu superficiel » où il s'agirait de revêtir des sentiments que l'on n'éprouve pas, mais d'un « jeu en profondeur » où l'assistante tente d'éprouver les émotions que l'on attend d'elle. Reste qu'aucun de ces jeux n'est innocent. Selon les tenants de l'emotional work, le premier expose à un sentiment d'étrangeté à soi-même ; le second peut conduire à une telle identification au rôle que les sollicitations de la sphère professionnelle se cumulent avec celles de la vie privée, jusqu'à provoquer un « épuisement émotionnel » (burn out).

Livrées à l'intensification de la concurrence, les sociétés de services sollicitent de plus en plus un travail émotionnel de la part de leurs salariés. Cette tendance affleure dans le commerce de détail de vêtements, où l'on demande aux vendeurs et vendeuses de faire la différence en incorporant littéralement l'image que le magasin entend communiquer. L'attitude à adopter face au client relève de plus en plus de la prescription - le regarder dans les yeux, flirter avec lui, voire lui frôler la peau au moment du paiement -, alors que les vendeuses sont appelées à revêtir les produits exposés en magasin (4). On assiste dès lors, remarque P. Molinier, à une érotisation de la relation de service qui met profondément en jeu l'affectivité du salarié, au point de brouiller la frontière entre vie amoureuse et travail.

Si l'on peut parler de formes de servitude dans le salariat contemporain, c'est justement lorsque les délimitations entre travail et hors travail, entre vie professionnelle et sphère intime tendent à s'effacer. Les horaires à rallonge auxquels consentent les cadres, les règles de « savoir être » que les salariés sont censés exhiber ne relèvent-ils pas d'une même réalité ?

NOTES

1

J.-P. Durand, La Chaîne invisible. Travailler aujourd'hui : flux tendu et servitude volontaire, Seuil, 2004.

2

A.R. Hochschild, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, n° 9, 2002. Ce numéro rassemble plusieurs articles représentatifs du courant de l'emotional work.

3

J.L. Pierce, « Les émotions au travail : le cas des assistantes juridiques », ibid.

4

U. Forseth et C. Dahl-Jorgensen, « Sur la ligne de feu : transformation du travail relationnel dans un centre commercial et une banque en Norvège », ibid.

www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=4268

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