À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

20/11/2009

Si le G20 voulait...

Frédéric Lordon

Il ne faut pas s’étonner que « ça » résiste. C’est une forme de vie que la finance se prépare à défendre et, il faut en être tout à fait certain, de celles dont elle a tiré tant de joies qu’elle ira jusqu’au bout pour la faire perdurer. Décidément une enclave dans la société, et comme un empire dans un empire, la finance a vécu, en marge de la condition ordinaire, la vie étincelante, au double sens de la vie glamour et de la vie à millions. Que la fortune monétaire ait été à la fois la caractéristique la plus centrale et l’attrait le plus irrésistible de la vie « dans la finance » est trop connu pour qu’il soit besoin d’y insister. Pour latérale ou secondaire que la chose puisse paraître, il ne faut cependant pas méconnaître non plus les charmes enivrants de sa face non monétaire, où se mêlent les choses anecdotiques des excès en tous genres (parties, drogue, jets, palaces) bien faits pour entrer dans les définitions de la « vie intense », mais aussi le sentiment extatique d’être immédiatement en contact avec le monde entier en ses marchés, d’y mouvoir d’une parole ou d’un geste des sommes colossales et surtout, par la pratique quotidienne des sophistications de l’ingénierie financière, d’appartenir à la race des virtuosi.

Par une coïncidence pas si fréquente, la phénoménologie la plus immédiate et la plus rudimentaire de la forme de vie de la finance fait immédiatement signe en direction des deux tares majeures que l’analyse doit mettre au principe de la crise – comme de la réaction qui devrait s’ensuivre – à savoir l’anomalie de profitabilité et l’excès de sophistication financière. Au risque de répéter, et bientôt de radoter, il faut redire l’extravagant privilège de profitabilité dont la finance aura joui du temps de sa splendeur. Rappelons donc pour la énième fois qu’en regard des quelques pourcents du taux d’intérêt (éventuellement allongés d’une prime de risque) qui constituent normalement la rémunération du capital, les 40 % de ROE (Return On Equity, soit retour sur capitaux propres) communément crachés par les départements de banque d’investissement (qui concentrent les activités de marché) sont une aberration que rien absolument ne saurait justifier. Si cette simple comparaison ne suffisait pas, le caractère exorbitant de l’enclave financière apparaîtrait complètement au constat qu’avec 5 % de la population active, l’« industrie financière » fait 10 % de la valeur ajoutée… et 40 % des profits de l’économie des Etats-Unis en 2007. Outre un foyer d’inégalités en soi, le privilège de sur-profitabilité déchaîne les élans de capture – lorsque la bulle enfle, « ne pas en être » est au mieux une faute professionnelle, au pire une tare profonde –, et distord à l’extrême les comportements d’investissement, ceci d’autant plus que toutes les forces de la concurrence financière sanctionnent plus sévèrement l’abstention ou la simple réserve [1].

Médiocriser la finance Retour à la table des matières

L’anomalie de profitabilité a pour duale la complexité financière qui a elle-même la propriété de rendre techniquement et imaginairement possible les accumulations de risques corrélatives des hautes rentabilités. Techniquement, en proposant des solutions de couverture ou bien, par la titrisation par exemple, en accroissant au-delà des seules banques le nombre potentiel des porteurs de risque de crédit. Imaginairement, car la technique alimente tous les mythes du « nouveau » – « nouveau monde », « nouveau paradigme », « nouvelle économie », « nouvelle ère » – c’est-à-dire les croyances d’affranchissement des contraintes anciennes (de valorisation, de prudence au risque), et partant les licences de faire à peu près n’importe quoi au fil de l’euphorie collective et sans restriction aucune ou presque.

Cette forme de vie, où se mêlent inséparablement l’appât du gain le plus brut, l’excitation virtuose qui vient du maniement des instruments les plus complexes, et la sécession indécente d’avec le reste de la société, il faut la détruire. Aussi, médiocriser la finance, c’est-à-dire faire à nouveau de la banque un métier terne et ennuyeux, constitue-t-il presque en soi une ligne stratégique selon laquelle envisager la reconstruction des structures financières puisque, en cette matière, « terne et ennuyeux » signifie : 1) ramené à l’ordre normal de la profitabilité, et 2) privé des mirages de « l’innovation », donc reconduit aux produits simples, aisément maîtrisables, peu risqués… et peu rémunérateurs. C’est bien une ligne stratégique dès lors qu’elle s’en prend directement au complexe sur-risque/sur-profit (d’ailleurs lisible dans les deux sens) dont tout, fondamentalement, découle ; et, pour si distante qu’elle puisse en paraître, c’est aussi une reformulation du principe directeur, proposé il y a quelque temps déjà [2], selon lequel il n’est pas de re-régulation sérieuse qui ne se donne pour but d’éviter impérativement que toute bulle ne se reforme. Comme l’a prouvé la période 1945-1975, seules les basses intensités en risque et en profitabilité de la « banque terne et ennuyeuse » prémunissent contre l’hyperinflation des prix d’actifs – et, derrière ces basses intensités, des contraintes d’encadrement très strictes qui interdisent réglementairement les excès auxquels la finance est spontanément tentée de retourner.

A l’évidence, on n’en prend guère le chemin et il suffit pour s’en rendre compte d’écouter les propos de tous ceux qui, quoique se disant favorables à une « régulation » – mais qui ne l’est pas désormais ? et cette soudaine unanimité, par le fait un peu suspecte, ne signale-t-elle pas la perte de substance croissante de la notion même de « régulation » ? – rappellent à loisir « l’inévitabilité » des crises financières, aussi inscrites dans « la nature des choses » que le cycle des saisons, laissant par là entendre que le mieux à espérer est d’en limiter les effets, mais sûrement pas d’en éviter la survenue. Rien ne témoigne mieux de ce tranquille renoncement que la mesure-phare, au centre de tous les débats techniques, et poussée sur le devant des scènes de tous les G20, à savoir l’obligation de constitution de réserves de fonds propres contracycliques [3], mesure à la rigueur capable de ralentir le rythme de la bulle – et encore, selon le degré de dureté qu’on lui donnera – mais dont la finalité véritable est bien plutôt de constituer du « capital d’amortissement » permettant aux banques d’absorber des pertes importantes sans risquer l’insolvabilité – amortir les pertes donc, mais pas les éviter, ni supprimer les causes susceptibles de leur donner naissance.

De la supervision réactive
à la restriction préemptive Retour à la table des matières

Sous ce rapport, il est donc bien clair que rien n’a changé et qu’aucune leçon n’a été tirée, du moins si on donne à « leçon » le sens minimum d’une véritable modification des formes de la régulation, dont même les projets les plus « avancés » ne visent que des changements de degré – et jamais de nature. Or le projet conjoint d’éradication de la forme de vie financière et de prévention radicale de toute bulle future, dont il faut redire, contre toutes les disqualifications en utopie, que l’histoire des décennies d’après-guerre atteste la possibilité, appelle impérativement ce changement de nature, dont on peut donner immédiatement la formulation plus précise : au paradigme libéral de la supervision réactive, il faut, à la lumière d’une crise qui a failli se terminer en effondrement total, substituer le paradigme de la restriction préemptive. Non pas donc laisser faire et rectifier, mais interdire de faire et sanctionner.

Mais la « forme de vie » résiste. Et c’est sans doute pourquoi rien ne sort des cartons du G20 ou d’ailleurs qui prenne le risque du conflit frontal avec la finance – c’est que la « forme de vie » a ses hommes en haut lieu : Michel Pébereau président non-exécutif de BNP-Paribas, banque peu décidée à retourner au terne et à l’ennuyeux, est le conseiller particulier de Nicolas Sarkozy, les anciens présidents de Goldman Sachs se succèdent à la tête du Trésor étasunien, les firmes de Wall Street comptent parmi les plus gros contributeurs au financement des campagnes électorales, spécialement du côté démocrate, et l’équipe Obama offre ce surprenant spectacle que les hommes en charge de la re-régulation présente sont les mêmes qui furent en charge de la dérégulation passée. Il faut vraiment s’accrocher aux maximes les plus éculées, et notamment à l’idée qu’« il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre », pour persister à formuler des propositions dans un pareil climat de verrouillage d’un ordre de domination, dont en fait on ne devrait pas s’étonner que la probabilité d’une auto-transformation significative à froid soit simplement rigoureusement nulle, et dont on finit par se dire qu’il n’est plus qu’un événement politique de l’ordre du soulèvement pour le faire changer vraiment. Si cependant le G20 voulait, mais il ne le voudra pas, voilà par exemple ce qu’il pourrait envisager.

L’urgence de la re-spécialisation bancaire Retour à la table des matières

On ne dira jamais assez la plaie qu’a été aux Etats-Unis l’abandon progressif, jusqu’à l’abrogation formelle, du Glass Steagall Act séparant formellement les activités de banque commerciale des activités de banque d’investissement. Parmi toutes les raisons qui appellent une restriction carabinée aux latitudes de la finance, la plus impérieuse, en effet, tient sans doute à la mise en danger des encaisses monétaires du public par exposition des banques commerciales à ce foyer d’instabilité intrinsèque que constituent les marchés de capitaux. C’est bien là l’essence même du risque systémique où se joue, par cascades, la possibilité d’un effondrement total du système bancaire, c’est-à-dire de l’évaporation définitive de tous les dépôts. On peine à croire que la matérialisation imminente en septembre-octobre 2008 de ce qui, avec l’hyperinflation, constitue pour les sociétés économiques l’événement maximal, le stade ultime de la destruction sociale en temps de paix, ait laissé si peu de trace, produit si peu de réaction et rien notamment qui puisse ressembler à un sursaut de conservation collective comme on en attend après être passé si près du cataclysme absolu. L’effondrement bancaire est un spectre effrayant dont les décideurs politiques devraient avoir une sainte et juste trouille – mais visiblement aucun sommeil n’est altéré.

La toute première mesure de sauvegarde consiste donc à extraire aussi complètement que possible les institutions de dépôts de l’univers des marchés spéculatifs, de leur interdire d’y participer et de couper tout lien avec ceux qui continueront d’y risquer la vérole. La mesure n’est pas conservatoire qu’au titre maximal de la prévention du risque systémique, elle l’est également, à moins grand fracas, pour enrayer la transmission systématique des chocs financiers à l’économie réelle, dont les banques universelles sont précisément le vecteur : déstabilisée du côté de la spéculation, elles font nécessairement porter par la restriction du crédit le rétablissement de leur situation financière – on constatera de ce point de vue qu’il n’est pas un ralentissement économique, pas une remontée du chômage qui, depuis deux décennies, ne soit corrélée, et en fait causée, par les crises à répétition dont la déréglementation nous a aimablement gratifiés.

Dans le (re)devenir terne et ennuyeux de la banque, il entre donc l’abandon par toutes les banques universelles de leurs activités de banque d’investissement – et l’adieu aux virtuosités des marchés de capitaux. Des multiples avantages de la chose, le moindre n’est pas de conduire mécaniquement à une réduction de la taille des établissements, c’est-à-dire du potentiel de déstabilisation globale dont chacun est la concentration locale. Que feraient les banques ainsi raccourcies ? Les choses simples, rudimentaires, peu risquées et peu rémunératrices qu’on attend d’elles normalement : accorder des crédits, si possible proprement (pas les subprimes, ni pousser à la roue n’importe comment le crédit à la consommation), tenir les comptes de dépôts bien sûr, mais aussi collecter les épargnes auxquelles elles proposeront des formules de livret, à capital et rendement garantis, pour une pluralité d’horizons temporels. Et c’est tout.

Il va sans dire que l’épargne ainsi collectée ne sera pas investie sur les marchés de titres, à l’exception peut-être des titres de la dette publique, mais recyclée en crédit selon les circuits classiques de l’intermédiation bancaire. Il va sans dire également que les banques commerciales auraient à n’entretenir aucun rapport avec les banques d’investissement sauf à laisser subsister et le risque de contrepartie (le risque lié au fait d’être engagé dans une transaction sur titres susceptible de rester non réglée du fait de la disparition brutale, par faillite, de l’opérateur situé à l’« autre bout » du deal), et le risque de défaut (lié, lui, au fait d’avoir prêté à un opérateur de marché qui n’est plus en état de rembourser). Or, risque de contrepartie et risque de défaut sont les deux canaux par lesquels s’opère la propagation fulgurante du risque systémique à l’intérieur de la sphère des institutions financières. Dans un schéma de re-spécialisation, le risque de contrepartie est exclu d’emblée si on assortit le dispositif d’une interdiction d’accès des banques de dépôts aux marchés de capitaux en tout cas pour y prendre des positions – reste, incidemment, la question de leur accès pour y pourvoir à leur propre refinancement ; sous ce rapport il est certain qu’il faut au minimum largement rebasculer la structure du refinancement bancaire vers le marché interbancaire (où n’auraient accès que les banques commerciales) et les guichets de la banque centrale, en laissant ouverte sans doute la possibilité des financements de marché longs, dans le compartiment obligataire ou celui des actions, et jugeant de ce qu’il conviendrait de faire en matière d’accès aux compartiments courts des marchés de gros du crédit. A l’inverse du risque de contrepartie, l’exclusion du risque de défaut interne à la sphère financière, elle, n’est pas analytiquement comprise dans la seule idée de re-spécialisation, c’est pourquoi il faut ajouter à cette idée une clause supplémentaire coupant toute relation de crédit entre banques commerciales et banques d’investissement.

Couper les ailes de la finance de marché Retour à la table des matières

Il entre en général dans le schème de la re-spécialisation l’idée qu’après avoir séparé banques commerciales et banques d’investissement, après avoir confiné ces dernières dans une sphère à part, on pourrait leur laisser toute latitude de s’amuser à leur guise dès lors que le découplage a été opéré et que les accidents de marché ne diffuseront plus leurs effets toxiques à l’extérieur. C’est là probablement une tolérance dangereuse et pour au moins quatre raisons.

1) Rien ne justifie en premier lieu de laisser subsister, même réduite, une enclave de sur-profitabilité exorbitante dont on connaît maintenant assez toutes les tares distorsives : reproduction d’inégalités choquantes, drainage, par les appâts de la cupidité, des diplômés les plus « brillants » détournés des emplois socialement plus utiles [4], etc.

2) Limiter la sur-profitabilité locale dont pourrait jouir une sphère des marchés affranchie de tout au motif qu’elle n’est plus connectée à rien a aussi pour avantage de réduire le prévisible différentiel de rentabilité qui déséquilibrerait la concurrence entre l’épargne-livret organisée par les banques commerciales et l’épargne-titres investie sur les marchés. Il n’y a aucune raison de laisser prospérer discrètement l’univers feutré du Private Banking, où se gère la fortune des très riches et, pour ceux-ci encore plus que pour les autres, doit valoir le message que l’épargne n’est pas un moyen légitime de sur-enrichissement et que sa rémunération normale est nécessairement modeste.

3) Réguler strictement les marchés procède également d’une préoccupation de protection de l’épargne institutionnelle. Celle-ci, qui ne s’adresse pas qu’aux très fortunés, demeurera vraisemblablement investie pour une certaine part en titres. Cette épargne-là doit être soustraite aux accidents de dévalorisations massives dont les marchés ont le secret, à l’image des pertes gigantesques encourues par les fonds de pension aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

4) Enfin enrayer le risque systémique, fût-il aussi strictement que possible cantonné à la sphère des banques d’investissement, a pour propriété de stabiliser les marchés de gros du crédit, en tout cas pour la part qu’il en restera, et surtout pour la part qu’il continueront de prendre au financement de l’économie non-spéculative.

Quand bien même la séparation de re-spécialisation serait opérée, le principe de la restriction préemptive continuerait de s’appliquer sans réserve à l’univers de la banque d’investissement et des marchés. « Restriction préemptive » signifie ici très exactement réduction drastique de l’ensemble stratégique des agents, c’est-à-dire du nombre et de la latitude des actions autorisées. On voit tout ce qui l’en sépare du paradigme de l’aimable supervision qui observe et à l’occasion recadre. Là où le modèle actuel de régulation laisse les opérateurs libres d’aller mais en les munissant de temps en temps de quelques freins (comme les ratios de capital contracycliques), la présente approche prend délibérément le parti de fermer des possibilités. Au risque de répéter des choses déjà dites de longue date, mais avec aussi l’opportunité d’en ajouter de nouvelles, voici donc quelques propositions qu’un G20 « qui voudrait » pourrait considérer.

Interdiction du trading
pour compte propre Retour à la table des matières

Pas d’erreur, cette mesure là ne plaira pas… D’abord en charge de passer les ordres de leurs clients – « pour compte de tiers » – les départements Investment Banking ont progressivement développé une activité de trading pour compte propre, jouant avec leurs fonds, en général copieusement allongés de dette (voir infra « leviérisation »). C’est Goldman Sachs qui a d’abord cultivé cette pratique comme une singularité bientôt vue, profits resplendissants aidant, comme un modèle généralisable que toute la profession s’est mise en devoir d’imiter. La crise financière ouverte en 2007 est très largement une crise de proprietary trading. Jamais auparavant les banques n’avaient été aussi nombreuses à développer à une aussi large échelle une activité pour compte propre, pour leur malheur, puis rapidement pour le notre, en direction des produits structurés dérivés des crédits hypothécaires... Ainsi, les banques n’ont-elles pas seulement exposé leurs clients, mais plus encore elles-mêmes au risque de se mettre dans une position d’instabilité bien plus grande que celle qui aurait résulté des seuls investissements pour compte de tiers. Il entre dans la médiocrisation de la finance et dans la réduction de sa profitabilité de cantonner les banques d’investissement au seul registre de l’activité-client, et de leur interdire tout engagement pour compte propre, généralement plus leviérisé, et partant plus risqué, que les autres.

Déleviérisation Retour à la table des matières

La leviérisation, qui consiste en tous les procédés permettant de prendre des positions au-delà des seules ressources propres de l’investisseur, est un fléau. Sans doute a-t-il pendant la bulle l’« excellente » propriété de dégager des rentabilités financières démultipliées [5]. Il a malheureusement l’inconvénient symétrique de démultiplier les pertes à la baisse. Par une cruelle ironie, il se passe formellement pour les professionnels de haut vol de la finance la même chose que pour les manants des subprimes : la valeur de leurs actifs s’effondre tellement que même leur vente de détresse suffit à peine à rembourser la dette contractée pour les acquérir. Au moment du retournement, l’excès d’endettement contracté par les investisseurs, et particulièrement par les banques lorsqu’elles jouent pour compte propre, déclenche alors immanquablement une ruée vers la sortie d’autant plus frénétique que les leviérisations sont importantes… et que la déleviérisation d’urgence devient l’obsession générale.

On sait les extrêmes qu’ont atteints les firmes de Wall Street en matière de coefficient de levier, avec l’aide discrète et bienveillante des régulateurs : bon nombre des cinq « grandes » [6] ont fini avec des multiplicateurs supérieurs à 30… Il fut un temps où, en matière d’entreprises industrielles, l’analyse financière considérait qu’une société sortait des bornes du raisonnable au moment où sa dette de long terme dépassait le montant de ses fonds propres – soit un levier « long » de 2… Si, par la proposition précédente, le proprietary trading est barré, et que la problématique de la leviérisation des banques d’investissement s’en trouve par là vidée de sens, il reste néanmoins à surveiller les leviérisations accordées par les banques à leurs grands clients (notamment les prime brokers aux hedge funds). Il importe de limiter réglementairement cette leviérisation et d’interdire à tous les investisseurs de dépasser des coefficients qui seraient de l’ordre de grandeur de 2 ou 3, pas davantage.

Interdiction des investissements de marge Retour à la table des matières

Il est une autre sorte de leviérisation plus pernicieuse parce que moins aperçue, inscrite dans le principe de l’investissement de marge, intensivement pratiqué sur les marchés de produits dérivés. Consistant en la possibilité de prendre une position à terme moyennant l’acquittement immédiat d’un dépôt, dit « dépôt de marge », cette pratique répond à la définition générale de la leviérisation – autoriser des prises de position excédant les ressources propres. Cette leviérisation-là n’est pas moins agressive que la précédente, tout au contraire : les obligations de marge sont d’une minceur extrême – quelques pourcents à peine de la position prise – offrant de fait de gigantesques leviers et de sensationnels démultiplicateurs de rentabilité. Là encore, la leviérisation de marge joue un rôle central dans la déstabilisation catastrophique des marchés en cas de retournement des prix d’actifs puisqu’elle laisse les opérateurs à considérable découvert. Les réajustements réguliers des dépôts (par « appels de marge ») en fonction de l’évolution des cours (les dépôts doivent être grossis lorsque les prix baissent) n’offrent qu’une illusoire protection et, comme la crise l’a tragiquement montré, sont la plupart du temps trop tardifs : l’effondrement, par sa soudaineté, dégrade la position des investisseurs avec une vitesse et une intensité telles que les appels de marge, auxquels ils sont incapables de faire face, achèvent de les enfoncer. Rien n’interdit en principe d’envisager la prohibition pure et simple des investissements de marge. C’est là le genre d’interdiction expressément faite pour taper la finance au portefeuille, car il est bien certain qu’ajoutée à la limitation stricte de la leviérisation d’endettement, la rentabilité financière en sortira laminée. C’est exactement l’objectif visé.

Restriction (et fermetures)
de(s) marchés de produits dérivés Retour à la table des matières

Si « médiocriser » la finance vise, non seulement son retour à la profitabilité moyenne, mais aussi, plus qualitativement, sa désophistication générale, alors il faut porter une attention particulière aux marchés de dérivés qui sont le lieu par excellence de la complexité incompréhensible (des opérateurs eux-mêmes) et immaîtrisable. Une première proposition consisterait à limiter ces marchés à la couverture des seuls risques de l’économie réelle – prix des matières premières et change [7]. Il s’en déduit l’interdiction de tous les produits de couverture à usage strictement financier : options (contre le risque action), CDS et swaps (contre le risque de taux d’intérêt) [8] et tous leurs hybrides foldingues (options sur options, options sur futures, options sur swaps…).

On hurlera sans doute à la déraison complète au projet d’interdire aux agents de la finance de se couvrir contre leurs risques propres. Mais c’est que la couverture généralisée par les produits dérivés tient de plus en plus de la légende : d’une part ces produits constituent en eux-mêmes des risques ajoutés aux risques qu’ils sont censés couvrir, et d’autre part l’illusion de la « couvrabilité » de tout pousse les agents de la finance à des expositions inconsidérées jusqu’au point de s’apercevoir au moment de la crise que les couvertures ne couvrent rien. Il en est ainsi notamment du fait des gravissimes perturbations qu’une crise de liquidité sévère propage latéralement aux compartiments de marché où elle prend d’abord naissance. La course panique à la liquidité entraîne des ventes de détresse dans tous les compartiments de marché, y compris ceux de dérivés qui, outre leurs usages en couverture sont aussi des actifs négociables comme tous les autres. Les prix des dérivés peuvent alors se mettre à évoluer d’une manière tout à fait inattendue qui détruit leurs propriétés de couverture – en termes techniques, les effets de couverture reposaient sur une certaine structure des corrélations entre prix d’actifs (comptant et dérivés) qui se trouve renversée lorsque le marché bascule en mode « course à la liquidité ». Si les dérivés couvrent si peu, ou si mal, au moment où il faudrait qu’ils couvrissent le plus, le regret de se débarrasser de bon nombre d’entre eux devrait être des plus modérés. Quant aux temps ordinaires, il restera aux banques d’investissement, ne se sachant plus, ou plutôt ne se croyant plus universellement couvertes, à être simplement plus précautionneuses dans la sélection des risques actions et des risques de crédit qu’elles veulent porter. Par un mécanisme assez bien connu, un peu moins d’assurance a souvent pour effet un peu plus de prudence.

Limitation de l’accès et des volumes
sur les marchés de dérivés Retour à la table des matières

Ceux des marchés de dérivés qui seront maintenus devront cependant être débarrassés de la pollution spéculative qui les accable systématiquement. A toute critique de la spéculation, la théorie financière, sûre de sa supériorité technique, réplique avec condescendance que les spéculateurs sont « indispensables », car ils sont créateurs de la liquidité du marché – lorsqu’un entrepreneur souhaite couvrir (hedge) un risque de change par exemple, il achète un certain type de produit dérivé et il faut bien en effet qu’il y ait en face de lui quelqu’un pour le lui vendre ; ce quelqu’un qui fait « contrepartie » est en général un spéculateur. Ce que la théorie financière trouve moins utile de justifier c’est que, de leur noble finalité d’origine de couverture des risques réels, les marchés de dérivés sont devenus des marchés « pâté d’alouette » – une alouette de couverture réelle, un cheval de spéculation. En témoigne l’extravagant déséquilibre entre les 40 trillions de dollars du PIB mondial, qu’on peut lire, extensivement d’ailleurs, comme un ordre de grandeur de la base de risques réels à couvrir, et des 680 trillions de dollars d’encours des produits dérivés [9] (pour ne rien dire du montant annuel des transactions !). Il apparaît donc que le motif initialement allégué de la couverture a justifié l’inflation hors de proportion de marchés devenus presque exclusivement spéculatifs, et ceci au prétexte de la fameuse liquidité. On notera au passage que toute cette surabondance de volumes spéculatifs n’empêche en rien en cas de crise que s’évapore ladite liquidité, car les spéculateurs ne se sentent tenus à aucune obligation de service public et cessent de se porter contrepartie pour fuir le marché comme tout le monde dès lors que la savane s’embrase. La liquidité étant une propriété dont Keynes a magnifiquement montré que la base ultime était à trouver non dans quelque paramètre objectif mais dans un certain état de l’opinion collective des opérateurs de marché [10], il est bien certain que toute tentative d’établir quantitativement une proportion hedgers/spéculateurs propre à garantir cette liquidité est de fait hasardeuse. Il y a toutefois suffisamment de marge pour considérer que la présence écrasante des spéculateurs n’est pour l’essentiel que pure pollution, sans aucune valeur ajoutée ni en termes de liquidité ni en termes de couverture – et tailler dans le gras.

On pourrait donc malgré tout envisager de déterminer un volume maximal de transactions spéculatives sur les marchés de dérivés restant autorisés – en baisse extrêmement sensible depuis les niveaux actuels, ça va sans dire –, et de répartir ce volume entre un nombre limité d’intervenants autorisés (et dûment surveillés), un peu à la façon dont le Trésor français désigne un petit nombre d’opérateurs comme SVT (Spécialistes en Valeur du Trésor) recevant pour mission d’être les market-makers sur les titres de la dette publique.

L’agence qui dit non Retour à la table des matières

Presque par définition, le « retour au terne » passe par un contrôle extrêmement strict de toutes les velléités d’innovation financière. Les produits bizarres sont la plaie de la finance, à peu près autant que l’imagination des génies qui les conçoivent se trouve être prolifique. Il n’est pas question de laisser s’élaborer d’abord dans un cubicle obscur d’une salle de marché de nouveaux fusils à tirer dans les coins, façon CDO ou CDS [11], pour constater, contrit, quelques années plus tard qu’ils sont devenus le support d’une gigantesque crise d’incompréhension et de sous-appréciation des risques. Aucun produit nouveau ne pourra être lancé sur le marché sans l’aval d’une Agence des Produits Financiers.

Paradoxalement, il ne faut se faire aucune illusion quant à la possibilité qu’aurait cette agence d’anticiper correctement ce que pourrait être le comportement futur d’une innovation financière et de juger de son innocuité au moment de son lancement [12]. Aussi cette agence aura-t-elle pour mission de presque systématiquement répondre non. Elle devrait, à l’usage, ne pas s’avérer trop coûteuse, puisque les banques d’investissement comprendront rapidement après quelques rebuffades que la production et la soumission de leurs idées inventives sont vouées à un quasi-rejet de principe, et deviennent dès lors sans objet. Le flux des demandes d’approbation se tarira de lui-même, ne nécessitant plus grand personnel pour y faire face, et l’Agence ne demeurant, même vide, que pour signifier à la finance qu’elle n’est plus libre d’inventer et de diffuser ce que bon lui semble.

Allez G20, hue dada !

Notes

[1] Pour une analyse plus substantielle de ces mécanismes concurrentiels, voir « Après la crise : réguler ou refondre ? », Revue de la Régulation, n° 5, 2009.

[2] Voir « Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières » (repris in Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.

[3] Les banques sont actuellement soumises par les accords de Bâle à l’obligation de maintenir leurs ratios de solvabilité au dessus d’un certain seuil. Ces ratios rapportent leurs bases de capitaux propres au total de leurs actifs (pondérés en fonction de leurs risques). Or la bulle a la double propriété de diminuer les mesures de risques et d’engendrer des profits qui augmentent les bases de capitaux propres, rendant les ratios plus faciles à atteindre et conduisant les banques à augmenter leurs actifs risqués. Un ratio contracyclique durcirait le niveau de capital à provisionner à mesure que les prix d’actifs augmentent.

[4] Voir à ce propos « Bonus : les faux-semblants de la régulation Potemkine ».

[5] Un exemple permettra de montrer simplement comment opère l’effet levier. Soit un investissement de montant 100 rapportant 10 ; sa rentabilité brute est de 10 %. Si cet investissement est financé par un apport de fonds propres de 20 et un complément de dette de 80, et en supposant que le taux d’intérêt est de 5 %, le profit net (des frais financiers) est de 10 – 4 [5 % de 80] = 6. La rentabilité financière, qui rapporte le profit net aux seuls fonds propres engagés, est donc de 6/20 soit 30 %. L’effet levier élève la rentabilité financière à 30 % à partir d’une rentabilité brute de 10 %...

[6] Morgan Stanley, Goldman Sachs, Bear Stearns, Merril Lynch, Lehman Brothers.

[7] On pourrait envisager d’y ajouter la couverture du risque de taux d’intérêt côté débiteur, par exemple pour les entreprises s’endettant à taux variable – et faire revenir les swaps dans la liste des dérivés autorisés.

[8] Voir note précédente.

[9] Banque des Règlements Internationaux, BIS Quarterly Review, juin 2008.

[10] La liquidité est garantie tant que la majorité des agents ont confiance en la possibilité de sortir si besoin est du marché sans casse, ce faisant ils s’y engagent, y prennent des positions… et par ce fait produisent collectivement la liquidité.

[11] CDO : Collateralized Debt Obligation, le produit-phare de la finance structurée sur les crédits (notamment immobiliers) ; CDS : Credit Default Swaps, des instruments de couverture du risque de défaut sur les titres obligataires.

[12] Pour un développement plus substantiel sur ce point voir « Après la crise : réguler ou refondre ? », Revue de la Régulation, n°5, 2009.

La pompe à phynance Les blogs du Diplo - 18.11.09

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