Trop d’État, trop de fonctionnaires, trop de dépenses publiques. Depuis l’invention de l’horloge parlante, le Parti de la presse et de l’argent (PPA) rythme les saisons en égrenant ce chapelet. Il faut supprimer les « fonctionnaires fossiles » (Le Figaro, 2.4.03), alléger « un État trop lourd » (Le Monde, 12.12.07), couper dans « le gras de la république » (La Tribune, 7.2.08), éliminer la « mauvaise graisse » de la « bureaucratie » (Le nouvel observateur, 10.1.02), résorber « l’obésité paralysante de l’État tentaculaire » (Le Figaro, 5.4.08), poser un clystère à ce pays « toujours constipé de paperasse » (L’Express, 7.2.08). La ventrière bien calée dans leurs privilèges fiscaux, les éditorialistes ratatinent du fonctionnaire d’un coup de copier-coller. Quand Élie Cohen, sur le site Internet du Nouvel Observateur, ronchonne que « l’État doit revoir les dépenses publiques en réduisant le nombre de fonctionnaires » (2.4.08), il régurgite le bouillon d’onze heures administré six ans plus tôt par le même journal, sous la plume de son directeur d’alors, Laurent Joffrin : « Oui, certains fonctionnaires exagèrent, surtout quand ils bloquent la nécessaire évolution du service public » (Le nouvel observateur, 10.1.02).
Du mammouth en barquettes
Magnanime, le chef de l’État a exaucé le vœu du PPA. Dans le cadre de la « révision générale des politiques publiques » (RGPP), la « modernisation de l’État » se traduira en 2009 par la suppression de 30 000 postes supplémentaires. L’essoreuse de la « modernisation » doit permettre de dégorger 7 milliards d’euros d’ici à 2011, puis 7 milliards chaque année jusqu’à dissolution complète de la « mauvaise graisse ». « Il s’agit simplement de faire la chasse aux structures superflues et aux procédures trop lourdes, explique le bras droit de Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, dans une interview à France Soir (9.9.08). Cette chasse, ça veut dire du temps gagné, de la dépense économisée, cela veut dire une administration qui répond plus vite. » L’oiseau fonctionnaire, plus on le plume, mieux il vole. Le raisonnement n’a pas paru intriguer le journaliste de France Soir, dont la question, il est vrai, contenait déjà la réponse : « L’objectif de la RGPP, c’est de diminuer la dépense publique et de renforcer la qualité de l’action publique ? »
La modernité, dans le cas présent, ne consiste pas seulement à « faire la chasse » aux hôpitaux, aux tribunaux ou aux bureaux de poste trop éloignés des quartiers de la presse parisienne et de ses résidences secondaires. Elle consiste aussi à braconner les entreprises publiques pour les revendre au privé. Hier Saint-Gobain (1986), la Société générale (1987), Total (1992), la BNP (1993), Pechiney et Usinor-Sacilor (1995), Renault (1996), le Crédit lyonnais (1999), France Télécom (2004) ; aujourd’hui EDF et GDF, demain la Poste et, après-demain, sans doute le nucléaire et la SNCF.
« EDF peut rester un monopole public tant qu’elle gère un monopole, mais, si elle veut rester un global player sur les marchés de demain, sa transformation en SA et sa privatisation sont inéluctables », lisait-on dès 2000 dans Notre État, la bible des dégraisseurs. Comme le notent avec allégresse les auteurs de ce « livre vérité de la fonction publique », les rois de la pantoufle Roger Fauroux et Bernard Spitz (lire p. 6), la mue de la citrouille EDF en carrosse global obéit au même idéal que la concurrence libre et non faussée : la construction européenne. C’est dire si les « fonctionnaires fossiles » qui persistent à défendre les services publics au mépris des bonnes fées de Bruxelles obéissent à « des pulsions xénophobes et antilibérales », celles-là mêmes qui « ont coupé la France du monde du XXIe siècle » (Nicolas Baverez, Le Point, 19.7.07). Symbole de métissage et de l’esprit des Lumières, la revente à la découpe des biens d’État exigeait le concours de toutes les forces démocratiques. Les gouvernements d’Édouard Balladur (1993-1995) et d’Alain Juppé (1995-1997) n’ont pas démérité en privatisant pour un total de 140 milliards de francs. Mais leur bilan déçoit au regard des 240 milliards essorés par la gauche plurielle (1997-2001) grâce à la privatisation partielle ou intégrale de Bull, du CIC, de Thomson CSF, d’Air France, d’Aérospatiale, de Thomson multimédia ou du Crédit lyonnais. « Chaque fois que des alliances industrielles se sont révélées indispensables – en particulier à l’échelle européenne –, nous les avons rendues possibles, se rengorgeait Lionel Jospin en 1998, alors qu’il offrait EADS à Lagardère. Et quand elles ont nécessité des ouvertures de capital, voire des privatisations, nous les avons consenties [1]. »
La gauche Pinocchio
Consentante, la gauche le fut aussi envers la directive européenne instaurant la dérégulation totale du marché des services postaux à l’horizon 2009, accueillie avec des bêlements de joie par le ministre socialiste de l’Industrie, Christian Pierret, ex-numéro 2 du groupe Accor [2]. C’est encore le gouvernement Jospin qui a opéré le tronçonnage de la SNCF en une myriade de filiales privées, ainsi que la « modernisation » du marché de l’énergie, prélude à la privatisation d’EDF. Amer, Franz-Olivier Giesbert lâchait un soupir : « Allons, il vaut mieux être de gauche si l’on veut être autorisé à gouverner à droite » (Le Figaro magazine, 7.11.98). Dix ans plus tard, le PS se redresse sur son pouf et, se tordant le nez pour l’empêcher de prendre l’apparence d’une branche de baobab, proclame son soutien à la manifestation du 23 septembre contre le « démantèlement du service public ».
Ce démantèlement constitue pourtant l’un des acquis les plus robustes de la gauche modernisée. Depuis le tournant de la « rigueur », en 1983, la part des entreprises publiques dans le monde du travail est passée de 11 à 3,9 %. Inverser la tendance reviendrait à restaurer le Moyen Âge, comme l’explique Gilles de Margerie, banquier socialiste au Crédit agricole et ex-conseiller du gouvernement Rocard entre 1989 à 1991 : « Au début des années 1980, aucun investisseur privé ne détenait plus d’actions d’entreprises françaises que l’État ; aucun acteur privé n’avait le même poids que lui dans le monde bancaire et dans celui des assurances ; l’organisation des circuits financiers avait pour objet de lui permettre un accès à l’épargne primant sur celui des entreprises et ne dépendant pas exclusivement des marchés ; ceux-ci étaient fragmentés et faibles […]. Rien de tout cela n’est plus vrai aujourd’hui [3]. »
Des actionnaires qui sentent le gaz
L’exemple de Gaz de France confirme ce diagnostic. Dans les temps anciens, son rôle se limitait bêtement à fournir du gaz aux usagers. Aujourd’hui, c’est un global player coté en Bourse qui transperce les marchés émergents et régale les actionnaires. En juillet dernier, à la veille des assemblées générales convoquées pour valider la fusion de Suez et de GDF, la direction du « nouveau géant énergétique » s’est attiré la sympathie des petits et gros porteurs en leur accordant un acompte sur dividendes de 0,80 euro par action. Pour le principal actionnaire privé (5,3 %), le milliardaire belge Albert Frère, le cadeau de bienvenue s’élevait à plus de 40 millions d’euros. « La fusion devrait normalement se révéler une opération créatrice de valeur pour les actionnaires » a-t-il couiné en mastiquant un vol-au-vent (site Internet du Journal du dimanche, 15.7.08).
La création de valeur est un peu moins évidente pour les abonnés. Les tarifs ont explosé : + 15,2 % depuis le 1er janvier 2008. Suez-GDF justifie cette mise à l’amende par la hausse des cours mondiaux en 2007, sans mentionner que la baisse simultanée des coûts d’approvisionnement a largement compensé les aléas du marché [4]. Mais il faut bien charger la mule pour doper la rentabilité financière du titre et étancher la soif de conquêtes du PDG, Gérard Mestrallet, qui projette d’installer des centrales nucléaires en Roumanie et dans le monde arabe. « Nous souhaitons être un exploitant de centrales. Il peut y avoir de nouveaux pays méditerranéens ou au Moyen-Orient qui veulent accéder au nucléaire civil », se pourlèche cet ancien conseiller de Jacques Delors (L’Usine nouvelle, 9.11.07), dont les rêves de grandeur laissent peu de place au technicien qui retape les tuyaux ou au docker qui décharge le méthane à Fos-sur-Mer. De ce côté-là aussi, pourtant, la « modernisation » triomphe. Pendant que la nouvelle politique d’embauche et d’externalisation marginalise les contrats pérennes, la réorganisation interne met les salariés sur la touche. À GDF, les représentants du personnel occupaient 6 postes sur 18 au sein du conseil d’administration. À Suez-GDF, ils n’ont plus droit qu’à 3 postes sur 24.
Modernisation à la truelle
Quant aux finances publiques, ce n’est pas de la « mauvaise graisse » qu’elles y perdent, mais des millions d’euros délicieux. « Les cessions d’actifs ont pour contrepartie la diminution d’une source de recettes dynamiques et récurrentes pour l’État : les entreprises les plus contributrices en termes de dividendes sont également celles qui sont les plus susceptibles de faire l’objet de ces cessions », note la Cour des comptes dans son rapport 2008. Le constat visait la privatisation des sociétés d’autoroutes par le gouvernement Villepin, qui a ôté de la bouche de l’État la manne juteuse des péages et spolié le contribuable d’infrastructures payées de sa poche. Mais il vaut aussi pour GDF, une affaire rentable à laquelle la curée mondiale aux sources d’énergie promet un avenir de poule aux œufs d’or. Il est vrai que le « dégraissage » de l’État par l’État a pour contrepartie naturelle l’engraissement des entrepreneurs. Dans le secteur du BTP, cette redistribution porte un nom : « partenariat public-privé » (PPP). Le gouvernement de François Fillon en raffole. L’astuce consiste à confier le financement, la conception, la construction et l’exploitation d’un ouvrage public à un consortium réunissant un géant du bâtiment, des banques et des avocats. Rémunérés sous forme de loyers, les prestataires peuvent exiger de lourdes compensations en cas de remise en cause du contrat, à la suite par exemple d’une alternance électorale.
Les PPP présentent de surcroît l’avantage d’« assurer une récurrence en termes de revenus sur plusieurs années », comme le dit avec émotion le directeur du pôle bâtiments d’Eiffage Concessions (Les Échos, 26.6.08). Traduction : plus le temps passe et plus les prestataires siphonnent le budget de la collectivité. Dans son rapport 2008, la Cour des comptes s’interroge sur « l’intérêt réel de ces formules innovantes qui n’offrent d’avantages qu’à court terme et s’avèrent finalement onéreuses à moyen et long termes ». En août 2007, une étude de la Fédération des municipalités canadiennes parvenait à la même conclusion : les PPP ne rapportent aucun bénéfice à la collectivité, hormis une nouvelle Rolex au poignet d’un bétonneur.
Tout prédestinait donc le gouvernement à généraliser le système. En juillet dernier, le Conseil constitutionnel a retoqué un projet de loi prévoyant d’étendre les PPP aux secteurs du « développement durable » et de la construction de collèges et de lycées : les avantages octroyés aux majors du BTP – dont Martin Bouygues, l’acolyte de Nicolas Sarkozy – crevaient un peu trop les yeux. Mais un réformateur ne se laisse pas intimider. Dans le cadre de la RGPP, le sénateur UMP Alain Lambert préconise rien de moins que de supprimer le Code des marchés publics et de « se contenter du seul droit communautaire », qui ne prévoit de mise en concurrence que pour les chantiers excédant les 6 millions d’euros.
Savonner la planche du gréviste
La RGPP réserve d’autres bontés aux caïds de la truelle. Selon les dernières statistiques officielles, 158 salariés du BTP sont morts sur leur lieu de travail en 2006. L’industrie du bâtiment concentre près d’un quart des décès liés à des accidents du travail en France, alors qu’elle ne représente que 7 % de la population active. Des bureaucrates tatillons risquaient de tirer prétexte de ce massacre pour multiplier les tracasseries à l’encontre des employeurs. Alertés, les modernisateurs ont pris le taureau par les cornes : dorénavant, l’inspection du travail sera affectée en priorité à des missions de conseil aux entreprises et de traque des travailleurs sans papiers. Avec 2 000 agents (dont 450 inspecteurs) pour protéger 20 millions de salariés, « faire mieux avec moins » – selon la devise d’Éric Woerth, le ministre chargé de la RGPP –, s’avère un objectif crédible. La chétive résistance soulevée par ces mesures témoigne de leur cohérence : la « modernisation de l’État » aboutit simultanément à goinfrer les patrons et à affaiblir le salariat. Externalisations, réformes statutaires, création d’agences gouvernementales recourant à des contrats de droit privé, décentralisation vers des collectivités où les contrats de travail sont nettement moins avantageux que ceux de l’État… Les « innovations » de la RGPP arrivent sur le monde du travail à la manière d’un pavé dans la vitrine d’un débarras. Déjà, près d’un quart des salariés de la fonction publique sont sous régime précaire. Et le premier employeur de main-d’œuvre jetable ne s’appelle pas Bouygues ou Adecco, mais Éducation nationale.
En vandalisant les statuts hérités de 1945, la RGPP concrétise un vieux rêve : désarmer les défenses syndicales de toute la population active. « Ce sont les entreprises publiques monopolistiques, et accessoirement la fonction publique elle-même, qui font vivre l’essentiel du syndicalisme français », s’agaçaient il y a huit ans les auteurs de Notre État. « Là, il y a, à mon avis, une bastille à prendre. Les statuts de 1945 sont des anachronismes qu’il faut évidemment modifier », postillonnait ensuite Alain Duhamel (France 3, 8.10.03). À l’idée de promener des têtes de fonctionnaires au bout d’une pique, les fromages mous du PPA reprenaient des couleurs. Comment tolérer que le taux de syndicalisation dépasse encore les 15 % dans le secteur public, alors qu’il se cantonne sagement à 5 % dans le privé ? Des Charbonnages en 1963 aux grandes -grèves de l’hiver 1995-1996, le « mammouth » a trop souvent joué un rôle moteur dans les mouvements sociaux. Même si l’embuscade du « service minimum » et les anesthésiques du « dialogue social » ont largement émoussé sa capacité de riposte, la bête s’accroche toujours à son droit de grève, contrairement aux petites souris du privé, où ce droit est moribond. Sa modernisation l’incitera à plus d’humilité, et sera un exemple pour les autres. Délivré de ses soucis, l’État va pouvoir se concentrer sur ses missions régaliennes : la police, les expulsions de sans-papiers, les expéditions militaires et la défense des droits de l’Entrepreneur. Sur ce point, les 285 millions d’euros adjugés à Bernard Tapie (dont 45 millions pour « préjudice moral ») démontrent que la puissance publique ne faillit pas à ses responsabilités. C’est vrai d’ailleurs pour tous les pays démocratiques. Après la nationalisation des banques immobilières en faillite Fannie Mae et Freddie Mac aux États-Unis, de la Northern Rock en Grande-Bretagne et la préparation, à Berlin, d’une législation visant à protéger les entreprises allemandes contre la gourmandise des investisseurs étrangers, la presse française a unanimement salué le « retour à l’État ». On peut vivre avec son temps et convenir néanmoins que les belligérants de la guerre économique ont droit, en cas de maladresse, à la solidarité nationale.
Privatiser les gains, socialiser les pertes : ce principe actif de la modernité n’est à vrai dire pas très nouveau. Hormis dans les occasions exceptionnelles où les salariés ont renversé le rapport des forces, la puissance publique a toujours montré son attachement à la puissance privée. Même à la Libération, quand « c’est en France que l’intervention de l’État est allée le plus loin et a assumé les formes institutionnelles les plus complexes », comme l’explique l’économiste sardon anglais Ralph Miliband, « au niveau de l’élaboration des plans français comme à celui de leur exécution, des hommes appartenant aux milieux d’affaires, plus particulièrement à celui de la grande entreprise, ont bénéficié d’une prépondérance quasi écrasante sur tous les autres groupes “professionnels” ou “sectoriels” [5] ». L’État moderne tolère assez bien cette partie-là de l’héritage de 1945.
Pour la « mauvaise graisse », en revanche, la fermeté s’impose. La réforme de la fonction publique suffira-t-elle à éliminer pour de bon le lard bureaucratique, la cellulite statutaire, les bourrelets syndicaux ? Le PPA voudrait le croire mais il est en proie au doute. « Tout cela va dans le bon sens. Reste à savoir si cela va assez loin. Et là, c’est nettement moins sûr », s’inquiétait Dominique Seux dans Les Échos après l’arrivée en fanfare de la RGPP (4.4.08). « Un premier pas vient d’être franchi ; d’autres devront suivre », morigénait Chantal Didier dans L’Est républicain (5.4.08). « On peut faire plus, on doit faire plus », grognait Étienne Mougeotte dans Le Figaro (5.4.08), tandis que, dans Le Monde (27.4.08), Éric Le Boucher secouait la tête, navré : « Mais les autres pays (Suède, Canada) ont été deux fois plus audacieux avec succès, pourquoi est-ce ici encore si timide ? »
Notes
[1] Discours à l’université d’été du PS, 30 août 1998.
[2] Lire « Comment le PS a “réformé” les services publics », Le Plan B n° 6, février-mars 2007.
[3] Gilles de Margerie, « La révolution libérale masquée » in, Roger Fauroux et Bernard Spitz (dir.), Notre État, Paris, Hachette littératures, 2002 (1re édition 2000, Robert Laffont), p. 496-497.
[4] « Des augmentations qui sentent le gaz », Le Canard enchaîné, 16.4.08.
[5] Ralph Miliband, L’État dans la société capitaliste, Paris, François Maspéro, 1982, p. 71.
leplanb.org - 16.11.09
Sem comentários:
Enviar um comentário