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15/11/2009

Pauvreté : la réalité défie les chiffres

Denis Clerc - fondateur d'Alternatives Economiques et conseiller de la rédaction

On l'avait presque oublié, mais il existe en France un objectif officiel de réduction de la pauvreté. Avant qu'il ne case son rejeton où l'on sait, le Président de la République, fraîchement élu, s'était engagé, le 17 octobre 2007, lors de la vingtième édition de la journée du « refus de la misère », à réduire d'un tiers la pauvreté en cinq ans : « J'ai voulu fixer un objectif, car cela va nous forcer à le suivre. J'ai voulu nous mettre le dos au mur pour rendre des comptes aux Français. Cela va nous obliger à voir au grand jour où la pauvreté sévit le plus dans quelles tranches d'âges, dans quelles catégories. Cela va nous forcer à révéler les mécanismes qui créent la pauvreté, pour mettre en place ceux qui la combattent ». Bien que je m'étonne toujours d'entendre un Président parler ainsi à la première personne [1] , et prétendre ainsi incarner à lui tout seul l'ensemble de l'exécutif, ce qui n'est ni aimable, ni politiquement correct à l'égard du gouvernement, j'avais apprécié cet engagement solennel. Certes, je n'étais pas naïf, et, comme beaucoup, j'avais compris qu'il s'agissait en quelque sorte pour lui de se racheter une conduite, cet engagement social solennel visant à faire oublier le caractère désastreux du bouclier fiscal porté peu avant à 50 % du revenu. Mais, même ainsi, il me semblait que, enfin, la République décidait de ne plus se résigner à laisser une fraction de sa population s'enliser dans la désespérance.

La loi de décembre 2008 créant le RSA officialisait cet objectif, mais en modifiant la façon de compter. Jean Gadrey, dans son blog, s'en était ému dès mai 2008. En effet, la pauvreté monétaire, en France comme dans toute l'Union européenne, est mesurée en référence au niveau de vie médian, qui partage la population en deux groupes de même grandeur, ceux qui sont au dessus et ceux qui sont en dessous : lorsque ce niveau de vie augmente, le seuil de pauvreté augmente dans les mêmes proportions. Or, dit la loi, la mesure de l'évolution s'appuiera sur un indicateur de pauvreté monétaire « ancré dans le temps » : on gèle le compteur, et, en 2012, tous ceux dont le niveau de vie sera devenu supérieur au seuil de pauvreté de 2007 (revalorisé de l'inflation) seront considérés comme sortis de la pauvreté, même si, entre temps, le niveau de vie médian a progressé et qu'ils continuent d'être pauvres par rapport à celui-ci.

Un coup d'œil sur le passé proche nous montre l'astuce : entre 2002 et 2007, le taux de pauvreté mesuré par rapport au niveau de vie médian est passé de 13,0 % à 13,4 % : une augmentation de 0,4 point. Mais, mesuré avec un niveau de vie « ancré en 2002 », il a baissé de 13,0 % à 11,8 %. Quand on ne peut pas changer la température, on traficote le thermomètre pour expliquer qu'il fait moins froid.

Un premier rapport vient d'être présenté au Parlement sur la façon dont évoluent les choses. Le plus important dans ce rapport n'est sans doute pas ces petits arrangements avec la statistique, mais trois points révélés (ou confirmés par) le tableau de bord. Même si la proportion du nombre de pauvres n'a guère augmenté, ils sont devenus en moyenne plus pauvres, et l'écart s'est creusé par rapport au niveau de vie médian. Ensuite, entre 18 et 24 ans, la pauvreté atteint des sommets : plus d'un jeune sur cinq (hors ménages étudiants) dispose d'un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, et ce taux a progressé de 15 % en cinq ans. Enfin, la proportion de travailleurs pauvres a augmenté de 21 % entre 2003 et 2006 [2] .

Bref, la situation s'est sensiblement dégradée avant même que la crise commence. Le rapport fait montre d'un singulier optimisme en estimant qu'elle se serait améliorée entre 2007 et 2009 (baisse de 14 % du taux de pauvreté ancré en 2006), concédant cependant que cet optimisme repose sur une projection « techniquement fragile ». Même si le RSA va sans doute permettre d'améliorer un peu les choses pour les travailleurs situés tout en bas de l'échelle salariale, il est probable que la (petite) amélioration du niveau de vie ainsi permise sera plus que compensée par une augmentation du nombre de personnes concernées. Le refus de la misère est décidément mal parti.

Notes

(1) Quand j'étais petit, ma mère me reprenait souvent en disant « Il n'y a que le roi qui dit « je veux ». Elle aurait du préciser « le roi ... et Nicolas Sarkozy », mais ce dernier n'était pas encore né. Ce qui ne me rajeunit pas... <

(2) Voir à ce sujet « Quand le travail rend pauvre », Alternatives Economiques, n° 282, juillet 2009.

www.alternatives-economiques.fr - 21.10.09

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