Dans le contexte actuel, ce point de vue peut paraître en décalage, tant les comportements défensifs aigus, auxquels nous assistons actuellement, témoignent de situations aggravées.
Qu’observe t’on ?
Dans ce contexte où sont surtout médiatisées les manifestations bruyantes des conflits professionnels, on assiste à la disparition progressive de la parole sur le travail dans l’entreprise et le repli tout aussi silencieux des hommes et des femmes qui la composent.
Ce silence sur le travail interroge car il s'accompagne, à contrario, de manifestations comportementales et cliniques bien plus bruyantes que ne le laisserait supposer une ambiance de travail qui ne parle pas.
Des manifestations comportementales inhabituelles sont observées ou nous sont signalées, par exemple :
- La multiplication de petits incidents à type de dérapages verbaux ou gestuels, inattendus, incontrôlés, et qui témoignent de tensions dans les rapports sociaux;
- un hyper activisme chez certains;
- l’augmentation des demandes de changement de poste, de service;
- la diminution des manifestations festives sur les lieux de travail...
L’exploration plus avant des facteurs qui peuvent être à l’origine des manifestations observées, à permis de confirmer l’élargissement à l’ensemble des catégories de salariés d’une souffrance globale, qui nait des conséquences de l’accomplissement d’un travail de mauvaise qualité, mais aussi semble t’il de la douloureuse soumission à un système qui, de plus en plus, infantilise et tend à devenir immoral.
- Au plan médical, les visites à l’infirmerie sont plus fréquentes, des plaintes plus nombreuses, à type de troubles mal définis : fatigue, sensation de malaise, irritabilité, troubles de l’humeur, troubles du sommeil, maux de tête, embarras digestifs, tensions au sein de la famille ...
- Parallèlement il est observé un accroissement du taux d'absentéisme mais qui porte essentiellement sur des arrêts de courte durée (deux à trois jours).
Qu’entend on dans nos consultations ?
Nombre de salariés dénoncent, comme il est fréquent de l'observer, leurs conditions de travail : contraintes de temps, contraintes liées aux process et qui réduisent l’autonomie et la prise d’initiatives, rationalisations dont les logiques échappent, pressions hiérarchiques, management + ou - brutal, bilans d'évaluation vécus comme injustes, etc.
- Mais un nombre de plus en plus élevé de salariés font état de tensions entre collègues, tensions décrites comme difficiles à vivre, et attribuées à une difficulté majeure, parler du travail entre eux.
Un troisième type de plainte est communément avancé, il relève, pour bon nombre des salariés, de la conscientisation douloureuse du niveau d’infantilisation auquel ils sont assignés.
« Entre nous on ne parle plus du boulot, on se méfie de plus en plus, de tout, de tout le monde » Les salariés évoquent comment les discussions sur le travail sont confisquées, « ils font semblant de nous demander notre avis, mais tout est déjà ficelé », et combien toute velléité de reprise de parole, voire de contestation est sévèrement réprimé (convocation devant le responsable accompagné du chef de service, du DRH etc…).
A la question que je leur pose systématiquement, et qui consiste à savoir si ils partagent avec leurs collègues de travail ces mêmes préoccupations, et si tel était le cas, comment ils arrivent à en parler ensemble ; la réponse est souvent la même : « on ne peut pas en parler ensemble parce que personne n'ose dire ce qu'il pense vraiment, on voit bien ceux qui marchent dans la combine et ceux qui traînent les pieds, mais entre nous on ne parle plus du boulot, on se méfie de plus en plus, de tout, de tout le monde ».
Et l’un de me dire : « je sais pas si vous avez remarqué Docteur, mais on est plusieurs dans l’atelier à s’être mis à faire du sport. ( la moyenne d’âge dans cet atelier est de 46 ans) Vous savez pourquoi ?, parce que quand on courre ensemble ça permet de se reparler sans que ça finisse mal ; à l’atelier c’est terminé, à chaque fois on va au clash, alors comme ça au moins on maintient des liens, ça permet de tenir ».
- Cet appauvrissement du débat sur le travail, débat qui peut même ne plus exister, trouve son origine semble t’il dans les conséquences d’une dégradation progressive mais massive de la qualité des productions.
La qualité étant entendue à la fois dans sa dimension de conformité aux normes professionnelles de production, mais aussi dans sa dimension de conformité aux valeurs éthiques et sociales qui sont inscrites par ces mêmes normes, valeurs qui fondent la qualité des relations sociales au sein de la communauté de travail.
Pour eux, être dans l'obligation de fournir un travail qui n’obéit plus qu’a des objectifs quantitatifs, financiers, éloignés des exigences du métier, et par delà accomplir un travail dans lequel ils ne se reconnaissent plus en tant que professionnel, est à la fois un acte vide de sens et une violence faite à l’identité professionnelle, individuelle comme collective.
La difficulté qui consiste à ne pas pouvoir affirmer ses compétences à l'occasion de sa pratique professionnelle est source de souffrance psychique au sens ou elle a été définie par Paul Ricoeur «l'amputation de la puissance à dire et/agir, à penser, à raconter, l'impuissance à s'estimer soi-même » ;
C’est toute la question du pouvoir d’action et de la façon dont les individus peuvent en disposer et en délibérer, qui est posée.
Or nous le savons et les données des neurosciences le confirment, la privation du pouvoir d’action est pathogène au plan somatique comme au plan psychique.
Cette souffrance psychique témoigne de l’asservissement instrumental des individus à un travail dépourvu de toute dimension vivante, à savoir : la pensée créative (Marx). La plainte déposée dans nos cabinets ne serait elle pas l’expression ultime de la subjectivité ?
- Un autre type de souffrance est perceptible à l’écoute des récits, c’est ce que les individus racontent sur la façon dont ils sont amenés, à l’occasion de leur activité, à tricher (sur les résultats, sur les procédures,…) à trahir leurs convictions morales, à participer à une forme de mensonge organisé (vis-à-vis des clients, mais qu’il faut pourtant choyer par ailleurs, vis-à-vis des collègues, de la hiérarchie) et comment leur participation à un système qu’il jugent « pourri » attente à leur fierté.
Ch. Dejours décrit ces sentiment de honte et de lâcheté qui surgissent a l’occasion de la collaboration à des mode de production qui vont à l'encontre des valeurs éthiques et morales dont les individu sont porteurs, sous le terme de souffrance éthique; « la souffrance qui résulte de l’expérience de la soumission, du consentement, de la collaboration à des actes qu'on réprouve ».
Ce type de souffrance concernait jusqu’ici, me semble t’il plutôt les cadres, les managers ; aujourd’hui il apparaît que l’ensemble des catégories professionnelles en fasse la douloureuse expérience et plus particulièrement dans les domaines sociaux et de santé.
Au niveau des collectifs de travail, ou du moins ce qu’il en restait, après qu’aient été mis en œuvre les modes de management que l’on sait, les conséquences en sont dramatiques. La confiance, les coopérations, les solidarités, tous les rapports que les gens nouaient entre eux autour du travail sont mis à mal, et de cela tout le monde souffre mais personne n’en parle.
Stratégies défensives
Face à cette souffrance qui semble s’accroître, les individus tentent d’ériger des stratégies défensives dont on voit qu’elles restent très individuelles, et dont la manifestation première est la distanciation, le repli sur soi, l’isolement.
Repli et isolement aussi comme réponses à la peur d'être privé de travail, pour des raisons économiques : fermeture d’ateliers, services, entreprises.
Ces stratégies défensives, en ce qu’elles privent le débat sur le travail des enrichissements individuels, obligent à un fonctionnement à minima, qui vient aggraver les conséquences d’un prescrit déjà très réducteur et peu propice aux apports personnels.
Les personnes semblent dès lors s’inscrire dans une spirale d’échec qui peut conduire à une véritable crise identitaire avec ce que l’on sait des risques de décompensation psychique et/ou somatique.
Quelles conséquences ?
D’un point de vue clinique, les conditions de travail qui se dégradent sont génératrices de souffrance :
Au plan santé c’est la question de l’identité qui est en jeu, de cette identité dont on sait qu’elle est l’armature de la santé mentale et que lorsque l’appareil psychique ne joue plus son rôle de protection du corps, la maladie n’est pas loin.
- A la fois morale, à l’occasion d’une activité de plus en plus contrainte, empêchée, qui oblige à en rabattre sur l'expression des compétences : « ce qui fait mal écrit Yves Clôt, ce n’est pas tant ce que l’on fait, que ce que l’on ne peut pas faire, que ce que l’on fait sans vouloir le faire » ; et dont on ne peut tirer grande fierté, donc on n’en parle pas.
- Ethique, (du fait de contraintes morales de plus en plus fortes,) par le consentement, la collaboration, à des actes qui portent atteinte à l'estime de soi, des autres, et de cela on ne peut pas non plus en parler.
Au plan de la santé, la perte de l’estime de soi, peut conduire à la dépression ; ce n’est pas sans raison que l’on observe de plus en plus de salariés, cadres et non cadres sous traitement antidépresseur.
Un autre facteur de souffrance, nous l’avons vu, réside dans la prise de conscience par les individus des effets toxiques de modes managériaux insidieusement, infantilisants et répressif.
Au nom de quel statut, de quelle identité peut on dès lors revendiquer de parler de son boulot, quand on sait que poser un acte personnel et en assumer la responsabilité (définition de l’adulte de Hanna Arendt) est risqué ?.
La peur instaurée comme mode de soumission et de normalisation des comportements, en renvoyant les individus à des postures régressives, infantilisantes, pénalise de surcroît la capacité à penser.
Au plan de la santé, on sait combien la répression pulsionnelle de la pensée est coûteuse au plan psychique et somatique ; en témoignent les troubles émotionnels et cognitifs, les TMS, les troubles cardio vasculaires et les troubles anxio dépressifs qui sont légion.
Que peut-on faire ? une approche psycho-socio-organisationnelle
Psychisme et social ne peuvent être abordés isolément. Ils impliquent l’action concertée et conjuguée des acteurs sociaux et en santé au travail.
Les comportements humains ne peuvent être expliqués indépendamment des relations sociales dans lesquelles ils s’inscrivent et qui les rendent possibles.
Il s’agit de rechercher le sens de ces actes, ni dans la conscience des acteurs, ni dans les motivations inconscientes, mais dans l’analyse de l’ensemble des déterminations qui agissent sur ces conduites. (V. De Gaulejac).
Les conditions de réussite dépendront de l’affirmation de volontés, politique, économique et sociale.
Comment « apprendre à vivre bien, avec les autres, dans des institutions justes » référence à Paul Ricoeur, revient à poser la question de l’éthique, de l’estime de soi, de l’identité, et in fine de la santé.
En conclusion, il me semble important de dire que l’aggravation des manifestations en santé que nous observons depuis quelques années, si elle relève toujours de contraintes croissantes en termes d’intensification, complexification du travail, elle est de plus en plus imputable aux conséquences des atteintes à la dignité, à l’estime de soi, à l’éthique, éléments d’autant plus toxiques qu’ils ne peuvent accéder à la parole et être versés au débat social.
- William Dab vient de rédiger un rapport concernant la formation obligatoire des managers et encadrants aux notions de santé au travail; ne pourrait on lui proposer d’inclure dans la formation, la lecture d’ouvrages importants comme « Le juste » de Paul Ricoeur pour ce qui concerne l’éthique médicale, sérieusement mise à mal actuellement…, « Eichmann à Jérusalem » d’Annah Arendt sur la banalité du mal et, plus près de nous, « Souffrance en France » de Christophe Dejours sur la banalisation de l’injustice sociale.
Miroir Social - 18.05.09
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