Dans votre dernier livre récemment publié, L’Empire, la Démocratie, le Terrorisme (*), dont Sébastien Jahan a rendu compte dans l’Humanité, on a l’impression que vos conférences prononcées de 2002 à 2006, qui annonçaient la chute des empires, sans savoir que Bush allait tomber et Obama surgir, étaient prémonitoires…
Eric Hobsbawm. Évidemment, c’était imprévisible. Mais la faillite du programme de George Bush et des néoconservateurs était à prévoir. C’est l’échec de la tentative d’établir un empire mondial, une hégémonie absolument unilatérale, fondée uniquement sur la puissance, l’influence, la richesse des États-Unis sans tenir compte de quiconque. Cela manquait même de réalisme. Une sorte de mégalomanie militaire a saisi l’administration américaine depuis l’élimination de l’Union soviétique. Sans rivaux, ils croyaient que cela suffisait à établir une domination acceptée, totale. Mais aucun empire n’est capable, à lui seul, de dominer le monde de façon politique et militaire. Le monde est trop grand, trop pluriel, pour subir une telle domination. Ensuite, les États-Unis avaient déjà passé le cap de leur puissance maximale. Les Européens et les économies asiatiques ont commencé à leur faire concurrence. La puissance américaine n’était plus en phase de montée historique. Elle était déjà, pour ainsi dire, sur la défensive. Enfin, ils ont très mal compris la nature des conflits post-guerre froide.
Vous estimez que le concept de domination démocratique était voué à l’échec et, selon vos propres mots, que « la vulgate occidentale a produit moins de lait que prévu »…
Eric Hobsbawm. Cela a résolu moins de problèmes qu’on a prétendu. La démocratie a été définie de façon très étroite, seulement fondée sur le système représentatif, sur le pluripartisme. Pour les États-Unis, une fois qu’il y a élection avec plus d’un seul parti, et voilà, c’est la démocratie. Or, dans le monde, les États dans leur majorité correspondent à ce schéma, mais cela ne garantit pas qu’ils soient démocrates. Et va-t-on prétendre que la Corée ou le Japon sont des démocraties au même sens que la Suède ou la France ? Non, dans la démocratie, il y a beaucoup plus que ça, il y a la question du gouvernement populaire.
Vous vous dites très attaché à l’idée d’un gouvernement pour le peuple, réellement pour tous, riches et pauvres, stupides et intelligents, un gouvernement qui consulte le peuple et qui obtient son consentement. On va vous traiter de rêveur ?
Eric Hobsbawm. Eh bien, une démocratie qui n’a pas de base de consentement dans le peuple n’est pas une véritable démocratie. Cela peut être un État de droit qui reconnaît les droits civiques, la justice, etc. Mais j’ai tenté de démontrer que la démocratie des systèmes américains, européens ne s’exporte pas comme des innovations reconnues partout comme utiles. Quel que soit le pays, ou le milieu, quand arrive la bicyclette, tout le monde la veut ; quand arrive le fusil AK47, de partout on se précipite et on l’achète. Mais la démocratie à l’occidentale, on ne l’accepte pas sans une structure des valeurs, sans une tradition. Sans préparation populaire, un tel gouvernement ne fonctionne pas, et d’ailleurs, cela a mal tourné en général.
Vous semblez pessimiste à propos du désordre que vous constatez dans le monde ?
Eric Hobsbawm.Le monde va vers le désordre, c’est évident. Il est beaucoup plus chaotique qu’il ne l’était il y a trente ans. Même pendant la guerre froide, il y avait une matrice, un système entre puissances.
Depuis, les Américains ont cru pouvoir, en vain, imposer leur propre système. Il existe maintenant une rupture entre des États qui fonctionnent, comme la Chine, le Japon, le Vietnam, et des États, comme dans le monde arabe, en Afrique, même en Amérique du Sud, qui ne contrôlent pas les territoires dont ils ont la charge. D’où des guerres et des sous-guerres civiles. Le fait est nouveau. Je ne dis pas permanent. Je pense que nous nous trouvons dans une situation de transition entre deux phases du développement social, un peu comme entre les deux guerres mondiales. On se doutait que cela ne pourrait pas durer, mais on ne savait pas comment on allait en sortir. Je reste, il est vrai, plutôt pessimiste car le plus grand problème de l’humanité, celui du climat, devra être résolu, et pour cela, il faudrait des institutions qui n’existent pas. La globalisation a connu des avancées énormes dans tous les domaines, sauf un, la politique !
Vous parlez de dissolution des identités nationales et, cependant, en Amérique latine, les expériences de Chavez au Venezuela, de Morales en Bolivie, de Correa en Équateur, et même, en Europe, les refus par référendums de la constitution libérale, ne montrent-ils pas qu’il y a des histoires, des cultures, des acquis qui résistent à ce processus de dissolution ?
Eric Hobsbawm. Il n’existe pas de conscience européenne et encore moins de conscience mondiale, sauf parmi des minorités infimes. Il se développe des acteurs mondiaux très puissants comme les firmes multinationales et, de l’autre côté, mais bien plus modestement, des acteurs politiques comme les ONG ou les mouvements altermondialistes. Au niveau mondial, il y a des populations mais pas de peuple. Et voilà, c’est là l’énorme problème.
La fin des empires identifiés à des idéologies signifie-t-elle la mort des idéologies comme on en parle depuis des années ?
Eric Hobsbawm. Il faut séparer les deux, les empires et les idéologies. Il y a eu un affaiblissement, même catastrophique, de la grande tradition politique et idéologique en Europe occidentale, celle des Lumières, du socialisme, y compris du communisme, comme quelque chose qui a inspiré les gens. Et qui était devenu, en effet, le plus grand élément de l’avancée, parmi d’autres, de la démocratie. Je rappelle qu’à l’époque de la deuxième internationale, les partis sociaux-démocrates, alors plutôt marxistes, organisaient des grèves, en Suède, en Belgique, notamment, pour le suffrage universel. Ils ne poussaient pas seulement la démocratie, ils étaient des écoles de démocratie. On allait dans ces partis pour apprendre, pour s’éduquer. Cette tradition s’est nettement dégradée depuis les années 1970.
Cette base historique est-elle morte ?
Eric Hobsbawm. Elle n’est pas morte. Elle a beaucoup régressé. Avec la globalisation, l’État a beaucoup perdu de sa capacité à contrôler l’économie et le mouvement ouvrier, l’arme qui consistait à faire pression sur le gouvernement pour obtenir des réformes. Et, simultanément, les anciennes classes ouvrières se sont effritées. Il existe une exception, ce sont les Amériques, particulièrement en Amérique latine où les anciennes valeurs sont encore évidentes.
Des valeurs révolutionnaires ?
Eric Hobsbawm. Des valeurs révolutionnaires. Ils se sont donné des gouvernements qui se référent à cette tradition. C’est aussi le cas dans certaines régions des Indes.
Et, dans le cas de la France, comment appréciez-vous les secousses sociales en cours, l’hostilité au capitalisme qui s’exprime avec la crise ?
Eric Hobsbawm. En France, le socialisme, le communisme ont été un socialisme, un communisme d’action, de lutte. Cette tradition est toujours là.
Vous qui avez vécu le nazisme et le communisme, comment réagissezvous au vote du Parlement européen qui, décrétant une journée contre le totalitarisme à la date anniversaire du pacte germano-soviétique de 1939, amalgame les deux ?
Eric Hobsbawm. C’est idiot. Je n’ai déjà pas beaucoup de considération pour le Parlement européen. Son initiative est inepte.
L'Humanité - 21.05.09
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