S’il est souvent difficile, au cas par cas, de produire la preuve d’une discrimination raciste, il existe en revanche des indices multiples qui permettent d’établir le caractère systémique et massif du phénomène.
Pour ne parler que de l’emploi, au-delà des témoignages de victimes, qui sont innombrables, certains chiffres sont parlants. On sait par exemple que de 1975 à 1990, 40% des postes de travail occupés par les étrangers dans l’industrie ont été supprimés, ce qui correspond au licenciement de plus d’un demi million de salariés. De 1980 à 1984, le chômage a augmenté de 5% pour les Français et de 18% pour les étrangers. Tous les chiffres indiquent la même chose : les immigrés ou leurs enfants ont été, à l’occasion de cette crise économique, les premiers licenciés et les derniers embauchés [1].
En 1999, le taux de chômage était trois fois plus élevé chez les étrangers non-européens que chez les Français (29,3% contre 9,5%). Et celui des hommes issus de l’immigration maghrébine était trois fois plus élevé que celui des hommes dont les deux parent étaient nés en France (27,8% contre de 9,8%). Quant aux femmes descendantes de parents maghrébins, leur taux de chômage était 1,5 fois plus élevé que celui des femmes dont les deux parents étaient nés en France (24,6% contre 13,1%). Selon la même enquête, l’obtention d’un diplôme du supérieur n’annule aucunement l’effet des discriminations : si l’on ne considère que les diplômé-e-s du supérieur, le taux de chômage des femmes issues de l’immigration maghrébine est deux fois plus élevé que celui des hommes dont les deux parents sont nés en France [2].
Une enquête menée par l’INED en 2005 révèle la persistance de cette discrimination systémique : chez les hommes notamment, le taux de chômage est près de trois fois plus élevé chez les immigrés venant d’Algérie, d’Afrique subsaharienne et de Turquie que chez les Français eux-même enfants de Français (respectivement 29%, 27% et 25%, contre 10%), et plus de deux fois plus élevé chez les Français de parents algériens, subsahariens et turcs que chez les enfants de deux parents français (respectivement 23%, 19% et 21%, contre 10%) [3]. Cette enquête établit également que 32% des femmes marocaines et tunisiennes occupent un emploi précaire, alors que la proportion est de 19 pour les femmes françaises dont les deux parents sont français.
En 2008, le taux de chômage des résidents étrangers demeure deux fois plus élevé que celui des nationaux (17,8% contre 8,8%), et celui des immigrés 1,7 fois plus élevé que celui des autochtones (14,7% contre 8,6%). Et là encore, l’écart ne saurait s’expliquer uniquement par une moindre qualification des étrangers ou des immigrés, puisque, en 2008 comme en 1999, il est encore plus marqué lorsqu’on compare les Français, immigrés et étrangers dotés de diplômes élevés [4].
Enfin, un testing à grande échelle mené en 2006 par le chercheur Jean-François Amadieu sur des offres d’emploi commerciaux et technico-commerciaux de niveau BTS [5] a révélé qu’à lieu de résidence, âge, sexe et CV équivalents, les candidats dotés d’un prénom et d’un nom d’origine maghrébine avaient six fois moins de chances de recevoir une convocation pour un entretien d’embauche : ils n’ont reçu que 5% de réponses positives, contre 29% pour les « candidats de référence » [6].
Ce résultat fait du groupe des « maghrébins » le groupe le plus discriminé après les handicapés (qui ont reçu 2% de réponses positives), plus discriminé notamment que les hommes de plus de cinquante ans, les hommes d’« apparence disgracieuse », les habitants d’une cité stigmatisée et les femmes (qui ont reçu respectivement 8%, 13%, 17% et 26% de réponses positives). Et là encore, le fait de détenir des diplômes de niveau plus élevé ne réduit pas le risque d’être discriminé – pas plus que le fait de postuler dans un secteur où les employeurs peinent à trouver des candidats suffisamment qualifiés.
Et encore l’enquête n’a-t-elle pas testé d’autres profils, sans doute encore plus discriminés, comme les Noir-e-s ou les femmes musulmanes portant le foulard [7]. Un tel oubli – que l’ensemble des forces antiracistes ont à leur tour oublié de remarquer – constitue d’ailleurs en lui même une preuve supplémentaire de l’existence d’un très massif consentement à la discrimination.
Au regard de l’ampleur de ces discriminations, le nombre de condamnations annuelles est dérisoire (deux en 1992, 1994 et 1995, une seule en 1993, zéro en 1995, deux en 2001 [8]). Quant aux sanctions, elles sont on-ne-peut-plus légères, surtout lorsqu’on les mesure au préjudice causé : la privation d’un emploi. Il s’agit généralement d’amendes d’un montant qui varie entre 300 et 1500 euros, de peines de prison avec sursis relativement rares et ne dépassant pas trois mois, et de dommages et intérêts d’un montant qui varie entre 300 et 900 euros. La privation des droits civiques n’est jamais prononcée, ni la prison ferme.
Les pouvoirs publics se retranchent derrière la difficulté d’apporter la preuve de la discrimination, mais sans engager la moindre politique publique permettant d’y remédier : les opérations de testing demeurent rarissimes, et menées exclusivement par des équipes de chercheurs ou par des associations antiracistes, aux moyens fatalement limités. Aucune « police de la discrimination » n’a été imaginée, pas plus qu’un corps spécifique d’inspecteurs du travail. Les autorités mettent systématiquement l’accent sur la nécessité d’« éduquer » et de « prévenir », afin de « faire évoluer les mentalités », sans se soucier de la quasi-absence de répression, et cela au moment même où la répression supplante la prévention pour le traitement de la petite délinquance – celle dont peuvent se rendre auteurs les jeunes issus des quartiers populaires et de l’immigration, par ailleurs victimes de la discrimination !
Des tables rondes sont organisées avec un patronat qu’on sait massivement coupable de discrimination, afin d’encourager les « bonnes pratiques » de « promotion de la diversité » – alors que ce type de bienveillance pédagogique est aujourd’hui devenu inconcevable face à toute autre forme de délinquance. Il faut se rendre à l’évidence : la discrimination est non seulement massive, mais aussi largement tolérée. D’autant plus massive, précisément, qu’elle est massivement tolérée et jouit, de ce fait, d’une quasi-impunité.
Enfin, à cette remarquable tolérance pour des formes de discriminations « par la race, l’ethnie ou la religion » théoriquement proscrites par la loi, vient s’ajouter une injustifiable discrimination légale sur plus de 30% des emplois disponibles : une condition de nationalité interdit aux « non-ressortissants de l’Union européenne » tout accès aux emplois de la fonction publique, des entreprises sous contrat et de nombreux autres secteurs comme le Droit et le commerce [9]. Cette discrimination légale – que significativement, aucun parti de gouvernement ne remet en question [10] – a pour effet non seulement d’entraver plus durement encore l’insertion professionnelle des résidents étrangers originaires d’Afrique ou d’Asie, mais aussi d’apporter une précieuse légitimation à un principe qu’on qualifie souvent de lepéniste : la « préférence nationale ».
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