À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

15/04/2011

Casino Royale – starring Jean-Charles Naouri



 [1]

Il est à l’aise, Jean-Charles Naouri. Droit dans ses escarpins. On sent le parfait technocrate, tacticien froid qui jamais ne se laisse embarquer dans un débat risquant de tourner aigre. Pas le temps pour les bavardages, les coupages de cheveu en quatre – seuls les chiffres comptent. De son pupitre de la salle Wagram – dorures et lustres –, il domine la mêlée, regard perçant vers les importuns, dédain affiché. César contemplant la plèbe, royal. S’il ne se donne même pas la peine de répondre aux accusations formulées par notre petite troupe, de croiser le fer, c’est qu’il est par définition le gagnant, le winner absolu : le groupe dont il est PDG, Casino, ne pèse-t-il pas 29 milliards de chiffre d’affaire ? Qu’on cesse de l’importuner avec des détails, des histoires de « débâcle social  » ou de « détresse humaine » : il est au-dessus de tout ça.
Dans la salle, les petits actionnaires de Casino, environ 150 pékins grisonnants, prennent son parti, crient au scandale, huent à qui mieux-mieux. Le lynchage par grabataires interposés n’est pas loin. Et quand une armée de vigiles évacue de force les importuns, les petits actionnaires manifestent bruyamment leur contentement : force reste à la finance, ils vont pouvoir courir au buffet gratos et s’y battre pour les petits fours. Humanité au rabais – c’est Balzac qu’on ressuscite. Triste.

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Pourtant, la démarche, initiée par le journal Fakir et soutenue par l’émission radio Là-bas si j’y suis, semblait prometteuse, possiblement joyeuse : profiter de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de Casino pour demander des comptes à son PDG, le business killer Jean-Charles Naouri. Au menu des doléances : le traitement réservé par le groupe aux gérants de Petit Casino, non-salariés essorés par des impératifs comptables inhumains et une intense pression (selon L’Express, « au moins 5 % des ex-gérants de Petit Casino sont en procès avec le groupe  ») ; l’énorme plus-value (50 millions d’euros [2]) empochée par Naouri quand il liquida purement et simplement Moulinex en 1994 – des milliers d’ouvriers pour victimes ; la politique du même Naouri, menée de 1984 à 1986, quand il était directeur de cabinet au ministère de l’Économie, co-inspirateur avec Béregovoy d’un « big-bang » de la finance qui précipita tout droit l’Hexagone dans le règne du néo-libéralisme et du fric fou, tout ça en douce [3]. Bref, il y avait matière à protester. D’autant que des gérants de Petit Casino et des anciens de Moulinex accompagnaient la troupe, remontés comme des coucous. Serrage de coude et motivation, dans la plus pure tradition Fakir – « À la fin, c’est nous qu’on va gagner [4 ».
L’année dernière déjà, une petite troupe s’était invitée à l’Assemblée générale de Casino. Épisode croquignolet, raconté notamment dans un double reportage de Là-bas si j’y suis (épisode 1 / épisode 2). Bombardé de questions, le PDG, 63e fortune du pays, avait alors fini par fuir l’Assemblée, déconfit. Fakir avait enfoncé le clou (uhuh) en publiant un bon article de fond sur Naouri – « Jean-Charles Naouri, l’économie Casino » – à la suite duquel des poursuites judiciaires furent engagées par le groupe contre l’émission de France Inter et contre le canard dissident (75000 euros demandés, plus d’infos ici).
Pour ce deuxième round, l’équipe de Fakir, facétieuse, a choisi un joli slogan : «  Ne fuyez plus, Monsieur Naouri !  » Problème : cette fois, les importuns sont attendus. Un nombre ahurissant de vigiles à l’entrée, dans la salle, dans les coulisses, au balcon... Certains filmant la petite troupe bigarrée à laquelle ils ne peuvent refuser l’accès (pour entrer, il suffit de posséder une action du groupe), d’autres zieutant d’un air méchant, regards bovins en goguette. Atmosphère.
Comme la petite troupe est bien élevée, elle attend la séance de questions, en fin d’assemblée, pour passer à l’attaque rhétorique. Deux heures d’attente qui en paraissent dix. On pense à Malcolm Lowry, écrivant dans Au-dessous du volcan : « Il releva de nouveau la tête ; non là où il était, il n’y avait nulle part où voler. Et ce fut comme si un chien noir s’était installé sur son dos, le pressant sur sa chaise. » Long, très long... Deux heures à parcourir des bilans comptables aux côtés de petits actionnaires gaga, pour beaucoup endormis dans leur fauteuil, sonotones et grognements d’aise quand un chiffre est particulièrement impressionnant. La grande fête du power-point à rallonge, avec slogans débiles à répétition - « Casino, nourrir un monde de diversité  » ; « Être commerçant c’est aimer les gens ». Pour réveiller les présents, quelques pubs à la gloire du groupe sont diffusées par un écran géant : on y voit des gens sains et beaux courir dans des rues propres, des Vietnamiens heureux de découvrir les filiales Casino, des Colombiens sauvés de la faim par le mécénat Casino, tout ce beau monde arborant des joues roses, des yeux pétillants et la banane des grands jours - oui, la vie est belle avec Casino. D’autant que, cerise sur le jackpot, les résultats sont satisfaisants, avec notamment une croissance à l’internationale qui balance du steak. Moment d’anthologie, les auto-congratulations sur les RSE (responsabilité sociale d’entreprise) ne dépareraient pas dans la grande encyclopédie de l’enfumage généralisé : Naouri explique comment Casino fait du développement durable, booste son éthique, blabla. Et puis, rebelote, encore des visages heureux, des chiffres abscons, c’est interminable, on gigote dans les fauteuils, au supplice, alors que Naouri est placide - on dirait une machine. À côté de lui, ses lieutenants prennent la relève par moments, tellement artificiels et dénués de vie qu’on songe à la possibilité d’automates concoctés pour l’occase.
Puis - Alléluia - arrive la séance de questions. Normalement, la loi prévoit que n’importe quel actionnaire peut prendre la parole. Règle de base. Là : non. Les hôtesses qui distribuent les micros ont été briefées, elles ignorent les mains levées en masse de notre côté, refusent de nous laisser la parole. Conciliabules, regards en coin, tension sous-jacente – le temps passe. Finalement, décision est prise – au vote – de passer au forcing : on remonte l’allée centrale sous les regards suspicieux pour aller buter sur une haie de vigiles, et François Ruffin apostrophe Naouri : « Pourquoi on ne peut pas poser de questions ? C’est notre droit, on est actionnaires ! » Pagaille, un temps, avant que Naouri, fin stratège, ne lâche du mou : « Allez-y, posez votre question ». Impressionné (ambiance über-hostile), le premier gérant de Petit Casino à prendre la parole bafouille un peu. Les premiers cris d’hostilités fusent. Les cinq minutes qui suivent sont glauques. Autour de la petite troupe debout dans l’allée, les gens conspuent, en appellent à l’autorité suprême – «  M. Naouri, faites quelque chose !  » –, râlent en chœur, reprennent les micros pour des questions de la plus haute importance - « M. Naouri, je m’interroge, les bons d’achat offerts, ils sont utilisables dans tous les magasins du groupe ? »... La représentante de Moulinex, qui tente d’évoquer le désastre humain provoqué par un PDG empochant des millions, se fait même expédier d’un « Vous avez fait perdre de l’argent aux actionnaires !  », aboyé par un actionnaire. Ambiance. Naouri, quand il consent à répondre aux questions, se focalise sur François Ruffin et son blog, explique que c’est la croisade d’un homme seul, évoque même de possibles intérêts cachés ( ???), souligne que la CGT renierait cette action (faux : la CGT Petit Casino a dit son plein soutien)...
Avant que les vigiles ne nous mettent dehors, dans la bousculade, petit plaisir rescapé, on a quand même le temps de chanter un refrain spécialement composé pour l’occasion, sur l’air de l’Internationale :
« Debout les petits actionnaires
Debout les gérants d’magasins,
Ici résonne notre colère
Aux financiers mordons la main !
C’est la lutte à Jean-Charles
Groupons-nous et demain
L’assemblée générale
Sera dans le pétrin
 »
Succès limité dans les travées... Une fois dehors, on discute. Une ancienne de Moulinex, qui m’avait gentiment fait entrer dans les lieux en me faisant passer pour son fils, ne cache pas sa colère : « Ces gens, ces petits actionnaires, ils se croient investis d’un pouvoir parce qu’ils possèdent quelques actions, et ils craignent qu’on le leur retire. C’est vraiment triste. Oser dire que Moulinex a fait perdre de l’argent aux actionnaires... ils n’ont vraiment peur de rien. »
En partant, un petit goût de défaite colle aux baskets. Pas de débat constructif, rejet total de l’action par les petits actionnaires, Naouri serein... Malgré tout, pas question de remettre en question la démarche. Après tout, si ce genre d’actions se généralisait, si davantage de lésés venaient demander des comptes aux dirigeants sans scrupules, la pression changerait de camp. La peur aussi. De Casino Royale à Battle Royale [5]...

Notes

[1] Photo datant de la précédente assemblée générale, millésime 2010.
[2] Seulement 25 millions selon lui.
[3] Christine Rimbaud cite Naouri dans sa biographie de Bérégovoy : «  On ne voulait pas donner l’idée qu’il y avait un grand mouvement, parce qu’on aurait fait peur. Au contraire, on a fait cela très éparpillé, très morcelé, pour qu’il ne se constitue pas une opposition unie contre nous  ».
[4]
[5]

http://www.article11.info/spip/Casino-Royale-starring-Jean

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