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13/04/2011

A quoi sert l’éducation secondaire ? - Volte-face d’une ministre américaine

Diane Ravitch - Chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de New York. Elle a notamment publié The Death and Life of the Great American School System : How testing and Choice Are Undermining Education, Basic Books, New York, 2010

Lorsque je suis entrée dans l’administration de M. George H. W. Bush, en 1991, en tant que vice-ministre de l’éducation, je n’avais aucune idée arrêtée sur la question du « libre choix » en matière d’éducation ou sur celle de la responsabilisation des enseignants. Mais, lorsque j’ai quitté le gouvernement deux ans plus tard, je défendais le principe de la rémunération au mérite : j’estimais que les enseignants dont les élèves obtenaient les meilleurs résultats devaient être mieux payés que les autres. Je soutenais aussi la généralisation des tests d’évaluation, qui me semblaient utiles pour déterminer avec précision quelles écoles avaient besoin d’une aide supplémentaire. J’applaudis donc des deux mains quand, en 2001, le Congrès vota un texte allant en ce sens, la loi NCLB (« No Child Left Behind », pas d’enfant laissé sur le bord du chemin), et de nouveau lorsque, en 2002, le président George W. Bush signa son entrée en vigueur.
Aujourd’hui, en observant les effets concrets de ces politiques, j’ai changé d’avis : je considère désormais que la qualité de l’enseignement que reçoivent les enfants prime sur les problèmes de gestion, d’organisation ou d’évaluation des établissements.
La loi NCLB exige que chaque Etat évalue les capacités de lecture et de calcul de tous les élèves, de l’équivalent du CE2 à celui de la quatrième. Les résultats de chaque établissement sont ensuite ventilés en fonction de l’origine ethnique, du niveau de maîtrise de l’anglais, de l’existence éventuelle de handicaps et du revenu parental. Dans chacun des groupes ainsi constitués, un résultat de 100 % de réussite aux tests doit être atteint avant 2014. Si, dans une école, un seul de ces groupes n’affiche pas de progrès constants vers cet objectif, l’établissement est soumis à des sanctions dont la sévérité va croissant. La première année, l’école reçoit un avertissement. Puis tous les élèves (même ceux qui ont de bons résultats) se voient offrir la possibilité de changer d’établissement. La troisième année, les élèves les plus pauvres peuvent bénéficier de cours supplémentaires gratuits. Si l’école ne parvient pas à atteindre ses objectifs dans une période de cinq ans, elle s’expose à une privatisation, à une conversion en charter school (voir plus loin), à une restructuration complète ou, tout simplement, à une fermeture. Les employés peuvent alors être licenciés. Actuellement, environ un tiers des écoles publiques du pays (soit plus de trente mille) ont été cataloguées comme n’accomplissant pas de « progrès annuels satisfaisant s ».
Point crucial, la loi NCLB a laissé les Etats définir leurs propres modes d’évaluation. Ce qui a conduit certains d’entre eux à abaisser leur niveau d’exigence… de façon à permettre aux élèves d’atteindre plus facilement les objectifs. En conséquence, les améliorations du niveau scolaire affichées localement ne se traduisent pas toujours dans les tests fédéraux.
Le Congrès oblige les écoles à soumettre aléatoirement certains de leurs élèves à une évaluation nationale, le National Assessment of Educational Progress (NAEP), de manière à pouvoir comparer les résultats obtenus avec ceux fournis par les Etats. Ainsi, au Texas, où l’on se félicite d’un véritable miracle pédagogique, les scores en lecture stagnent depuis dix ans. De la même façon, alors que le Tennessee chiffrait à 90 % la part de ses élèves ayant atteint les objectifs de l’année 2007, l’estimation du NAEP — 26 % — s’avéra moins flatteuse.
Des milliards de dollars ont donc été dépensés pour mettre au point — puis faire passer — les batteries de tests nécessaires à ces différents systèmes d’évaluation. Dans nombre d’écoles, les enseignements ordinaires s’interrompent plusieurs mois avant la tenue des examens pour céder la place à la préparation intensive qui leur est consacrée. De nombreux spécialistes ont établi que tout ce travail ne bénéficie pas aux enfants, lesquels apprennent davantage à maîtriser les tests que les matières concernées.
Malgré le temps et l’argent investis, les scores au NAEP n’ont guère augmenté. Parfois, ils ont tout simplement stagné. En mathématiques, les progrès étaient même plus importants avant l’adoption de la loi NCLB qu’après. En lecture, le niveau se serait amélioré pour l’équivalent du CM1. Pour l’équivalent de la quatrième, les scores de 2009 sont les mêmes que ceux de 1998.
Cependant, le problème principal, ce ne sont pas les résultats eux-mêmes ni la manière dont les Etats et les villes manipulent les tests. La véritable victime de cet acharnement, c’est la qualité de l’enseignement. La lecture et le calcul étant devenus prioritaires, les enseignants, conscients que ces deux matières décideront de l’avenir de leur école et… de leur emploi, négligent les autres. L’histoire, la littérature, la géographie, les sciences, l’art, les langues étrangères et l’éducation civique sont relégués au rang de matières secondaires.
Depuis une quinzaine d’années, une autre proposition a piqué l’imagination de puissantes fondations et d’opulents représentants du secteur patronal : le « libre choix », qui s’incarne notamment dans les charter schools dont l’idée a germé à la fin des années 1980. Ces établissements ont depuis formé un vaste mouvement, qui regroupe un million et demi d’élèves et plus de cinq mille écoles. Financées par de l’argent public mais gérées comme des institutions privées, elles peuvent se soustraire à la plupart des réglementations en vigueur dans le système public. Ainsi, plus de 95 % d’entre elles refusent d’engager des enseignants syndiqués. Et, lorsque l’administration de l’Etat de New York a voulu auditer les charter schools qu’il avait autorisées, celles-ci sont allées en justice pour l’en empêcher : l’Etat devait leur faire confiance et les laisser procéder elles-mêmes à cet audit.
Le niveau de ces écoles est très inégal. Certaines sont excellentes, d’autres, catastrophiques. La plupart se situent entre les deux. Une seule évaluation en a été faite à l’échelle nationale, celle de Margaret Raymond, économiste à l’université de Stanford (1). Pourtant financée par la Walton Family Foundation, farouche partisane des charter schools, elle révèle que seuls 17 % de ces établissements affichent un niveau supérieur à celui d’une école publique comparable. Les 83 % restants obtiennent des résultats similaires ou inférieurs. Aux examens du NAEP en lecture et en mathématiques, les enfants fréquentant des charter schools obtiennent les mêmes scores que les autres, que l’on s’intéresse aux Noirs, aux Hispaniques, aux pauvres ou aux élèves habitant dans les grandes villes. Nonobstant, le modèle fait figure de remède miracle à tous les problèmes du système éducatif américain. Pour la droite bien sûr, mais aussi pour bon nombre de démocrates. Ces derniers ont même formé un groupe de pression, les Démocrates pour la réforme de l’éducation.
Certaines charter schools sont dirigées par des intérêts privés, d’autres par des associations à but non lucratif. Leur modèle de fonctionnement repose sur un fort taux de renouvellement du personnel, car les enseignants doivent travailler énormément (parfois soixante ou soixante-dix heures par semaine) et laisser leur téléphone portable allumé afin que les élèves puissent les joindre à tout moment. L’absence de syndicats facilite de telles conditions de travail.
Lorsque les médias s’intéressent au sujet, ils se focalisent très souvent sur des établissements exceptionnels. Intentionnellement ou non, ils donnent alors l’image de véritables « paradis » peuplés d’enseignants jeunes et dynamiques et d’élèves en uniforme, aux manières impeccables et tous capables d’entrer à l’université. Mais ces reportages négligent certains facteurs déterminants. Tout d’abord, les établissements de bon niveau recrutent leurs élèves dans les familles les plus mobilisées scolairement. Ensuite, ils acceptent moins d’élèves de langue maternelle étrangère, handicapés ou sans domicile fixe, ce qui leur donne un avantage par rapport aux écoles publiques. Enfin, ils ont le droit de renvoyer dans le public les éléments qui « font tache ».
Quand le mouvement en faveur des charter schools a pris son essor, il reposait sur la certitude que ces établissements seraient fondés et animés par des enseignants courageux et désintéressés, qui iraient à la rencontre des élèves les plus en difficulté. Libres d’innover, ils pourraient apprendre à mieux aider ces élèves et feraient bénéficier l’ensemble de la communauté des connaissances acquises lorsqu’ils réintégreraient le système public. Mais aujourd’hui ces établissements rivalisent ouvertement avec les écoles publiques. A Harlem, les établissements publics doivent lancer des campagnes de communication auprès des parents. Les budgets de 500 dollars (ou moins) qu’elles consacrent aux plaquettes et aux brochures promotionnelles font pâle figure à côté des 325 000 dollars alignés par le puissant groupe qui tente de les chasser du secteur.
En janvier 2009, lorsque l’administration de M. Barack Obama parvint au pouvoir, j’étais persuadée qu’elle annulerait la loi NCLB et repartirait sur des bases saines. C’est le contraire qui s’est produit : elle a épousé les idées et les choix les plus dangereux de l’ère George W. Bush. Baptisé « Race to the Top » (Course vers le sommet), son programme fait miroiter des subventions de 4,3 milliards de dollars à des Etats pris à la gorge par la crise économique. Pour bénéficier de cette manne, ces derniers doivent supprimer toute limite légale à l’implantation des charter schools. Ainsi, leur expansion vient réaliser le vieux rêve des businessmen de l’éducation et des partisans du tout-marché, qui aspirent à démanteler le système public.
Or, il est absurde d’évaluer les enseignants selon les résultats des élèves, car ceux-ci dépendent bien sûr de ce qui se passe en classe, mais aussi de facteurs extérieurs tels que les ressources, la motivation des élèves ou le soutien que peuvent leur apporter les parents. Pourtant, seuls les enseignants sont tenus pour responsables. Quant à la « transformation » des écoles en difficulté, il s’agit d’un euphémisme destiné à masquer le même type de mesures que celles imposées par la loi NCLB. Si les résultats ne s’améliorent pas rapidement, les établissements sont transférés à l’Etat concerné, fermés, privatisés ou transformés en charter schools. Lorsque les autorités de l’Etat de Rhode Island ont annoncé leur intention de licencier tout le personnel enseignant du seul lycée de la ville de Central Falls, leur décision a été applaudie par le secrétaire d’Etat à l’éducation, M. Arne Duncan, et par le président démocrate lui-même. Récemment, le personnel a été réembauché, à condition d’accepter de faire de plus longues journées et de fournir davantage d’aide personnalisée aux élèves.
L’accent mis par l’administration Obama sur l’évaluation a poussé les Etats à modifier leur législation dans l’espoir d’obtenir les fonds fédéraux dont ils ont cruellement besoin. La Floride vient de voter une loi qui interdit le recrutement d’enseignants débutants, fait dépendre la moitié de leur salaire des résultats de leurs élèves, supprime les budgets alloués à la formation continue et finance l’évaluation des élèves en prélevant 5 % sur le budget scolaire de chaque circonscription. Parents et enseignants ont uni leurs forces et sont parvenus à convaincre le gouverneur, M. Charlie Crist, de ne pas signer la loi, ce qui a probablement mis fin à sa carrière au sein du Parti républicain. Mais des mesures semblables sont prises un peu partout dans le pays.

(1) « Multiple choice : Charter school performance in 16 states », PDF, Center for Research on Education Outcomes (Credo), Stanford University, juin 2009. 

Ce texte a été initialement publié dans The Nation (New York) du 14 juin 2010, sous le titre « Why I changed my mind ».

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/10/RAVITCH/19750

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