Bonne nouvelle, on est en passe de reconnaître qu’avoir peiné au travail a des effets sur la qualité et la longueur de la retraite ! Mauvaise nouvelle : par un tour de passe-passe de vocabulaire, on va limiter cette reconnaissance par le biais d’une définition médicale de la santé au travail qui renvoie plus aux luttes de l’ère industrielle qu’aux enjeux contemporains. Avant même la réforme actuelle du financement des retraites, «pénibilité(s) du travail» est une expression qui a fait consensus entre patronat, syndicats et gouvernement. Classique : pour établir un compromis entre intérêts divergents et le faire entrer dans les institutions, préférence est souvent donnée aux mots polysémiques, auxquels chacun donne le sens qu’il veut. Et pourtant…
Depuis une dizaine d’années, un bilan critique s’est imposé avec force sur la dureté nouvelle du travail. Vingt-cinq ou trente ans de changements des méthodes managériales, des technologies, des organisations du travail font que les conditions de travail ne sont plus celles qui avaient fait l’objet d’une régulation institutionnelle au plus fort de la domination du monde industriel et de la condition ouvrière. Le travail, même s’il est plus en col blanc qu’auparavant, ne s’est pas allégé. Il est dur, autrement qu’avant. Quand il ne salit pas, n’use pas les mains (encore qu’explosent les troubles musculo-squelettiques !), il n’en confronte pas moins les salariés à des atteintes répétées, éventuellement microscopiques et peu visibles, mais fortement ressenties par les intéressés : remarques désobligeantes, attitudes de mépris, sentiment de ne pas en avoir fait assez dans le cours de la journée. Dans la «relation de service» notamment, les autres nous infligent – et nous nous infligeons nous-mêmes – des tensions que, aujourd’hui, on ne sait pas bien réguler.
Dans le travail d’aujourd’hui, on a l’impression de se donner, de se vider, d’y épuiser toute son énergie, sans que rien ni personne ne vienne y opposer des limites. Et plus encore en France, avec des relations sociales tendues, fondées sur la méfiance et où on ne parvient pas à mettre en discussion les conditions dans lesquelles on travaille, les salariés se déclarent plus qu’ailleurs impatients d’en finir avec le boulot. En somme, ces salariés finissent par déclarer le travail proprement insupportable, insoutenable. Tant qu’on se contentera de le traiter vaguement comme «pénible», on n’aura pas traité le fond du malaise.
Pour le gouvernement, «pénibilité» est le terme qui sert à contenir le risque de débordement budgétaire d’une compensation qui concernerait trop de salariés prétendant ne pas pouvoir tenir longtemps «sur ce régime» : pêle-mêle, les infirmières, les enseignants ayant exercé en ZEP, les policiers ayant été affectés dans des villes sensibles, les cadres stressés par la pression des indicateurs de performance… Mais le problème n’est-il pas que le travail en soit venu à être insupportable, comme une course d’endurance sur toute la durée de laquelle on ne se verrait pas tenir ? Les salariés souffrent surtout de ne pas pouvoir faire entendre, discuter et réguler l’engagement qui leur est demandé, l’énergie qu’ils accepteraient volontiers de donner s’ils n’avaient le sentiment que c’est à fonds perdus et toujours dans le même sens.
Bien sûr, il faut en finir avec les pénibilités du travail, ces tensions qui transforment aujourd’hui le travail en épreuve. Mais, pour cela, il faut en finir avec les «pénibilités du travail», ce concept flou qui empêche de mettre en discussion les façons dont on travaille aujourd’hui et de réfléchir aux limites qui permettraient de doser un peu moins en apprentis sorciers la sollicitation des corps, des esprits, des volontés de bien faire. Autant dire aussi que, dans le face-à-face actuel entre un gouvernement et des syndicats, autour d’une réforme des retraites, on voudrait bien entendre également le patronat, sur une autre matière : les conditions de travail.
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